Figure emblématique du régime de Kais Saied, Leila Jaffel dirige le ministère de la Justice depuis 2021. De septembre 2020 à février 2021, elle occupait le poste de ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières dans le gouvernement de Hichem Mechichi. Entretemps, elle a résisté au changement à la tête des gouvernements successifs.

Ayant une longue expérience au sein de multiples juridictions, du tribunal de première instance à la Cour d’appel puis à la Cour de cassation, elle connaît en profondeur les rouages de la justice et le fonctionnement de l’institution judiciaire.

Cette ancienne magistrate fait figure de fer de lance du régime du président de la République. Sa politique comme son discours sont en harmonie avec ceux de Saied.

C’est en agitant les théories complotistes que la ministre a fait son show dans l’enceinte du parlement à l’occasion de la discussion du budget consacré à son ministère, lors du débat sur la Loi de Finances de l’année 2026.

Interpellée par les parlementaires sur plusieurs dossiers sensibles, de l’application arbitraire du décret-loi 54 aux grèves “sauvages”, en passant par la situation catastrophique des prisons, la ministre est restée inflexible, campant dans ses certitudes.

Elle a répondu avec un mélange de mépris et d’ironie qui a fait grincer bien des dents, y compris dans les rangs de ses propres soutiens, surpris et choqués par la condescendance de son ton.

Il y a une chose que la ministre admet : c’est le peu de moyens dont dispose son ministère pour s’atteler à des réformes structurelles. En effet, plus de 80% du budget du ministère de la Justice est consacré aux paiements des salaires. Pour le reste, la ministre a tenu à dessiner une image reluisante de l’état de la Justice en minimisant, voire en se moquant des lacunes minant la politique de son ministère.

La surpopulation carcérale exagérée ?

Leila Jaffel reconnaît la problématique de la surpopulation carcérale. Mais les critiques visant sa politique en la matière, relèvent d’un complot. « Il y a une campagne sur Facebook autour de la surpopulation carcérale, des grèves de faim », lance-t-elle. Les meneurs de cette campagne « se trouvant dans le pays ou à l’étranger », « se réjouissent de souiller l’image de leur pays ».

Se basant sur ses multiples visites dans les prisons du pays, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) a publié en mai 2025 un rapport accablant sur la situation des prisons tunisiennes entre 2022 et 2025. Il en ressort que la majorité des prisons tunisiennes se trouve dans un état de dégradation avancée. Les infrastructures, anciennes et mal entretenues, ne répondent ni aux impératifs de sécurité ni aux exigences de dignité ou aux standards internationaux. Selon la LTDH, dans huit établissements, l’espace disponible par détenu ne dépasse pas 2 m², alors que les normes recommandent au minimum 4 m² par personne.

Des prisons comme Mornaguia, Sfax ou Manouba affichent des taux d’occupation dépassant 150% de leur capacité, rendant quasiment impossible toute gestion digne, humaine et sécurisée.

Cette surpopulation n’est pas uniquement une question de chiffres. Elle affecte la situation des détenus dans les prisons. La surpopulation rend toute réhabilitation impossible, attise la violence et accélère la propagation des maladies.

Tunis – 19 avril 2025, Leila Jaffel supervise une cérémonie de remise des insignes des grades et médailles à un groupe de cadres et agents des prisons. Ministère de la Justice.

Nombre de détenus dorment par terre ou se partagent un lit dans des conditions indignes, faute de séparation entre profils judiciaires. L’hygiène est défaillante : produits de base insuffisants, sanitaires saturés, soins limités, au détriment de la santé physique et mentale des prisonniers.

Autant de manquements graves aux droits humains que la ministre ne mentionne pas.

La détention provisoire : un mal nécessaire ?

Le recours excessif à la détention préventive aggrave la surpopulation carcérale. En 2022, plus de 55% des personnes incarcérées se trouvaient en détention provisoire, sans jugement définitif. Mais « tout ceci est conforme à la loi ». Leila Jaffel affirme que la politique de son ministère tend à faire l’équilibre entre l’application de la loi et la liberté des personnes.

Les délais de détention préventive pouvant être prolongés indéfiniment sont considérés comme raisonnables, estime-t-elle. Et ils sont nécessaires pour mener à bien les investigations autour des affaires en attente de jugement.

Ces délais sont notamment nécessaires pour les affaires criminelles. Toutefois, ces délais s’avèrent plus courts quand il s’agit d’incriminer des citoyens accusés d’offense envers un agent de l’État, relèvent des défenseurs des droits humains.

Interviewé par Nawaat, Chedli Trifi, membre du bureau exécutif de la LTDH, dénonce la banalisation des peines privatives de liberté prononcées par des magistrats lors des audiences judiciaires de cette année.

