A Gabès, il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu’une catastrophe écologique ne soit enregistrée. Les industries chimiques dangereuses ont en effet transformé l’unique oasis maritime au monde, en un cimetière de déchets toxiques. La pollution menace chaque jour la vie des habitants, de la flore et de la faune. L’air, la mer et le ciel pollués, poussent les citoyens à redescendre dans la rue pour crier leur désarroi, face au mutisme des autorités. Celles-ci trouvent toujours des alibis pour continuer à ignorer leur détresse, leurs maladies et leurs souffrances.
Il semble que notre destin à Gabès soit d’inhaler des gaz toxiques et de souffrir de toutes les maladies causées par la pollution de l’eau et de l’air. L’unique oasis maritime au monde est condamnée à une mort lente, et la mer, autrefois riche des meilleures espèces de poissons, est devenue un cimetière pour la vie marine et un dépotoir pour toutes sortes de toxines et de déchets, en particulier le phosphogypse.
On nous demande d’être des victimes exemplaires : lorsque nous étouffons, tombons malades et mourons, nous les habitant de Gabès, devons faire bonne figure, sourire et remercier l’État pour sa sage décision de retirer le phosphogypse de la liste des substances toxiques et dangereuses !
Nous avons tiré la sonnette d’alarme à maintes reprises et organisé de nombreuses campagnes de sensibilisation sur les dangers que présentent les produits chimiques déversées dans la mer et parsemés dans le sol et dans l’air –que dis-je ? du poison !
« El-bakhara» est l’oxygène que respirent les habitants de Gabès. Ils en ont ras-le-bol. Nous avons essayé toutes les formes de protestation, et le gouvernement nous a promis de démanteler les unités industrielles, puis est revenu sur tous ses engagements. La multiplication des cas d’asphyxie dans les rangs des élèves du collège de Chott Essalam a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Depuis cinquante ans, Gabès souffre d’une injustice environnementale. L’homme, la mer, les palmiers, la terre et même les pierres –enfin, chaque parcelle de Gabès-sont victimes de la pollution.
Ce phosphogypse qui empoisonne Gabès
06/08/2025

D’une voix furieuse et tremblante d’émotion, Khayreddine Debaya, membre de la campagne « Stop Pollution Gabès»[1], nous parle de ce fléau qui a frappé les élèves du collège de Chott Essalam en septembre et octobre 2025.
La terre, la mer et l’homme : trois victimes des «choix de développement» de l’État
On peut qualifier le mois de septembre 2025 dans le gouvernorat de Gabès de « mois de l’asphyxie ». La région a connu une série d’incidents successifs dus à des fuites de gaz toxiques provenant des unités du complexe chimique, ayant provoqué des cas d’asphyxie, de difficultés respiratoires et d’évanouissement chez des dizaines de citoyennes et de citoyens. Les plaintes se sont multipliées dans les régions de Ghanouch, Chott Essalam et Bouchemma. Rien que le collège de Chott Essalam a enregistré plus de 50 cas parmi les élèves, dont certains ont été transférés à l’hôpital régional, et d’autres à Tunis en raison de la gravité de leur état. Selon des sources médicales et des témoignages recueillis auprès des parents d’élèves, 14 cas ont nécessité une prise en charge médicale. Ils sont restés sous surveillance après l’apparition de symptômes inconnus, tels que des difficultés respiratoires, des troubles moteurs et un relâchement des membres.
Madame Rabeb, mère d’une élève victime d’asphyxie, n’arrive toujours pas à s’expliquer comment un État peut fermer les yeux sur un tel crime et faire montre d’une telle indifférence envers ses citoyens.
