Le ministère de la Justice a publié un communiqué, le 27 octobre, faisant état de poursuites judiciaires contre tout individu publiant des contenus jugés contraires aux bonnes mœurs de la société. Dans la foulée, des « influenceurs » sur les réseaux sociaux ont été arrêtés.
Mais de quelles mœurs parle-t-on ? Une ribambelle d’articles de loi du Code pénal réprime ce qui est considéré comme étant des attentats aux bonnes mœurs, des outrages publics à la pudeur, un attentat à la pudeur, une incitation à la débauche. Des expressions ambiguës ayant une valeur juridique à travers l’article 226 bis dudit Code. Celui-ci dispose que :
Est puni de six mois d’emprisonnement et d’une amende de mille dinars quiconque porte publiquement atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique par le geste ou la parole ou gène intentionnellement autrui d’une façon qui porte atteinte à la pudeur. Est passible des mêmes peines prévues quiconque attire publiquement l’attention sur une occasion de commettre la débauche, par des écrits, des enregistrements, des messages audio ou visuels, électroniques ou optiques.
Un concept aussi flou que les bonnes mœurs relèvent de la philosophie ou de la morale. Les perceptions de ce qui relève des bonnes mœurs ou pas sont forcément subjectives. Les valeurs et convictions diffèrent d’une personne à une autre. Et la place des droits et libertés, de l’individu même, ne sont pas les mêmes dans toutes les sociétés.
Par conséquent, le concept des bonnes mœurs est facilement manipulable. Le texte de loi l’entérinant pèse ainsi comme une épée de Damoclès sur chaque citoyen puisqu’il ouvre la voie à toute sorte d’abus.
Des comportements banals sous d’autres cieux, pourraient être considérés en Tunisie comme des actes blasphématoires envers les valeurs de la société.
Tenir la main de son épouse, l’embrasser sur la bouche. Sortir d’un bar un brin éméché après avoir pris quelques verres dans un établissement agréé par le ministère du Tourisme pour servir de l’alcool. Se balader avec un sachet contenant quelques bières achetées dans une grande surface autorisée à les vendre et ramassant des millions et des millions grâce à cette vente. Être tout simplement un jeune homme au look jugé extravagant. Autant de situations risquant de tomber chez nous sous le coup de la loi.
Ce n’est pas de la fiction puisque des gens sont effectivement arrêtés et jugés en vertu de l’article 226. Un article longtemps décrié par les défenseurs des droits humains en Tunisie.
Des lois qui se contredisent
La Constitution tunisienne, même celle écrite par le président de la République Kais Saied, garantit, en théorie, les droits et les libertés individuelles. L’article 23 de ladite Constitution énonce que « l’Etat garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs. Il leur assure les conditions d’une vie digne ». Quant à l’article 24, il consacre l’égalité des citoyens sans aucune discrimination.
Ce texte suprême exige, dans son article 55 que les restrictions de ces droits et libertés « ne doivent pas porter atteinte à leur substance », et « elles doivent être justifiées par leurs objectifs et proportionnelles à leurs justifications ».
Il attribue aux instances juridictionnelles le devoir d’assurer la protection des droits et libertés contre toute atteinte. La Constitution est au sommet de la hiérarchie des normes. La Tunisie a aussi ratifié des Conventions internationales consolidant ces droits et libertés. Celles-ci ont « une autorité supérieure à la loi », dont le Code pénal.
Or, celui-ci est en totale contradiction avec la Constitution et les conventions internationales. Ainsi « si à première vue, les valeurs suprêmes semblent homogènes, leur examen de plus près reflète une hétérogénéité qui varie selon l’approche, le groupe dominant et ses valeurs, ainsi que les différents intérêts personnels et collectifs. Ainsi, comme grand nombre de concepts socio-politiques, la notion demeure assez floue et peut même s’avérer dangereuse », met en garde l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI).
Ce danger est d’autant plus sérieux avec des magistrats à la solde du régime et en l’absence d’instances constitutionnelles pouvant éventuellement contrer l’arbitraire de Kais Saied depuis son coup de force du 25 juillet.