Cette banalisation se manifeste également en matière de non-application de peines alternatives. Le droit tunisien les prévoit depuis 1999 avec le travail d’intérêt général (TIG), qui peut remplacer une peine de prison inférieure à un an.

Les réformes annoncées du Code pénal et du Code de procédure pénale devraient élargir ces alternatives : surveillance électronique, semi-liberté, amendes… des mesures adaptées aux délits sans atteinte à l’intérêt général.

Car tous les actes contraires à la loi ne se valent pas. Il faut revoir dans ce sens le volet répressif du Code pénal. Mais ces réformes tardent à voir le jour. Et le discours de la ministre devant les parlementaires n’esquisse en rien une volonté politique allant dans ce sens.

Tunis-Bardo , 15 novembre 2025, Leila Jaffel lors la discussion autour du projet de budget de son ministère pour l’année 2026. ARP

Pour la ministre, il est inconcevable d’appliquer ce genre de peines alternatives pour certaines affaires criminelles, afin de préserver l’intérêt des plaignants et de la société.

Cette politique prétendument équilibriste entre l’application de la loi et la liberté des personnes a failli quand il s’agit d’affaires politiques et de prisonniers d’opinion. Quel danger avaient représenté, à titre d’exemples, Sonia Dahmani ou Rached Tamboura ou tant d’autres pour la sécurité générale pour une affaire de délit d’opinion? Que gagne-t-on à surpeupler les prisons par des présumés coupables quand on connaît la situation des prisons ? Quand on sait que les dédommagements de l’État pour le préjudice subi en cas de non-lieu sont dérisoires ?

Il n’y a pas de procès d’opinion ?

Leila Jaffel est catégorique en ce qui concerne les affaires se basant sur le décret-loi 54. La ministre tient à dissocier la liberté d’expression de la diffamation en citant des exemples de commerçants ayant été injustement diffamés afin de nuire à leur image de marque.

Un exemple qui ne rend pas compte de la réalité en ce qui concerne l’ensemble des détenus condamnés en vertu du décret-loi 54.

Pour la seule année 2024, l’association Intersection pour les droits et libertés a recensé 233 affaires relatives à des violations de la liberté d’expression, ayant impliqué des personnalités connues mais aussi des personnes dont les affaires n’ont pas été médiatisées. Sans compter les affaires tues pour les victimes par peur de représailles, relève May Labidi, de l’association Intersection, dans un entretien avec Nawaat.

La même tendance est observée en 2025. Des procès se basant sur le décret-loi 54 ou la loi anti-terroriste atteignent des acteurs politiques, des artistes mais aussi des citoyens qui se sont exprimés sur les réseaux sociaux.

Intersection a recensé une quinzaine de cas de violations, allant de poursuites judiciaires à la censure et à des restrictions sécuritaires. Ces atteintes ont visé un humoriste, des chanteurs, des dessinateurs, des réalisateurs, un photographe et des écrivains, en raison de l’exercice de leur droit à la liberté de création ainsi qu’à l’expression artistique et littéraire, en particulier lorsque leurs œuvres critiquent la performance politique.

Politiquement, l’affaire la plus emblématique est celle de l’opposant politique Ahmed Souab, arrêté et condamné à cinq ans de prison ferme pour avoir dénoncé des pressions politiques exercées, selon lui, sur le magistrat en charge de l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’État ».

La pression sur les magistrats : une création de l’imaginaire ?

Leila Jaffel s’est attaquée à ceux qui dénoncent des pressions politiques ou sécuritaires sur les magistrats. Pour elle, les peurs de représailles politiques exprimées par les juges lors des affaires de « complot contre la sûreté de l’État », c’est le produit de l’imaginaire de ses détracteurs politiques qui visent à nuire à l’image du pays. « C’est une création diabolique », lance-t-elle.

 À moins d’assister elle-même à ces échanges entre juges et avocats, ce qui n’est pas le cas, comment une ministre pourrait-elle être aussi sûre que ces peurs exprimées sont mensongères ?

L’interventionnisme politique s’est clairement manifesté dans le mouvement judiciaire et la rotation des magistrats, qui ne constituent plus un outil d’organisation du service, mais sont devenus un moyen de pression et d’orientation.

Les mutations se font sans critères transparents, et parfois de manière arbitraire ou punitive, portant atteinte à la stabilité et à la sécurité professionnelle du magistrat, a dénoncé un éminent magistrat sous couvert d’anonymat.

Le CSM ne garantit pas l’indépendance de la justice ?

« Le Conseil supérieur de la magistrature était là et pourtant, la justice, pas vraiment », ironise Leila Jaffel devant les parlementaires. Ce conseil, censé veiller à l’indépendance et au bon fonctionnement de la justice, a été suspendu en 2022 par décret présidentiel et remplacé par un Conseil provisoire.

