Les émigrés tunisiens en France, qu’ils soient réguliers ou irréguliers, partagent les mêmes aspirations et les mêmes inquiétudes. Ils suivent de près la situation instable dans leur pays, la Tunisie, tout en faisant face, cahin-caha, aux défis de l’intégration dans le pays d’accueil. Si certains préfèrent rester à l’écart de la communauté et de ses problèmes, d’aucuns ne se hasardent pas à trop s’éloigner des regroupements de Tunisiens et d’autres communautés d’origines arabo-africaines dans la banlieue parisienne.
Près d’un million d’émigrés tunisiens vivent et travaillent en France. Le degré d’attachement au pays d’accueil varie : certains se sont installés définitivement ou cherchent à le faire, tandis que d’autres viennent passer quelques années pour travailler ou pour poursuivre des études, tout en projetant de retourner un jour au pays. Dans les deux cas, l’émigré tunisien est tenu de suivre l’actualité aussi bien dans le pays d’accueil que dans son pays d’origine, pour être toujours à la page sur tout ce qui a trait aux conditions de vie, aux droits et aux libertés. C’est dire, en fait, à quel point il tient à garder ses attaches avec les deux rives de la Méditerranée.
Selon des études de l’Institut national de la statistique (INS), le niveau d’instruction de la communauté tunisienne en France a augmenté par rapport aux décennies précédentes. Aujourd’hui, les médecins tunisiens représentent 10 % des diplômés hors Union européenne en France, venant juste derrière l’Algérie. Et leur nombre augmente rapidement pour atteindre plus de 1500 en 2023, soit cinq fois plus qu’en 2010, selon les données du Conseil national de l’ordre des médecins français. Ces chiffres illustrent une évolution dans les catégories de migrants, avec un nombre grandissant de personnes ayant fait des études supérieures. Ce qu’on appelle en Tunisie « la fuite des cerveaux ». Sachant que 39 000 ingénieurs tunisiens ont également émigré de 2015 à 2023, dont un grand nombre vers la France, qui accueille des ingénieurs de diverses nationalités. Les ingénieurs tunisiens spécialisés en informatique et technologies de l’information représentent environ 2% de l’ensemble des ingénieurs travaillant dans des entreprises françaises ou basées en France. Nous sommes donc face à une communauté diversifiée en termes de profils de catégories : chômeurs à la recherche d’un emploi, ouvriers, techniciens spécialisés, étudiants, cadres supérieurs, et tant d’autres profils de formations différentes.
Rester mobilisés
Lors d’une rencontre qui a réuni des activistes tunisiens à Paris, les débats se sont focalisés sur la question des papiers, la nationalité, la loi sur l’immigration, la montée de l’extrême-droite et le cas des migrants en situation irrégulière. Les discussions ont aussi porté sur les dernières nouvelles du pays, en s’étalant sur le déclin des libertés, les procès d’opinion et la réactivation impromptue de la loi sur les bonnes mœurs. Les participants ont également évoqué la politique de l’État tunisien et ses accords avec les pays de l’UE concernant le rapatriement des migrants en situation irrégulière. Ils n’ont pas manqué de pointer la politique des autorités envers les migrants originaires d’Afrique subsaharienne, empreinte de violence et de discours racistes. Les signes de scepticisme et de désarroi se lisaient sur tous les visages : peur à la fois d’une confrontation avec l’extrême droite en France, et de cette chape de plomb qui s’abat sur la Tunisie.
Le militant et réfugié politique Walid Bourouis exprime cette inquiétude en rappelant qu’il appartient à une génération, celle des années 1980, qui a vécu des crises et des défis politiques, économiques et sociaux pendant des décennies, avec un chômage endémique chez les jeunes, des taux de croissance au plus bas et un niveau de vie lamentable. En plus de la répression des libertés et de l’absence de démocratie. Il a également été témoin de l’ouverture politique post-2011, puis de la remise en cause graduelle des mots d’ordre et des acquis de la révolution.
Tout cela nous préoccupe, confie-t-il. Et l’exil ne nous a pas empêchés de suivre de près la situation dans notre pays et de participer à des actions de soutien à la lutte pour la défense des droits et des libertés. Mais en même temps, nous sommes confrontés ici à d’autres types de défis, tels que la discrimination raciale et salariale dans certaines professions. Par exemple, il est très difficile d’accéder au marché du travail dans des professions telles que le journalisme, parce que les Français se croient supérieurs à nous sur le plan professionnel et intellectuel.