D’une voix empreinte de colère et de reproche envers les autorités, Rabeb se confie à Nawaat :
Depuis le jour de l’accident, ma fille n’est plus la même. Elle souffre de douleurs thoraciques et de difficultés respiratoires. La nuit, elle se réveille en suffocant, prise de crises de panique qui lui font craindre l’air qu’elle respire. Même marcher est devenu épuisant pour elle. Comme beaucoup de ses camarades, elle souffre désormais d’une hypersensibilité à toute odeur, y compris celles des produits d’hygiène utilisés à l’hôpital. Les médecins ont refusé de nous remettre des rapports médicaux sur l’état de nos enfants. Nous nous sentons impuissants et considérons que l’État a abandonné nos enfants. Aucun responsable du complexe chimique n’est venu nous rendre visite, ni pour présenter des excuses, ni même pour s’enquérir de l’état de santé des enfants innocents. Nous réclamons notre droit à la santé et le droit de nos enfants à un environnement sain. Il est inadmissible que des écoliers se rendent à l’école et se retrouvent à l’hôpital, souffrant de douleurs et de difficultés respiratoires.
Loin d’être une exception, ce témoignage illustre ce qu’endurent tous les habitants de la région depuis des décennies, dans un contexte de dégradation environnementale chronique qui remonte à 1972, date de l’implantation du Groupe chimique au cœur de la ville, sans respect des normes environnementales modernes. Depuis des décennies, des gaz, des résidus de phosphogypse et toutes sortes de produits chimiques s’infiltrent dans la mer, l’air et le sol. Cela a entraîné la dégradation des écosystèmes, ainsi que la propagation de maladies respiratoires, dermatologiques et cancéreuses. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a qualifié la situation vécue par les habitants de la ville de Gabès depuis des décennies de «terrorisme écologique», expliquant que les récents cas d’asphyxie constituaient un « crime d’État passé sous silence ».

Le 29 juin 2017, une décision gouvernementale a été prise à l’issue d’une réunion du Conseil des ministres, ordonnant le démantèlement des unités polluantes du Groupe chimique. Or, aucune suite n’a été à ce jour donnée à cette décision, ce que les activistes de « Stop Pollution » considèrent comme un abandon systématique des engagements de l’État et une preuve supplémentaire de la primauté du profit industriel sur la sécurité des citoyens.
Dans un communiqué rendu public le 3 octobre 2025, le mouvement « Stop Pollution » a exigé l’arrêt immédiat des activités des unités polluantes et l’ouverture d’une enquête sérieuse sur les atteintes à l’environnement. Il a également rejeté les décisions gouvernementales prévoyant la création de nouvelles unités de production d’ammoniac et d’hydrogène vert, estimant qu’elles aggraveraient la pollution. Ce qui démontre encore une fois que ce que vit la région de Gabès n’est pas un accident, mais la conséquence directe d’une politique qui a réduit le développement à une industrialisation polluante au détriment de l’environnement et de l’être humain. Aujourd’hui, Gabès apparaît comme le triste fantôme d’un passé où la vie était bien meilleure, notamment en matière de santé et d’environnement. C’est l’histoire d’une ville que le développement asphyxie au lieu de la revitaliser. C’est ce que nous explique Khayreddine Debaya, membre actif du mouvement « Stop Pollution » :
L’État avait promis de démanteler et de transférer les unités industrielles qui ne répondent plus aux normes de protection de l’environnement, et dont la pollution est visible à l’œil nu depuis des années. Mais il n’a pas tenu sa promesse. Bien que la décision date de 2017, l’État ne l’a jamais appliquée, aggravant encore la situation en retirant le phosphogypse de la liste des substances polluantes et dangereuses. Cela dit, nous continuerons à nous battre pour obtenir gain de cause. Nous refusons de troquer l’emploi contre la pollution. Les habitants de Gabès ont droit à un développement équitable et non polluant, et l’État doit assumer ses responsabilités.
La ville a presque perdu tous ses traits distinctifs : l’oasis et l’activité agricole sont menacés de disparition, la mer, la vie marine dans son ensemble, ainsi que toutes les activités qui y sont attachées –comme la pêche ou la cueillette des coquillages- sont en voie de disparition. Gabès est une ville sinistrée, et l’État doit intervenir immédiatement.
