Depuis son investiture officielle il y a deux ans, le Parlement tunisien est sous le feu des accusations. D’abord parce qu’il a cessé de présenter le moindre signe d’opposition au pouvoir exécutif. Mais aussi parce qu’il se contente de faire passer en priorité les projets soumis par la présidence de la République, comme celui, très controversé, des accords de prêts nationaux et étrangers.
Lors de sa prestation de serment en octobre dernier, après sa victoire à un second mandat, le président Kais Saied a mentionné trois points « clés » qui, selon lui, définissent les contours de l’Assemblée des représentants du peuple (Arp). Dans son discours, qui a duré près d’une heure, il a déclaré :
Il n’y a pas de place pour les traitres, les collaborateurs et ceux qui se jettent dans les bras des cercles colonialistes, comme ceux qui volent dans la maison de leur père, car ni leur père ne leur pardonnera, ni celui qui a acheté les biens volés.
Il a clamé avec indignation que « le vocable de normalisation avec l’entité sioniste criminelle n’existe pas dans notre lexique ». Par ailleurs, il a salué les députés qui avaient approuvé la révision de la loi électorale, quelques jours avant l’élection, affirmant : « le dernier accord criminel consiste à entrainer le pays dans un conflit de légitimités et dans un engrenage de luttes intestines. Grâce à Dieu, les députés ont déjoué des plans élaborés et fixés par des agents du sionisme mondial et des membres de la franc-maçonnerie, dans le but de les mettre en œuvre ».
Paradoxalement, les mêmes points que Kais Saied a mis en avant dans son discours aux accents souverainistes s’avéreront être les plus grandes preuves de l’emprise du pouvoir exécutif sur le Parlement. Le président, qui a dénoncé le fait de « se jeter dans les bras des colonisateurs », a présenté des projets de lois pour emprunter à l’Italie et à la France. Selon Brahim Bouderbala, président du Parlement, c’est lui qui s’est opposé à l’adoption de la loi criminalisant la normalisation. A cela, il faudra ajouter cette scandaleuse violation de la loi commise par les députés en approuvant la révision de la loi électorale la veille du scrutin.
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La coupole de l’endettement
Lors de sa rencontre avec Fethi Nouri, gouverneur de la Banque centrale (BCT), le président Kais Saied a déclaré que « l’expérience a prouvé le succès de cette approche fondée sur l’autosuffisance, et il est impératif de poursuivre sur cette voie ». Ce n’est pas la première fois que le président se fait l’écho de cette rhétorique. En revanche, des voix se sont élevées au sein du Parlement contre la volonté d’astreindre leur institution à l’approbation systématique des projets de lois présentés par la présidence de la République, dont la plupart concernent des accords de prêts externes et internes. Pour le député de Gafsa, Mohamed Ali, l’Assemblée n’est plus qu’une« coupole de l’endettement ». Interrogé par Nawaat, ce dernier explique :
Il y a des députés insatisfaits du fonctionnement de l’Assemblée. Celle-ci n’a pas été en mesure de préserver son indépendance par rapport au pouvoir exécutif, dès lors que ce pouvoir impose ses orientations au Parlement dans le but, non pas de mener des réformes, mais de renforcer ses positions. Depuis l’ascension des nouveaux députés, le bureau de l’Assemblée reçoit des lois urgentes à examiner, émises par le gouvernement ou la présidence, y compris des accords de prêt. En un an, le Parlement a approuvé près de 25 emprunts, dont la plupart ne sont pas destinés à l’investissement, ni aux réformes.