Cette discrimination dont parle Walid Bourouis a un nouveau visage. Les migrants africains et arabes en ont fait l’expérience face aux migrants ukrainiens accueillis récemment en France et hébergé dans les arrondissements les plus prestigieux du centre de Paris. En plus des logements, ces Ukrainiens bénéficient d’aides financières, tandis que les migrants arabes et africains sont souvent regroupés dans les banlieues, et beaucoup d’entre eux vivent sans abri ni protection sociale ou médicale. On les voit souvent dormir sur les trottoirs ou dans les stations de métro, durant les froides nuits parisiennes. Alors qu’au fond rien ne les distingue de ceux qui viennent d’Ukraine, fuyant les guerres, les conflits et la mal-vie. N’empêche qu’ils ne reçoivent pas le même traitement réservé aux Ukrainiens à la peau blanche. Cette ségrégation existe même au niveau des professionnels hautement qualifiés, tels que les médecins, ingénieurs ou techniciens supérieurs. Vous pouvez trouver un emploi, mais vous serez moins bien payé que votre collègue français ou européen !
A ce propos, Adel Latifi, écrivain et professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris III, estime que « les gens n’ont plus l’espoir de voir leur pays redressé, et depuis peu, ils ont peur. Certains se demandent s’ils peuvent rentrer au pays sans être inquiétés à cause de ce qu’ils écrivent sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux, car le décret 54 a semé la terreur chez les Tunisiens, où qu’ils se trouvent. C’est un état d’esprit qui reflète le climat de peur qui s’installe. » Pour Latifi, la situation actuelle est totalement à l’opposé de ce qui s’est passé en 2011, lorsque les Tunisiens sont revenus de l’exil en force pour s’installer, lancer des projets et s’engager dans la vie politique et associative. Il régnait alors un climat d’enthousiasme et d’espoir qui s’est rapidement dissipé.
L’émigration au centre du débat public
Le nombre de Tunisiens en France est estimé à 976 000, selon l’Office des Tunisiens à l’étranger. Ce qui en fait la communauté la plus importante par rapport à celles installées dans d’autres pays. La plupart d’entre eux mènent un rythme de vie professionnel intense, où le travail occupe la majeure partie de leur temps. En revanche, une minorité s’intéresse au débat public et aux mobilisations, que ce soit pour ce qui concerne la situation des libertés en Tunisie, le soutien à la Palestine, ou pour protester contre certaines politiques du gouvernement français. Nous avons retrouvé cette catégorie de personnes politisée lors des manifestations de l’opposition ou des associations tunisiennes actives dans le domaine de l’émigration, bien qu’en petit nombre. Les activistes avec lesquels nous nous sommes entretenus considèrent que l’engagement politique des Tunisiens de la diaspora depuis l’indépendance, et notamment depuis la période d’avant la révolution jusqu’à aujourd’hui, se limitait généralement à quelques dizaines d’activistes et de militants.
Youssef, un jeune de trente ans se confie sous couvert d’anonymat, en raison de son travail -il est collaborateur d’une institution publique française : « Pour moi, l’émigration se résume à une recherche de meilleures conditions de vie. Au début, on a de grands rêves, mais on est vite pris dans l’engrenage des problèmes professionnels et personnels, à commencer par celui des papiers de séjour, puis celui de l’intégration sociale. Or, tout cela demande beaucoup de temps. » Mais Youssef se dit davantage préoccupé par les questions politiques. « Le sujet de l’émigration, explique-t-il, est au centre du débat public en France, surtout avec la montée de l’extrême droite. Ce qui fait que les émigrés sont dans un état d’expectative et d’inquiétude. Ils ont peur d’éventuels changements des lois sur la résidence, la nationalité, le travail et l’accès aux soins, surtout pour les personnes en situation irrégulières. » Nous avons rencontré Youssef dans le quartier de Belleville, où il a travaillé pendant des années dans un restaurant, lorsqu’il était étudiant en master. C’est là qu’il retrouve ses amis et proches, réguliers ou sans-papiers, dans un café connu sous le nom de « Café des Tunisiens ». On n’y entend parler que de la Tunisie, la Tunisie de la vie chère et des procès, ou des lois sur l’immigration en France, de la discrimination, du risque d’expulsion pour les sans-papiers, du coût élevé de la vie. Parfois, les discussions tournent aussi autour du génocide à Gaza et du parti pris français en faveur de l’apartheid sioniste.
