Le groupe des «dix» croise le fer avec le groupe des «cinq», au sein du même bureau exécutif, tandis que l’opposition syndicale part en guerre contre les deux camps. Des initiatives tardives accueillies avec appréhension par chaque faction, un pouvoir qui guette avec ses dossiers et ses relais, et des travailleurs déboussolés. Telle est la situation de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), au terme d’une année de lutte silencieuse et à l’orée d’une nouvelle année, où la seule certitude est l’impossibilité de maintenir le statu quo.
Après plusieurs mois de déni de la réalité et de l’existence même de divergences de vues, révélées plusieurs fois par Nawaat, le choix pris par le groupe des «cinq» au sein du bureau exécutif (Anouar Ben Kaddour, Monem Amira, Othman Jallouli, Slaheddine Selmi et Taher Mezzi) de porter le conflit sur la scène publique marque un nouveau tournant. Un tournant qui rompt avec la tradition de la «maison mère» consistant à laver le linge sale en famille.
Cependant, la publication par Anouar Ben Kaddour, secrétaire général adjoint de l’UGTT, d’un document intitulé « Pour la préservation de l’Union et l’accélération du congrès général », au cours de la première semaine de décembre, a montré, déjà dans sa forme et indépendamment de son contenu, qu’il était pratiquement impossible de résorber le conflit en interne. Le document a été suivi, le 14 décembre 2024, d’un sit-in organisé par le groupe des «cinq», soutenu par un certain nombre de syndicalistes régionaux et sectoriels, ainsi que des membres du Conseil national.
L’appel de Ben Kaddour et le sit-in qui a suivi ont fait du retour au débat sur la crise un élément important dans les initiatives lancées par certains syndicalistes pour concilier les deux camps rivaux (10/5) et leurs partisans dans les régions et les secteurs. Parmi ces initiatives, figure celle soumise le 20 décembre dernier par le secrétaire général de la fédération régionale de Sousse, Kassem Zemni, au secrétaire général Noureddine Taboubi.
Nawaat a appris de sources syndicales que l’initiative en question comprenait l’avancement de la date du congrès général de l’UGTT à juin 2025, au lieu de la date initialement prévue en 2027, après la fin du mandat actuel. Mais Taboubi a rejeté cette proposition.
Une autre initiative, émanant cette fois de l’ancien secrétaire général Houcine Abbassi, a pour objectif de trouver une solution satisfaisante pour les deux parties en conflit au sein de l’Union. Le point d’orgue de cette initiative était de s’interdire temporairement toute communication médiatique au sujet des développements de la crise. Suite à cette proposition, la conférence de presse des «cinq», initialement prévue pour le mercredi 25 décembre 2024, a été reportée au 8 janvier 2025.
Cela dit, la crise reste, sur le fond, inchangée, chaque partie campant sur sa position, jusqu’à présent. Le groupe des «dix», dont fait partie le secrétaire général Noureddine Taboubi, considère que le Conseil national de septembre dernier a clos ses travaux, en confirmant l’année 2027 comme date du prochain congrès général. En revanche, le groupe des «cinq» estime, lui, que le Conseil national n’a pas clos ses travaux en raison des irrégularités qui l’auraient entaché, sans trancher, pour autant, sur la proposition d’organiser un congrès extraordinaire ou consensuel. Dans les deux cas, ils insistent sur l’avancement de la date du congrès au premier semestre 2025.
Tous les membres ne seront pas candidats
La proposition des cinq membres de la centrale concernant le congrès général électif, qu’il soit consensuel ou extraordinaire, reste centrée sur la nécessité de tenir ce congrès au premier semestre de l’année 2025. Ils se disent décidés à œuvrer pour qu’aucun membre actuel du bureau exécutif, y compris le secrétaire général Taboubi, ne se représente.
Ainsi, le secrétaire général adjoint, Slaheddine Selmi, a affirmé, lors d’une des réunions organisées par les «cinq» avec les représentants des secteurs et régions acquis à leur cause au siège central de l’UGTT, place Mohamed-Ali, que «des formules légales seront trouvées pour empêcher la candidature de tous les membres du bureau exécutif actuel, y compris le secrétaire général». Cette déclaration a été réitérée par Anouar Ben Kaddour lors du rassemblement de protestation organisé le 14 décembre devant le siège de l’organisation syndicale.