Le député décrit les pressions exercées par le pouvoir exécutif et la primauté accordée par le bureau de l’Assemblée aux propositions émanant de la présidence de la République, y compris celles relatives aux emprunts, au détriment des initiatives des députés, comme« un mépris pour les efforts des parlementaires ». Et d’ajouter : « Nous subissons de fortes pressions de la part de l’Exécutif qui nous oblige à nous soumettre à sa volonté, en usant de tous les moyens de pression possibles. Lors du débat sur la loi de finances, la ministre des Finances a évacué sciemment les dispositions qui favorisaient les retraités et les personnes handicapées. Or, la ministre n’est pas la seule à être blâmée, car tout le monde sait que nous sommes dans un système présidentiel et que le président détient les leviers du pouvoir. En ce sens, il est responsable de l’absence de réformes, faute de volonté de les mener », souligne encore le député.
Contrairement à la rhétorique officielle, les chiffres montrent que l’Etat tunisien dépend essentiellement des emprunts, à telle enseigne que la principale tâche du Parlement est de se hâter d’examiner et d’approuver les prêts. En effet, la Tunisie a obtenu des prêts approuvés par le Parlement actuel d’une valeur de 810 millions d’euros, soit 2 683,85 millions de dinars, accordés par l’Italie, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), la Banque européenne d’investissement (BEI), l’Agence française de développement (AFD) et la Société allemande de prêt (DLF), en plus de créanciers africains, asiatiques et arabes pour un montant total de 1,581 milliards de dollars, soit 5,02 milliards de dinars, au cours de la même période.
Selon la loi de finances 2025, la valeur de l’emprunt extérieur a augmenté entre 2021 et 2024, passant de 7456 millions de dinars à 16445 millions de dinars, ce qui conforte le député Mohamed Ali dans ses propos décrivant le Parlement comme « un simple mécanisme d’approbation des prêts ».
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Le député Mohamed Ali poursuit son réquisitoire : « Parler de souveraineté nationale reste un vœu pieux en l’absence d’une réelle volonté de réformer les législations régissant l’investissement, l’eau, l’agriculture et la fiscalité. Nous défendons la souveraineté nationale, mais malheureusement nous n’avons pas la latitude de l’exprimer au Parlement. Les chances de succès du groupe qui tente de résister à l’intérieur du Parlement sont minimes, car le président de l’Assemblée a choisi de se soumettre au pouvoir exécutif et ne peut s’opposer à ce qu’il impose à son institution. Nous pensions que le bureau précédent de l’Assemblée était la source du problème. Or, le nouveau bureau semble lui emboiter le pas. Nous sommes arrivés à un stade où toute initiative législative qui ne plaît pas à l’Exécutif est gelée, et le Parlement est devenue une institution législative à la solde du pouvoir exécutif, après avoir été le reflet des aspirations sociales et économiques du peuple. Il y a là une équation absurde : le chef de l’Etat brandit le slogan de satisfaction des revendications du peuple, mais n’a-t-il pas entendu les protestations contre les conditions socio-économiques qui se sont dégradées au point où la plupart des Tunisiens maudissent la Révolution ? N’est-ce pas une priorité pour lui et son gouvernement de réfléchir sérieusement à la mise en place de véritables plans, et non à des slogans, pour tirer les Tunisiens des griffes de la pauvreté ? »
Priorité au président
La loi n° 014/2023 relative à la criminalisation de la normalisation avec l’entité sioniste est restée en suspens depuis le 2 novembre 2023, alors qu’elle a été présentée en séance plénière et que deux articles de ce texte ont été approuvés. Le président du Parlement, Brahim Bouderbala, a justifié le report du vote par des réserves émises par le président Kais Saied sur le texte proposé par les députés. Ila invoqué des« conséquences négatives » sur les intérêts et la sécurité extérieure de la Tunisie.
Le rejet de cette loi est intervenu au moment où l’enthousiasme des Tunisiens pour la cause palestinienne était à son comble, un mois après le déclenchement de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ». La suspension de la session programmée pour discuter de cette loi a été le premier revers pour le Parlement, à peine quelque mois après son investiture. Du coup, l’ingérence flagrante du président Saied dans les affaires du Parlement continuait à s’ancrer. « Il est évident que le bureau de l’Assemblée évite de faire passer des initiatives qui ne cadrent pas avec la vision du système politique actuel, à supposer qu’il en ait une », souligne le député Mohamed Ali. Et d’enchaîner : « l’attitude pour le moins ambiguë du président du Parlement, ajoutée à la confusion générale, est à l’origine du blocage des initiatives allant à contre-sens des orientations de l’Exécutif. La suspension brutale du débat sur la fameuse loi criminalisant la normalisation en est un exemple édifiant ».