Youssef estime que, d’une manière générale, les problèmes en France et en Tunisie se ressemblent, seuls les contextes et les répercussions diffèrent. « Regardez ce qui arrive, en Tunisie, aux migrants et réfugiés subsahariens, martèle-t-il. Ils sont confrontés à de grandes difficultés, eux aussi, notamment à la violence officielle et sociétale. » Et d’ajouter :
Je ne vous cache pas que l’idée de retourner en Tunisie me traverse souvent l’esprit, mais j’y renonce rapidement. La situation politique et économique qui se dégrade, la répression, tout cela me dissuade. Par exemple, je fais plus attention à mes posts sur Facebook. Surtout quand on voit que des personnes sont poursuivies pour des publications ou des commentaires. Cela existe également ici en France, car à n’importe quel moment, on peut vous créer des ennuis, si vous êtes pro-palestinien. Et cela peut vous poser des problèmes de séjour ou de nationalité. Nous sommes donc condamnés à vivre tiraillés par les problèmes du pays d’origine et ceux du pays d’accueils.
Cette peur a poussé une partie des Tunisiens à se replier sur eux-mêmes et à s’occuper de leur famille et de leur avenir professionnel, certains d’entre eux ayant même cessé d’écrire sur Facebook, nous confie Adel Latifi. C’est aussi ce qui pousse de plus en plus de Tunisiens à demander l’asile politique, d’après même la presse française. Quant à la persécution dont font l’objet les partisans de la cause palestinienne, notre interlocuteur l’explique par « l’abattage médiatique en France au sujet du génocide à Gaza ». « Il y a, ajoute-il, une crainte que le soutien à Gaza soit perçu comme de l’antisémitisme. L’antisémitisme en France peut être comparé au décret 54 en Tunisie, c’est-à-dire que les autorités l’utilisent comme alibi pour réprimer des opposants. Même le simple fait de porter un keffieh palestinien est devenu suspect ici. »
La bataille de l’intégration
La forte présence des Tunisiens en France ne peut être expliquée uniquement par la proximité géographique. Les relations entre les deux pays, bien qu’inégales, remontent à bien avant la colonisation. La France cherchait à faire main basse sur la Tunisie et sa souveraineté, à l’époque où les puissances occidentales étaient en conflit avec l’Empire ottoman. Certains beys se sont rapprochés de la France dans l’espoir de s’affranchir de l’hégémonie ottomane. Puis vint la proclamation du protectorat français et la colonisation de la Tunisie, jusqu’à l’indépendance. Aujourd’hui, la valeur des échanges commerciaux entre la Tunisie et la France dépasse les 11 milliards d’euros en 2023, ce qui représente environ 20% du PIB de la Tunisie. La France est également le principal créancier de la Tunisie. La proximité géographique, la domination culturelle, la langue, l’histoire coloniale… autant de facteurs qui ont fait de ce pays une destination privilégiée pour les Tunisiens en quête d’une vie meilleure.
Nous avons rencontré Souheil, un migrant en situation irrégulière qui passe le plus clair de son temps à chercher un travail journalier, une chose très difficile pour quelqu’un dans sa situation. Il s’intéresse peu au débat politique en Tunisie ou en France, alors qu’il est ici depuis huit ans. Il était arrivé en France par la mer via l’Italie, et n’a toujours pas de papiers ni même un permis de séjour temporaire. Malgré cela, Souheil ne regrette pas la « harga » et considère que sa situation en France est meilleure qu’en Tunisie.
Les conditions de vie difficiles en Tunisie, raconte-t-il, m’ont poussé à partir et à vivre irrégulièrement en France. Je ne suis venu ici qu’à cause du chômage. L’émigration est le rêve de tout jeune cherchant à améliorer sa situation financière et à subvenir aux besoins de sa famille.
Souheil travaille dans le bâtiment, un secteur qui accueille de nombreux migrants, notamment ceux en situation irrégulière. Des taches de peinture et des éraflures d’outils de travail sont visibles sur ses mains enflées, ainsi que sur ses doigts serrant le mégot d’une cigarette qu’il ne voulait pas jeter, bien qu’elle soit consumée. Ce trentenaire avait fui la vie difficile en Tunisie pour se retrouver englué dans d’autres problèmes, pour régulariser ses papiers. Avec la montée de la droite, la nouvelle loi sur l’immigration et les conventions d’extradition signées par la Tunisie et l’Union européenne, les démarches administratives deviennent plus compliquées. C’est fini le temps où les sans-papiers jouissaient de certains droits et avaient une marge de manœuvre. « Quand on est dans l’impasse, dit-il, il n’y a pas de choix à faire. Au moins, je travaille, même sans papiers, comme vous pouvez le voir et je peux aider ma famille en Tunisie. Je garde quand même espoir que ma situation se régularise un jour ».