Aux origines de la crise
Selon des informations recueillies par Nawaat, la crise actuelle a pour origine un simple différend syndical dans la région de Sfax, concernant précisément le congrès de la section universitaire de la santé dans cette région. Noureddine Taboubi avait pris une position qui était à l’opposé de celle de l’union régionale de Sfax et de la majorité de ses membres, menés par leur secrétaire général Youssef Aouadni. Le différend s’est progressivement transformé en une bataille pour l’indépendance de la décision au sein de l’organisation et contre la centralisation du pouvoir entre les mains du secrétaire général, comme le soulignent les cinq membres du bureau exécutif. Par exemple, il avait été convenu au sein du bureau exécutif que le sit-in du 4 mars 2024 se tiendrait devant le siège central à la place Mohamed-Ali. Mais le ministère de l’Intérieur a demandé à Taboubi de la déplacer à la place du Gouvernement, à la Kasbah, pour faciliter les mesures de sécurité, ce qui a été fait sans consultation préalable du bureau exécutif.
Un autre incident ayant alimenté et exacerbé la crise a trait à la décision prise par l’instance de direction, le 23 mai 2022, d’approuver le principe d’une grève générale dans la fonction publique et le secteur public, tout en mandatant le bureau exécutif à arrêter les dates du débrayage. Or, la date du 16 juin 2022 a été fixée après des discussions entre Taboubi et le gouvernement, sans consultation préalable, là encore, du bureau exécutif, selon ce qu’a affirmé le groupe des «cinq» et ce qu’ont révélé plusieurs sources syndicales à Nawaat.
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Au milieu de ce tumulte, le pouvoir a cherché à isoler Taboubi de son entourage et à altérer son image au sein de l’organisation, en bloquant ses canaux de communication avec les membres du gouvernement et les ministères, y compris celui des Affaires sociales. Ces pressions ont fini par affaiblir sa position interne et le priver d’un privilège qui lui donnait le droit d’intervenir au plus haut niveau pour résoudre les différends entre le pouvoir et les syndicats. Cette situation a gelé la mise en œuvre des accords entre l’organisation et ses structures, et affaibli la défense des intérêts de ses adhérents, à l’heure où le pouvoir intensifiait ses attaques contre les syndicalistes, dont certains ont été emprisonnés.
Le 18 mai 2024, une réunion de direction a été convoquée. Celle-ci a abouti à la mise sur pied de plusieurs commissions chargées de rédiger des projets de résolution à soumettre au vote du Conseil national. La situation interne figurait en tête de ces résolutions, comprenant un compte-rendu des derniers développements et une proposition (point 12) offrant deux options. La première consistait à organiser un congrès électif extraordinaire, tandis que la seconde préconisait un accord pour avancer la date du congrès général. Dans les deux cas, la date du congrès était fixée au premier semestre de l’année 2025.
Le statut de l’UGTT stipule, dans sa deuxième section (articles 11 à 14), que le Conseil national est la deuxième instance décisionnelle après le congrès général. Il a pour mission d’adopter et de suivre l’exécution des résolutions du congrès, conformément aux orientations générales de l’UGTT. Sa composition traduit une large représentativité des structures de l’organisation, incluant les secrétaires généraux des unions locales et des branches universitaires des secteurs structurés au sein de l’Union.
Coup de théâtre au Conseil national
Lors de la réunion du Conseil national en septembre dernier, une troisième option a été ajoutée au point 12, à savoir le maintien de la date du congrès général en 2027. Au moment du vote, Noureddine Taboubi a insisté sur l’application de la représentation proportionnelle, comme prévu à l’article 28 du règlement intérieur de l’UGTT. L’adoption d’un vote à la proportionnelle favorisait Noureddine Taboubi, soutenu par 9 membres du bureau exécutif, ce que les partisans de l’avancement de la date du congrès ont rejeté. Cela a suffi pour semer la zizanie et pousser cinq membres du bureau exécutif et leurs partisans du Conseil national à se retirer.
Selon nos sources présentes dans la salle de réunion, le retrait de la majorité des membres du Conseil national, au nombre de 612, n’a pas empêché de soumettre le point 12 au vote des membres restants dans la salle. Mais, les membres mécontents n’en ont pas reconnu la légitimité. Ils ont estimé que le Conseil national n’avait pas clos ses travaux et que l’action du secrétaire général relevait d’un forcing pour maintenir la date du congrès en 2027.