Le chef de l’État a émis par la même occasion le décret-loi n° 2022-11 instaurant un nouveau CSM en partie nommé par lui-même, et qui lui donne le pouvoir d’intervenir dans la nomination, l’évolution des carrières et la révocation des magistrats. Par la même occasion, ce texte interdit le droit de grève ou « toute action collective organisée susceptible de troubler ou d’entraver le fonctionnement régulier des juridictions ».

Depuis, le provisoire dure. Et les propos de la ministre de la Justice ne laissent entrevoir aucune volonté politique tendant à combler ce vide. La ministre estime que l’intervention du ministère dans les carrières des magistrats en matière de nomination et mutation est nécessaire pour le bon déroulement de la justice en termes de garantie de ressources humaines.

A plusieurs reprises, la ministre a affirmé agir conformément à la loi de 1967 relative à l’organisation judiciaire, au Conseil supérieur de la magistrature et au statut des magistrats.

Cette loi de l’ère Bourguiba centralise le pouvoir exécutif sur la magistrature, contredisant l’article 112 de la Constitution de 2022 qui proclame l’indépendance absolue du pouvoir judiciaire et l’inamovibilité des magistrats.

En se réclamant de cette loi obsolète, elle légitime un interventionnisme qui viole les principes constitutionnels modernes, perpétuant une tutelle exécutive sur les juges et sapant la séparation des pouvoirs.

Or cette ingérence a provoqué des conséquences lourdes : des magistrats sans stabilité, des chambres perturbées, des parcours judiciaires paralysés et une sécurité juridique fragile pour les justiciables.

Saber Chouchane emprisonné à la suite de publications FB. Il a été accusé de « commettre un acte odieux contre le président de la République », « tentative délibérée de changer l’organisation de l’État » et « diffusion de fausses informations concernant un fonctionnaire public ». Intersection pour les droits et libertés.

« Nous sommes face à un démantèlement du principe de séparation des pouvoirs, à l’effondrement de la sécurité juridique et à une perte grave de confiance du public. Les répercussions s’étendront au climat d’investissement, qui nécessite une justice indépendante et stable, ainsi qu’à la capacité de l’État à lutter contre la corruption et à garantir la reddition des comptes. Une justice troublée, soumise à une gestion politique sans autorité indépendante, ne pourra pas jouer son rôle de gardienne du droit et des droits », alerte le magistrat contacté par Nawaat.

Les grèves de faim « sauvage » : encore un mensonge ?

La ministre de la Justice a minimisé l’ampleur des grèves de la faim entamées par certains prisonniers, dont des personnalités politiques, comme récemment Jawher Ben Mbarek.

Avec des propos se voulant drôles, Jaffel a en vérité traité avec dédain la souffrance des prisonniers qui tentent par ces grèves de réclamer justice. Jawher Ben Mbarek a été amené à suspendre sa grève de la faim de 33 jours début décembre après avoir été hospitalisé à huit reprises en raison d’une forte dégradation de son état de santé. Les faits sont là, mais la ministre préfère, encore une fois, subodorer des traces de complots.

Les morts suspectes n’existent pas?

Nawaat a documenté plusieurs cas de morts suspectes survenues ces derniers mois dans les prisons tunisiennes, photos à l’appui avec les témoignages des familles des victimes.

Les rapports de la LTDH, de l’Instance nationale pour la prévention de la torture et de l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la justice évoquent de leur côté plus de 130 décès enregistrés entre 2018 et 2023 dans les établissements pénitentiaires tunisiens.

Parmi ces cas, 16 ont été qualifiés de « morts suspectes », survenues dans des circonstances obscures, sans qu’aucune enquête ne soit menée à terme jusqu’à la fin de l’année 2023. Les causes citées vont de la torture et des mauvais traitements au refus de soins médicaux, jusqu’à la négligence délibérée.

Pour Leila Jaffel « rien de tout ça n’est vrai ». Dans ce contexte, selon la LTDH, ses délégations ont à plusieurs reprises été empêchées récemment de visiter les prisons de Gafsa, Mahdia, Belli, Nadhour et Borj Erroumi.

Le ministère de la Justice a nié ces allégations et dénoncé le manquement de la LTDH à son « devoir de neutralité et de transparence », l’accusant de diffuser des informations erronées sur certains détenus sans respecter le protocole. Il réaffirme son attachement aux droits de l’homme et à la transparence dans les établissements pénitentiaires.

Elle persiste ainsi dans le déni alors que les preuves de l’effondrement carcéral et des atteintes aux droits s’accumulent.

A l’image de Kais Saied, son recours au complotisme sert à masquer l’incapacité et la complicité politique plutôt qu’à chercher des solutions. Tant que ce déni perdurera, la justice tunisienne restera affaiblie et les citoyens en danger.