Le report du vote sur cette loi n’a pas été la seule bévue du Parlement. Un an plus tard, l’Assemblée des représentants du peuple a approuvé la révision de la loi électorale, transférant l’examen des litiges électoraux du tribunal administratif vers l’autorité judiciaire, après d’intenses tiraillements entre l’Instance supérieure pour les élections, qui préparait le terrain pour Kais Saied, et le tribunal administratif. Le député Mohamed Ali qualifie l’approbation de la révision de la loi électorale quelques jours avant les élections, de « scandaleuse ». Surtout que l’initiative, présentée par un groupe de députés, a été adoptée en un temps record, alors que 60 initiatives précédentes proposées aussi par des députés et portant sur les réformes dans de nombreux domaines, n’ont jamais, selon lui, été programmées. Le député ajoute :
L’initiative de réformer le décret n°54, pour laquelle 60 députés ont signé une demande d’urgence, est restée pendant près d’un an au bureau du Parlement sans être envoyée pour débat aux commissions, puis à la séance plénière. J’ai appris que cette initiative sera soumise à la discussion au sein de l’Académie parlementaire, qui est devenue un mécanisme de filtrage des initiatives législatives susceptibles de déranger le pouvoir. Les projets de loi qui ne sont pas du goût de l’Assemblée sont ainsi présentés à l’Académie pour discussion, en présence d’une seule partie, à savoir l’Exécutif, afin de retourner les députés contre l’initiative. C’est ainsi que l’Académie est devenue un lieu de”lobbying”.
Un communiqué du bureau du Parlement, rendu public le 13 février, trahit cette aliénation au pouvoir exécutif. On peut y lire notamment que les députés sont « fermement convaincus par le choix fait par l’Etat de défendre sa souveraineté nationale », et « soutiennent l’autorité exécutive dans tout ce qui contribuerait à la réforme ». En outre, le communiqué accuse des parties occultes de mener « des attaques répétées et acharnées pour remettre en cause le bien-fondé du processus d’édification de la nouvelle Tunisie et la justesse des choix adoptés ».
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Il faut dire que Parlement actuel n’est pas différent des précédents. La députée Fatma Mseddi, qui a réussi à y maintenir son siège depuis 2014, a suscité à plusieurs reprises la moquerie. La dernière en date étant sa proposition visant à juguler la fuite des compétences en imposant le paiement de 50 % de leurs frais d’éducation à l’Etat tunisien s’ils choisissent d’émigrer, ainsi que sa proposition d’expulser « de force ou volontairement » les migrants en situation irrégulière, sans être très au fait des conventions internationales en la matière. Les sorties de Mseddi ne sont pas les seules à avoir soulever des sarcasmes. Les Tunisiens se sont bien gaussés d’un article de la loi de finances de cette année, appelé « article torchi ». Celui-ci, proposé par un député possédant une société important des condiments, prévoit la réduction des droits de douane au profit des importateurs de ces produits.
L’histoire retiendra peut-être qu’une poignée de députés du Parlement de Kais Saied a tenté de s’opposer à la transformation de l’Assemblée des représentants du peuple en une caisse de résonnance de la présidence de la République, et subi de fortes pressions de la part de la présidence de l’Assemblée et des autres députés rivalisant de flagornerie à l’égard du président. Cependant, l’histoire n’omettra pas de préciser le contexte politique qui les a amenés au Bardo après des élections marquées par une abstention record et de rappeler leurs louables et vaines tentatives de faire passer quelques initiatives au milieu du brouhaha des zélateurs du pouvoir.
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