L’emprisonnement de l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, de la femme politique Abir Moussi, ou du journaliste Mohamed Boughalleb, libéré le 20 février, ont remis à l’ordre du jour les conditions de détention dans les prisons tunisiennes.

Incarcérées dans le cadre de la répression juridico-politique orchestrée par le régime du président de la République, Kais Saied, Moussi et Dahmani dénoncent leurs conditions de détention. Une dénonciation qui a valu à Dahmani une plainte à son encontre de la part de la direction générale des prisons. La plainte, déposée en vertu du fameux décret 54, est due à ses critiques sur la situation des prisons tunisiennes.

La Cour de cassation a rendu sa décision le lundi 3 février 2025, en annulant et renvoyant l’affaire concernant l’administration pénitentiaire et Sonia Dahmani. La chambre d’accusation de la Cour d’appel de Tunis avait précédemment décidé de renvoyer l’affaire devant la chambre criminelle du Tribunal de première instance de Tunis.

Quant à Abir Moussi, elle souffre de problèmes de santé aggravés par sa grève de la faim qu’elle a observé durant plusieurs jours. Son parti fustige le harcèlement et les violences morales ou physiques, qu’elle subit au sein de la prison, et ce, en l’absence des soins de santé les plus fondamentaux malgré la détérioration de son état de santé.

Or le bafouement des droits des prisonniers ne date pas d’aujourd’hui et ne vise pas uniquement les personnalités incarcérées dans le cadre d’affaires politico-médiatiques.

Mal chronique

En Tunisie, la surpopulation carcérale est un mal chronique, entraînant dans son sillage des violations des droits élémentaires des prisonniers. Cette saturation des cellules est de 300 %, a indiqué Moheddine Lagha, membre du bureau directeur de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), dans un entretien avec Nawaat.

Cette surpopulation fait que le nombre de lits est bien en dessous du nombre des détenus. “Autrefois, relativement épargnée par ce phénomène, la prison des femmes de la Manouba est également concernée”, ajoute le représentant de la LTDH.

Les prisonniers sont amenés à vivre dans un espace d’un mètre et demi carré maximum, alors que les normes internationales exigent environ sept mètres carrés. Et la loi tunisienne est claire là-dessus : “L’administration doit mettre à la disposition du détenu, lors de son admission en prison, un lit individuel avec literie nécessaire”, précise le décret de 1988 relatif au règlement spécial des prisons.

La nourriture fournie par les prisons n’est souvent pas mangeable. “Sans les couffins ramenés par leurs familles, les détenues seraient mortes de faim”, lance-t-il. Là aussi, la loi est contredite. Le détenu a le droit à “deux repas principaux ayant une valeur nutritive suffisante, le premier à midi et le second le soir”, dispose ledit décret.

Les obstacles à l’accès à la santé constituent également un problème majeur. Il n’y a pas assez de médecins travaillant auprès des prisons, notamment des spécialistes. Cela rend la prise en charge des malades lacunaire, voire inexistante, notamment pour les femmes, alerte le militant.

Juillet 2020 Mahdia – Visite d’une délégation de la LTDH à la prison civile de Mahdia – LTDH Photos

C’est également le cas pour les personnes souffrant de maladies mentales, assignées au confinement à l’hôpital psychiatrique d’El Razi. Faute de place dans cet hôpital, ces détenus sont mélangés aux autres. De surcroît, ils ne bénéficient pas de leurs droits à un suivi judiciaire de leur dossier, déplore le représentant de la LTDH.

Cette forme de violence pernicieuse s’ajoute à d’autres types de violences verbales et même physiques envers les détenus de la part des agents pénitentiaires.

Et Moheddine Lagha de nuancer : “Il serait exagéré de parler d’une torture systématique infligée aux prisonniers. Mais les prisonniers victimes de harcèlement, de coups de la part des agents, de mesures d’isolation abusives, ça existe. Même si l’administration se targue d’y faire face. Lors de nos différentes visites, on reçoit des plaintes de détenus victimes de violences à des degrés différents, souvent sous prétexte d’impératifs sécuritaires”, renchérit-il.  “Ces pratiques vont jusqu’à porter atteinte à la dignité des détenus”, lance-t-il.

De son côté, Ramzi Kouki, le porte-parole de la direction générale des prisons et de la rééducation, balaye ces objections dans une déclaration rapportée le 14 février par la Tap. D’après lui, les directeurs des prisons vouent une attention particulière à la santé des détenus. Ce suivi serait même quotidien et fait par un personnel compétent, niant ainsi les accusations de négligences médicales.

Par ailleurs, il estime que les conditions générales de détention en Tunisie sont conformes aux normes internationales. Cette déclaration embellissant la réalité des prisons n’étonne pas Lagha. “Il ne faut pas s’attendre à autre chose de leur part”, indique-t-il. Cette déclaration s’inscrit dans un cadre général qui fait la sourde oreille aux revendications de la société civile.

Janvier 2023 Tunis – La ministre de la Justice en visite d’inspection à la prison de la Rabta – Ministère de la Justice

Absence de dialogue

Depuis le coup de force du 25 juillet de Kais Saied, il y a eu un revirement dans les rapports qu’entretient l’État avec certaines composantes de la société civile.

“Les rencontres entre la Ligue et l’administration pénitentiaire n’existent plus. L’absence de canaux de communication complique davantage les possibilités de réformes de la politique pénale et judiciaire en Tunisie”, note le représentant de la LTDH.

Les juges ont tendance à mettre en prison, même les individus attendant leur procès et qui pourraient faire l’objet de mesures sécuritaires différentes. L’emprisonnement est banalisé au détriment des peines alternatives comme le port du bracelet électronique, surtout lorsque les condamnés ne présentent pas de danger pour eux-mêmes ou pour la société.

Plus de 50 % des détenus sont incarcérés à titre préventif, note le membre du bureau directeur de la LTDH. La détention préventive est utilisée de manière abusive et arbitraire, dénoncent les défenseurs des droits humains.

Les bureaux de probation, théoriquement chargés du suivi des condamnés à des peines alternatives, existent, mais sont inactifs face à la tendance à prononcer des sanctions privatives de liberté, regrette-t-il.

Pourtant, des projets de réformes du Code pénal et du Code des procédures pénales ont été présentés depuis des années. Ils devraient renforcer le recours à l’aménagement des peines, à l’instar de la surveillance électronique, le système de semi-liberté ou l’amende pour les délits ne causant pas de préjudice à l’intérêt général. Mais ces projets sont restés lettre morte.

L’heure n’est plus aux réformes. La situation empire. Envoyer les inculpés en prison, qu’ils soient des personnalités politico-médiatiques comme Sonia Dahmani ou Mourad Zghidi, est devenu monnaie courante.

L’emprisonnement est une façon de donner des leçonsaux inculpés, comme le martèle l’un des supporters inconditionnels du président de la République, Riadh Jrad. Tant pis pour ceux qui sont dépossédés de leur liberté, éloignés de leur famille, comme c’est le cas de Chérifa Riahi, privée de sa petite fille, ou purgeant leur peine dans des conditions d’incarcération inhumaines.