« On a réclamé plus d’oxygène, ils nous ont envoyé de l’ammoniac et de l’hydrogène », peut-on lire sur une banderole brandie par un groupe de jeunes Ultra de Gabes (supporters de football). Ils étaient une vingtaine rassemblée à proximité du Groupe Chimique Tunisien (GCT) alors que l’usine crachait derrière eux son habituelle fumée toxique. Epaisse et dense. Quelques jours auparavant, ils s’étaient retrouvés au centre-ville, munis de pancartes sur lesquelles étaient inscrits : « Non à l’hydrogène vert à Gabès » ; « Gwabseya Lives Matter » ; « Loading : Chernobyl 2 in Gabes ». Dans un communiqué publié sur leur page Facebook, ils affirment qu’« après toutes les catastrophes environnementales dont est victime Gabes, un nouveau projet colonial, sous le nom d’hydrogène vert, va détruire des milliers d’hectares de terre […] et puiser dans nos ressources hydriques déjà rares ». Mais de quoi s’agit-il précisément ?
Contrairement au gaz, au pétrole ou au charbon, l’hydrogène vert n’engendre pas, ou très peu de CO2 lors de la production. Généré par l’électrolyse, la molécule est fabriquée à partir d’électricité renouvelable et d’eau. La guerre en Ukraine, couplée à l’urgence climatique, a amené l’Union Européenne, et en particulier l’Allemagne à faire de l’hydrogène « bas carbone » une priorité absolue. Plusieurs pays se sont alors lancés dans une course effrénée vers cet « or vert », érigé en cheval de Troie de la transition énergétique. Mais pour répondre aux besoins énergétiques colossaux du Vieux Continent, le plan européen prévoit d’étendre sa production au-delà de ses frontières, et notamment en Afrique du Nord.
Sécuriser les besoins énergétiques des pays du Nord
Encouragée par les agences de coopérations, les bailleurs de fonds, les institutions financières et les investisseurs privés, la Tunisie s’active pour se positionner comme un pôle central dans la production d’hydrogène vert. Comme l’indique la Stratégie Nationale pour le développement de l’hydrogène vert et ses dérivés, la Tunisie affirme son ambition de l’exportation : elle prévoit de produire plus de 8 millions de tonnes d’hydrogène vert d’ici 2050, dont plus du trois quart seront acheminés vers l’Europe. Ce qui pose plusieurs problèmes majeurs : le développement d’infrastructures nécessaires à la production d’hydrogène vert suppose des financements complexes et colossaux, se juxtaposant aux autres sources d’endettement du pays, auprès d’institutions bancaires internationales ; les pays européens bénéficieront non seulement de l’énergie produite en Tunisie mais pourront également créer de nouvelles opportunités d’investissements pour les industries européennes permettant le contrôle de toute la chaîne de valeur de l’hydrogène vert, de la production à l’approvisionnement. Enfin, le socio-économique faramineux de cette source d’énergie devrait être rédhibitoire ; en effet la Tunisie devra mobiliser plus de 500 000 hectares de terres et 248 millions de mètre cube d’eau dessalée d’ici 2050.
Par ailleurs, le très controversé Groupe Chimique prévoit de créer sur son site, en soutien avec la banque allemande KFW, un pilote de production d’ammoniac vert, un dérivé de l’hydrogène vert, afin de satisfaire le marché local d’engrais. N’y a-t-il pas là une contradiction entre la volonté de s’engager dans la transition écologique tout en mettant la production de l’hydrogène vert au profit de l’industrie chimique ? Faut-il rappeler que le GCT, qui transforme le phosphate en produits chimiques comme l’acide phosphorique ou les engrais est déjà responsable de 95% des émissions polluantes[1].
Dans les cafés de la ville, il n’est pas rare de croiser des citoyens échanger de manière houleuse voire s’écharper autour de ce projet d’usine d’ammoniac : « Pourquoi c’est toujours Gabès qui doit payer ? », s’indigne un quinquagénaire, sirotant les dernières gouttes de son express. « Si les européens ont besoin d’hydrogène vert, qu’ils le produisent chez eux, pourquoi utiliser notre eau et nos terres ? », poursuit son voisin de table, un ancien syndicaliste. Le serveur, sollicité de toute part, prend quelques secondes pour écouter la conversation et lance : « des traitres ! Le problème ce n’est pas les européens mais des tunisiens comme toi et moi qui vendent notre pays ! ».
