Rarement un amendement du projet de loi de finances n’aura appelé autant de commentaires. Qu’elles soient moqueuses ou indignées, les réactions à l’amendement dit « torchi » ont pullulé sur les réseaux sociaux et dans les rares médias audiovisuels qui abordent encore la chose publique. Le texte vise à amender l’article 59 du PLF qui prévoit l’abaissement de la TVA sur les produits agricoles importés aux fins de transformation. La taxe passerait de 19% à 7% notamment pour les olives servant aux condiments.
La polémique a été nourrie par deux éléments. D’une part, le coup de pouce donné aux importateurs d’olives dans un pays qui en produit et en exporte, et d’autre part, le conflit d’intérêt de cette proposition. En effet, plusieurs députés ont accusé leur collègue Abdelkader Ben Zineb, porteur de l’amendement, de bénéficier directement de ce changement législatif. Propriétaire d’une usine de production de condiments, la baisse de la fiscalité augmenterait mécaniquement ses marges. En dépit des protestations, l’article amendé a été voté par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) mais retoqué par le Conseil national des régions et district (CNRD). Une commission mixte paritaire tentera de faire converger les deux chambres faute de quoi, ce sont les députés de l’ARP qui auront le dernier mot. De manière symétrique, les députés ont repoussé un amendement visant à autoriser les Tunisiens à importer des voitures de moins de sept ans sans s’acquitter des droits de douane, tandis que les membres du CNRD votent le texte. Les promoteurs du texte dénoncent l’action du lobby des concessionnaires automobiles qui auraient perdu une sorte de rente. Une accusation que démentent les professionnels du secteur. Certains députés estiment l’amendement inconstitutionnel dans la mesure où il crée une charge non compensée.
Polémiques en série
Au-delà du côté anecdotique, le torchi gate intervient après les polémiques qui ont visé le comportement des députés ou le fonctionnement de l’Assemblée. Ainsi, en octobre 2023puis en mai 2024, les élus se sont octroyé une prime de 3000 dinars. En novembre 2023, l’examen de la proposition de loi criminalisant la normalisation a été interrompu à la demande Kais Saied, et n’a jamais repris. Enfin, en mai 2024, en infraction au Règlement intérieur de l’ARP, le bureau a rejeté l’examen d’une loi visant à amender le décret-loi 54.
Ces éléments permettent de caractériser une ARP qui oscille entre une chambre d’enregistrement fidèle au président qui l’a mise en place et un ensemble hétéroclite de parlementaires loin de constituer une rupture avec les pratiques de la décennie postrévolutionnaire.
Car il faut rappeler que le changement de régime opéré dès le 25 juillet 2021 a été largement motivé par les défaillances de l’Assemblée issue des élections de 2019. Saied voyait dans ce Parlement un « péril imminent » à même de justifier les pouvoirs exceptionnels qu’il s’est octroyés. Lors de l’intronisation du gouvernement Bouden, le président a énuméré, photos à l’appui, les turpitudes des députés « gelés ». Dans son chapitre relatif à la « fonction législative », la Constitution de 2022 entend prévenir les dérives du parlementarisme issu du régime postrévolutionnaire. Désormais, les élus perdent leur immunité en cas de commission d’actes violents, de diffamation ou de perturbation du déroulé d’une réunion de la chambre concernée. En outre, la protection due au statut de parlementaire n’est valable que dans l’enceinte de son institution.
Mais la philosophie saiedienne va plus loin. Ainsi, les élus de toutes les Assemblées peuvent faire l’objet d’une procédure de révocation. Un référendum révocatoire peut être demandé par une pétition signée par 10% des électeurs inscrits dans la circonscription de l’élu. En outre, la loi électorale affaiblit considérablement le poids des partis politiques. Les candidats ne peuvent être financés par leur parti politique. Quand un compétiteur souhaite afficher son affiliation partisane, il doit avoir le visa du siège de la formation sur l’intégralité de son matériel de campagne. En revanche, la feuille de vote – qui liste tous les concurrents – ne doit faire aucune mention de l’appartenance partisane. Par ailleurs, le découpage électoral en petites circonscriptions et l’imposition d’une sorte de mandat impératif aux candidats, exacerbe la dimension locale des scrutins, rendant plus difficile l’émergence de blocs politiques cohérents.
Saied n’a jamais fait mystère de son hostilité aux partis politiques, accusés d’altérer la volonté populaire. Sans les proscrire formellement, le régime qu’il a mis en place diminue l’impact de ces structures déjà largement discréditées au sortir de la décennie postrévolutionnaire. Un travail rendu d’autant plus facile que la plupart des grandes formations ont boycotté le scrutin législatif.
Emergence d’autres regroupements
Mais, la nature ayant horreur du vide, d’autres types de regroupements se sont fait jour. Le découpage en petites circonscriptions a ouvert la voie aux notabilités locales et aux considérations claniques. En localisant le vote, il devient plus facile pour le directeur d’une usine de se faire élire par ses ouvriers, surtout dans un contexte d’abstention record (plus de 88% au niveau national). Sur un plan plus large, en l’absence des grands partis, d’autres réseaux clientélistes ont réussi à s’imposer. C’est notamment le cas d’une partie de l’ancien régime. D’après une investigation du journal Al Qatiba, le scrutin a permis de ressusciter le parti Nidaa Tounes. En effet, sur les 76 députés ayant une expérience partisane passée, 42 ont eu leur carte à Nidaa Tounes, parti représentant à la fois la réhabilitation du RCD et l’un des piliers de la décennie postrévolutionnaire. Plus généralement, les résultats des législatives de 2022-2023 ont vu la défaite de plusieurs figures revendiquant leur proximité avec Kais Saied à l’instar de « l’exégète » Ahmed Chaftar, battu dans son fief de Zarzis.
Si la composition de l’ARP ne reflète pas exactement la rupture promise, elle n’en demeure pas moins un dispositif important du régime. Pour la première fois depuis 2011, la participation aux élections législatives a été largement boycottée tant par les élites que par les électeurs. Ceux qui ont décidé de s’y présenter avaient en commun d’accepter la nouvelle architecture institutionnelle et le rôle amoindri du Parlement dans le nouveau régime. L’illustration la plus parlante de cette relation est sans doute le vote de la proposition de loi confiant le contentieux électoral à la seule justice judiciaire. Qu’ils en aient été à l’initiative ou qu’ils aient été téléguidés, les membres de l’ARP ont largement accepté de participer au verrouillage de l’élection présidentielle et donc à la reconduction d’un régime à qui ils doivent leurs sièges. Et cette relation d’interdépendance prime sur toutes les polémiques.
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