La genèse de cette pollution remonte donc à l’ouverture de la première usine urbaine à Gabès en 1972. Celle-ci était destinée à transformer le phosphate brut en acide phosphorique, ce qui nécessitait la création d’une unité de production d’acide sulfurique. Toutes ces substances sont de nature chimique et polluante, et nécessitent un traitement spécifique avant leur stockage ou leur élimination.
Cette unité fournit environ 57% de la production nationale d’acide phosphorique, utilisé dans les laboratoires et les industries métallurgiques, ainsi que dans la fabrication des boissons gazeuses, des détergents et des engrais.
Le complexe industriel a continué à s’étendre jusqu’en 1985, date à laquelle une usine de production de phosphate d’ammonium et une usine de production d’ammonite ont été créées. Toute cette activité industrielle s’est développée au détriment de l’environnement et des populations.
Des années après la création du Groupe chimique, les politiques de développement à Gabès atteignaient leurs limites, car elles reposaient sur une vision centralisée et à court terme. Cette vision assimilait le développement à une industrialisation intensive, sans aucune considération pour l’environnement ni pour les spécificités de la région. Depuis les années 1970, Gabès est passée d’une zone oasienne, agricole et côtière dynamique et riche en poissons, à une décharge de déchets industriels polluants, envahie par les usines chimiques et les complexes de phosphate et de phosphogypse. Les déchets non traités ont englouti l’écosystème oasien local et causé la dégradation des sols, de l’eau et de l’air.
Ces politiques ont contribué à la détérioration des modes d’agriculture locale qui caractérisaient la région, en particulier les cultures oasiennes. Ainsi, la production de dattes, de henné et de légumes a diminué en raison du manque d’eau, de l’augmentation du taux de salinité et de la pollution, contraignant les agriculteurs à abandonner leurs terres. La pollution a également frappé de plein fouet l’activité maritime, entraînant la disparition de nombreuses espèces de poisson et la contamination des zones de pêche par des substances phosphorées. La collecte des coquillages à Zarat est devenue une tâche pénible pour les femmes, au point que beaucoup d’entre elles ont abandonné ce travail.

La ville de Gabès, qui constituait autrefois un écosystème rare alliant mer et oasis, vit aujourd’hui entre le souvenir d’un environnement sain et une réalité faite d’asphyxie. Le « développement » étant devenu une menace pour la vie elle-même et la ville un symbole de l’échec environnemental et du développement de la Tunisie moderne.
Pollution tridimensionnelle
Respirer l’air de la ville de Gabès, c’est inhaler ce cocktail toxique de gaz composés et ce mélange suffocant fait d’acide sulfurique, de dioxyde de carbone, d’ammoniac et de métaux lourds. Un mélange qui enveloppe la ville d’une couche grise pendant presque toute l’année, laissant des traces sur presque tout : sur les visages des habitants éreintés par la toux et les difficultés respiratoires, sur les palmiers dont les palmes ont jauni ou sont mortes, et sur l’eau de mer qui a perdu sa couleur, ses poissons et sa biodiversité, devenant un cimetière sous des tonnes de phosphogypse.
Cet air toxique se voit, se sent et se ressent dans les corps, les oasis et le golfe. Avec le temps, la catastrophe apparaissait dans toute son ampleur, d’autant plus que les études scientifiques et les rapports spécialisés confirment que les taux de pollution de l’air sont alarmants.
Il est pour le moins absurde que le droit naturel de respirer un air pur soit devenu, dans cette ville sinistrée, une revendication pour laquelle les citoyens descendent dans la rue, brandissant le slogan :« Nous voulons respirer un air propre ! ». En raison de l’air pollué que tous respirent malgré eux chaque jour à Gabès, le simple fait de pouvoir respirer un air qui n’étouffe pas et ne tue pas est devenu un rêve collectif et une revendication populaire.