Cette situation est partagée par des centaines de migrants irééguliers en France. Depuis les dernières élections, le climat politique a changé, et l’extrême droite a tenté de faire passer une loi sur l’immigration, qui a été rejetée par le Conseil constitutionnel. L’écrivain Adel Latifi rappelle que « c’est ce qui inquiète le plus les sans-papiers, surtout avec les facilités que les autorités italiennes, par exemple, trouvent pour expulser les Tunisiens. Il y a une vraie crainte qu’un accord similaire soit conclu avec la France. »
Dans tout ce magma, il y a une autre catégorie de personnes qui commence à se stabiliser, et dont le seul souci est de régulariser leurs papiers et de passer du statut de sans-papiers à celui de résident, avant de se lancer dans la recherche d’un emploi régulier. Nous en avons vu plusieurs se présenter au siège de la Fédération tunisienne pour la citoyenneté des deux rives. Celle-ci propose ses services, en matière notamment de soutien juridique, engage des avocats pour constituer des dossiers de résidence ou de logement social, et traite avec les institutions officielles pour résoudre certains cas. En plus de fournir des aides matérielles (principalement de la nourriture) à ceux qui en ont besoin. Le siège de l’association dispose également d’une salle de cours pour l’enseignement de la langue française à ceux qui le souhaitent, d’autant plus que l’obtention de la citoyenneté requiert désormais un niveau minimum de maîtrise de la langue.
Dans le quartier de Pantin, où se trouve le Consulat de Tunisie à Paris, nous avons assisté à une scène inhabituelle : des dizaines de nos compatriotes font la queue pour l’histoire des papiers ou pour d’autres démarches administratives. Ces files se forment tôt le matin, au moins deux heures avant l’ouverture des bureaux, dans l’espoir d’obtenir un ticket d’entrée. Ceux qui ont la chance d’obtenir ce sésame des mains d’un agent consulaire pourront entrer dans le bâtiment. Les autres doivent revenir le lendemain, car il n’y a pas de rendez-vous en ligne, ni de services numériques disponibles. L’impatience se lit sur les visages des personnes qui font la queue. Impatience doublée d’agacement à l’égard d’une institution tunisienne qui leur parait insensible à leurs souffrances et à ce triste spectacle qu’elle donne à voir quotidiennement. Ils se demandent pourquoi les responsables ne songent pas à simplifier les procédures et mettre un terme à une bureaucratie archaïque.
La responsabilité de l’Etat
Ce qui préoccupe le plus Wassim, ingénieur tunisien de nationalité française, c’est la question de l’intégration, pour lui et surtout pour sa fille, qu’il « souhaite élever dans certaines valeurs qui ne sont peut-être pas compatibles avec celles transmises aux jeunes dans les écoles et les crèches ici en France». Mais, pour autant, l’idée de rentrer en Tunisie « sans garantie sécuritaire » ne l’emballe pas : « Je veux bien visiter mon pays, lance-t-il, mais sans risque d’être poursuivi pour une opinion ou une activité. Je suis également préoccupé par la dégradation du niveau de vie, qui touche nos proches en Tunisie. Ce qui renforce notre détermination à les soutenir financièrement. » Wassim admet que le niveau des libertés en France est bien plus élevé que dans son pays d’origine. Il estime néanmoins que « la montée de l’extrême droite et des discours de haine, l’obsession cultivée autour de l’émigration, tout cela nous rend constamment inquiets. Certes, je ne suis pas directement concerné parce que j’ai la nationalité, mais je suis en contact avec des émigrés et j’essaie de les aider avec des documents ou des conseils. Je suis bien conscient des problèmes auxquels ils sont confrontés », conclut le jeune ingénieur.
L’immigration a ses avantages et ses inconvénients qui varient en fonction des catégories de migrants et de leurs domaines d’activité. Cependant, le débat actuel en France sur la place des immigrés et la montée de l’extrême droite en pleine récession économique, sur fond de guerres et de conflits régionaux après les années Covid, interpelle tous les Tunisiens de France, sans exception. L’afflux important de migrants venant des pays du Sud accroît les défis auxquels ils sont confrontés, quels que soit leur niveau ou leur âge. C’est pourquoi, nos compatriotes à l’étranger nécessitent une plus grande attention de la part de l’Etat tunisien. Comme première étape, celui-ci doit faciliter et moderniser les services consulaires et défendre activement les intérêts des Tunisiens à l’étranger. Et surtout, éviter de s’engager dans des accords de rapatriement des « harragas » des pays de l’UE, en échange d’un prétendu soutien aux efforts de lutte contre l’immigration irrégulière et de surveillance des frontières sud de l’Union européenne.
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