En effet, ces arrestations des « influenceurs » interviennent dans un climat marqué par des dérives liberticides. Après le démantèlement méthodique du pouvoir judiciaire, les poursuites engagés contre des opposants et journalistes, la répression de la société civile, ce sont désormais les personnes influentes sur les réseaux sociaux, indépendamment de la qualité des contenus qu’elles proposent, qui sont dans la ligne de mire du régime. Des personnes dont la visibilité est plus grande que celle du chef de l’Etat.
Ainsi, le régime agit tantôt au nom de la purification des appareils de l’Etat, tantôt au nom des valeurs du peuple, dont il prétend incarner la volonté.
Sous prétexte de combattre grâce au décret-loi 54, la violence cybernétique, l’atteinte à autrui, la diffamation et le discours de haine, le régime s’en est finalement servi pour mener une vague de répression méthodique contre les voix critiques.
L’usage de ce texte a été ainsi détourné. Il a été utilisé par le juge pour prononcer, le 25 octobre, une peine de prison de deux ans contre l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani pour ses déclarations médiatiques sur le racisme en Tunisie.
Entre-temps, les discours de haine envers les Subsahariens, les homosexuels ou encore envers les opposants à Kais Saied, les proférations du mot « putain » envers les femmes sur les réseaux sociaux, etc, restent impunis. Les procureurs de la République ne voient pas l’intérêt de les réprimer. Puisque ni son ministère de la Justice, ni son président de la République ne l’ont pas encore sommé de le faire.
En effet, le ministère de la Justice prétend protéger les jeunes des contenus sur les réseaux sociaux. Mais que fait l’Instance nationale des télécommunications pour y remédier alors que c’est son rôle de démasquer les faux profils derrière lesquels se cachent le plus souvent les agresseurs ?
Il existe également d’autres textes de loi condamnant en des termes plus précis les violences sexuelles par exemple, à l’instar du Code de la protection de l’enfant, la loi sur la traite des personnes, ou encore la loi sur l’élimination des violences à l’égard des femmes et des enfants, le Décret-loi n° 2011-115 relatif à la liberté de la presse, l’imprimerie et l’édition.
De quoi s’interroger sur les réelles intentions du pouvoir en recourant au concept des bonnes mœurs. L’aspect évasif de l’article 226 laisse présager une extension du champ de la répression.
De plus, en supposant la bonne foi du pouvoir, celui-ci n’est-il pas en train de déresponsabiliser les familles dans l’éducation de leurs enfants ? Des parents manifestement défaillants, car exposant leur progéniture à des contenus inadaptés à leur âge. Et dont les conséquences sont dramatiques.
De la légitimé de ceux chargés d’appliquer la loi
Ceux qui sont chargés d’appliquer la loi sont en premier lieu les policiers. Et les violations des droits humains commis par certains policiers sont connues en Tunisie. Et ce sont aux mêmes, au pouvoir d’ores et déjà étendu, qu’on charge de juger ce qui relève des bonnes mœurs.
Avoir la malchance de tomber sur un de leur innombrables mauvais jours, ou être un citoyen intègre, refusant de verser des pots de vin, représentent un risque face à certains policiers rodés à la corruption.
Et encore une fois ce n’est pas de la fiction. Cela se passe tous les jours dans le pays.
Ce sont les mêmes policiers accusés de mauvais traitements et de tortures envers des centaines de personnes en Tunisie. Ce sont les mêmes policiers qui insultent des jeunes dans les stades et ailleurs. Les mêmes qui ont été jugés pour le meurtre de Omar Laabidi. Les mêmes qui jouissent d’une total impunité.
Ce sont les mêmes aussi, comme certains magistrats, qui servent d’outils de répression pour le régime. Qui sont eux-mêmes des conservateurs auxquels on donne le pouvoir absolu de sanctionner ce qu’ils estiment être des actes contraires aux bonnes mœurs. A leurs bonnes mœurs en fait.
De facto, les Tunisiens sont en état de liberté pouvant être provisoire jusqu’au moment où la République gouvernée par l’arbitraire ne décide autrement, au nom, cette fois-ci, de la préservation des bonnes mœurs.
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