Le rapport publié par la Commission européenne, intitulé « L’impact de la pollution sur l’économie locale dans la région de Gabès », indique que 95% de la pollution de l’air provient du Groupe chimique, qui sature le ciel de la ville avec de l’acide sulfurique, du dioxyde de carbone et d’autres substances toxiques ayant détruit le système agricole et accablé les corps de maladies. De plus, le golfe de Gabès est classé parmi les zones chaudes polluées, selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Le rapport aboutit à un constat alarmant, à savoir que la pollution dans la ville de Gabès est tridimensionnelle, touchant l’eau, l’air et le sol.
Malgré tout cela, l’État refuse d’appliquer ses engagements, dont notamment celui de démanteler les unités industrielles polluantes, ou d’assumer ses obligations constitutionnelles en matière de protection de l’environnement. L’article 47 de la Constitution de 2022 stipule, en effet, que« l’État garantit le droit à un environnement sain et équilibré et s’engage à contribuer à la préservation du climat. L’État doit mettre en œuvre les moyens nécessaires pour éliminer la pollution environnementale.» Ce droit constitutionnel reste, toutefois, lettre morte, non seulement dans la ville de Gabès, mais aussi dans la plupart des régions du pays, du nord au sud de la Tunisie.
Faisant peu cas des nombreux rapports et des témoignages de terrain alertant sur la propagation des cancers, des maladies respiratoires et de l’ostéoporose à Gabès, les autorités tunisiennes se refusent toujours à publier des statistiques actualisées révélant l’ampleur de la catastrophe sanitaire, en particulier dans les zones où se concentrent les industries chimiques et extractives (mines et laveries de phosphate). Comme si le silence faisait désormais partie de la gestion de la crise et de la stratégie de l’État, qui se résume à la fuite en avant.

La mère de l’un des élèves ayant été victimes d’asphyxie dans leurs classes à l’école Chott Essalam s’est confiée avec émotion à Nawaat :
Il est vrai que l’état de santé de nos enfants est aujourd’hui grave, et nous demandons une intervention urgente de l’État et des responsables afin de trouver une solution. Mais la situation sanitaire dans toute la région de Gabès est catastrophique depuis des années, et la pollution en est la cause directe. Il n’y a pas une seule maison à Gabès qui soit épargnée par ces maladies graves… Tout ce que nous demandons c’est que nos enfants aient droit à des soins.
Gabès est aujourd’hui à l’image du modèle de «développement» adopté en Tunisie. Une image qui résume les contradictions des politiques publiques entre le discours officiel sur la protection de l’environnement et la transition énergétique propre, et la réalité quotidienne catastrophique où la pollution s’accentue et où les droits des citoyens en matière de santé et d’environnement sont bafoués. Et quand la colère éclate, le pouvoir n’a recours qu’à la solution sécuritaire pour mater les protestations. Avant que ses suppôts ne prennent le relai pour descendre en flamme la légitime contestation, et blanchir les autorités.
Selon les mots d’ordre portés par les protestataires, en particulier du mouvement «Stop pollution», la possibilité de sauver Gabès aujourd’hui ne se limiterait plus à un simple projet environnemental ou technique. Il s’agit d’un processus politico-éthique qui exige de l’État qu’il reconnaisse sa responsabilité et qu’il revoie son modèle de développement et de création de richesse.
[1] « Stop Pollution Gabès » est un mouvement social et écologique tunisien fondé en 2017. Née de la mobilisation de la société civile de la ville de Gabès contre la pollution industrielle causée par le Groupe chimique, cette initiative plaide pour une justice environnementale articulée sur le droit à la santé, à un environnement sain et au développement durable. Un mouvement qui vise à mettre fin aux émissions et aux polluants industriels, tout en protégeant l’écosystème unique de l’oasis côtière.
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