L’article 28 du règlement intérieur de la l’UGTT stipule que la convocation d’un congrès extraordinaire, à la demande des deux tiers des membres du Conseil national, se fait sur la base de la représentation proportionnelle. Une équation complexe dont les syndicalistes comprennent bien les mécanismes. Nous essayons de la simplifier comme suit :
- Chaque membre du bureau exécutif national dispose d’un nombre de voix égal à la moyenne de la somme des voix des unions régionales, divisée par 24.
- Chaque secrétaire général d’une fédération (ligue) générale dispose d’un nombre de voix déterminé en fonction du nombre d’adhérents du secteur.
- Chaque secrétaire général d’une union régionale dispose d’un nombre de voix déterminé en fonction du nombre d’adhérents de la région.
- Chaque secrétaire général d’une union locale dispose d’un nombre de voix déterminé en fonction du nombre d’adhérents de la délégation.
- Chaque secrétaire général d’une branche universitaire dispose d’un nombre de voix déterminé en fonction du nombre d’adhérents du secteur dans la région.
- En plus d’autres ramifications prévues par le règlement intérieur, que nous ne pouvons détailler dans le cadre de cet article.
L’impossible travail collectif
Tous ces différends accumulés ont rendu « le travail collectif au sein du bureau exécutif impossible, selon la majorité de ses membres, dont le secrétaire général », lit-on dans le texte d’Anouar Ben Kaddour, dont Nawaat a obtenu une copie. L’auteur du document affirme que « les conditions minimales d’un travail collectif, telles que la cohésion, la confiance, l’harmonie et le respect mutuel entre les membres du bureau exécutif national ne sont plus réunies pour garantir l’unité et la continuité de l’action syndicale, malgré les nombreux efforts déployés pour surmonter toutes les failles et colmater les brèches ». C’est cette impasse qui a poussé à l’organisation d’un premier sit-in de protestation à la place Mohamed-Ali, avec la menace d’appeler à un sit-in illimité au siège central de l’organisation.
Ce clivage grandissant est comparé par les observateurs de la scène syndicale à celui qu’a connu l’UGTT dans les années 1980, lorsque le pouvoir cherchait à affaiblir le syndicat en exploitant des divisions internes profondes, après l’expulsion de sept membres du bureau exécutif. Bien que les contextes et les motifs soient différents, cela avait provoqué des scissions et accéléré la création d’une organisation parallèle, l’Union nationale tunisienne du travail (UNTT), le 17 février 1984. Celle-ci avait même un journal hebdomadaire soutenu par le pouvoir, notamment par Mohamed Mzali, bien que les principaux concernés aient nié cette connexion. Cela dit, les périls qui guettent l’organisation syndicale dépassent le spectre de la division. L’UGTT est, aujourd’hui, menacée dans son existence même sous un pouvoir dont le président affiche ouvertement son hostilité envers les corps intermédiaires, cherchant par tous les moyens à supprimer leur rôle et à les faire disparaître totalement de la scène. Une chose dont les syndicalistes sont parfaitement conscients.
De l’autre côté du bureau exécutif, avec ses deux factions rivales, l’opposition syndicale constitue un des éléments de pression exercés sur la centrale syndicale. Celle-ci considère que tous les membres du bureau exécutif sont responsables de la crise actuelle depuis l’amendement de l’article 10 des anciens statuts de l’organisation, devenu l’article 20 lors du congrès extraordinaire non électif de Sousse. Cette opposition fait preuve d’une grande prudence face à ce qui se dit sur les tiraillements au sein du bureau exécutif, et craint que le soutien grandissant dont jouit le groupe des «cinq» auprès de la base syndicale ne lui vole la vedette. C’est pourquoi, elle réclame la mise en place d’une instance de direction provisoire, en remplacement de l’actuel bureau exécutif national. Cette instance serait chargée de superviser la reconstruction des structures syndicales, à commencer par les syndicats de base, en passant par les structures intermédiaires des unions régionales et des fédérations sectorielles générales, jusqu’à la tenue d’un congrès général devant élire un nouveau bureau exécutif et un autre secrétaire général, en remplacement de tous les dirigeants actuels de l’organisation.
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