La colère gronde. Et ce n’est que le début. A l’occasion du sermon de la prière du vendredi, un imam dénonce « une énième volonté de sacrifier Gabès ». Sur les réseaux sociaux, les fils de discussions sur l’hydrogène vert sont quotidiens et la municipalité de Gabes est régulièrement prise à partie, accusée, une fois encore, de faciliter l’instauration de projets mettant en danger la santé des habitants de la ville.
Accaparement néocolonial des ressources ?
Et pour cause : les choses se sont incroyablement accélérées depuis la publication en mai 2024 de la Stratégie Nationale pour le développement de l’hydrogène vert et ses dérivés en Tunisie, élaborée en tandem avec la GIZ : signatures à tour de bras d’accords avec des entreprises étrangères (TotalEnergies, ACWA Power, TUNUR, AKER Horizons, Verbund, etc.) ; « Université d’été sur l’hydrogène vert » à l’attention des étudiants à la faculté de Manar ; Rencontre internationale à Gabès et création du cluster « Tunisie hydrogène renouvelable et ses dérivés » en présence de l’Ambassadrice de France et de plusieurs entreprises et acteurs français de la filière hydrogène ; Débat sur la « Stratégie pour le développement de l’hydrogène vert et de ses dérivés » organisé par la chambre commerce Tuniso-Belgo-Luxembourgeoise et le conseil de gouvernance économique Belgo-Tunisien, en présence notamment de l’Ambassadeur de Belgique en Tunisie.
« Nous ne sommes pas dupes », prévient Khayreddine Debaya, co-fondateur du collectif Stop Pollution crée en 2012. « Nous développons les énergies renouvelables pour notre souveraineté énergétique ou pour produire de l’hydrogène destiné à l’Europe ? ». Plusieurs études ont alerté sur les répercussions négatives de tels projet, tant sur la question foncière que sur celle de l’eau. En effet, pour produire de l’hydrogène vert la Tunisie devra développer des sites d’énergies renouvelables qui exploiteront les ressources foncières avec pour conséquence le déplacement des populations et la dégradation de terres. Quand aux ressources hydriques, la Stratégie Nationale pour le développement de l’hydrogène vert et ses dérivés en Tunisie prévoit « le dessalement de l’eau de mer comme source principale d’eau […]: aucune goutte d’eau douce ne sera utilisée pour produire l’hydrogène vert ». Or, le dessalement de l’eau de mer n’est pas une solution miracle. « Dessaler l’eau de mer est un procédé cher, énergivore et qui rejette des quantités importantes de gaz à effet de serre dans la plupart des pays dotés d’un mix électrique très intensif en CO2 », peut-on lire dans un rapport publié par l’IFRI.
Dans ce reportage, Maryem nous embarque à la rencontre de trois jeunes femmes s’engagent contre la pollution dans la région de Gabès : l’air et les eaux contaminés par les rejets des usines de produits chimiques, mais aussi les déchets de ces usines qui jonchent la région. D’après elles, le fléau peut même devenir une source de revenus et de création d’emplois.
Par ailleurs, l’ONU a tiré la sonnette d’alarme en 2019 sur les rejets de saumures dans les océans ou les mers. Ces particules qui ont été séparées de l’eau de mer, sont souvent rejetées dans la mer causant une augmentation des niveaux de salinités de l’eau, perturbant les écosystèmes marins. Pour produire un litre d’eau consommable, il faut rejeter un litre et demi de saumure. La Tunisie est-elle destinée à être une arrière-cour servile et un réservoir d’énergie pour l’Europe, perpétuant ainsi les mécanismes d’exploitation coloniale ? Hamza Hamouchene, chercheur et militant algérien, responsable du programme Afrique du Nord du Transnational Institute (TNI), dénonce « un colonialisme vert » qui pille les ressources locales.
Gabès, l’éternelle sacrifiée
Une réalité d’autant plus éprouvante pour les 130 000 habitants de Gabès qui vivent cette exploitation dans leurs chairs. Cancers, insuffisances respiratoires, ostéoporose, infertilité, handicaps… De nombreux experts – mais aucune étude épidémiologique – ont alerté sur l’impact sanitaire de l’industrie chimique.
En octobre 2023, des écoliers ont été précipitamment évacués de leurs classes suite à une fuite de gaz émanant d’une des usines avoisinantes. Plusieurs enfants ont été transportés en urgence à l’hôpital. A Chott Salem, le quartier le plus proche du GCT, la population est à bout de souffle. L’implantation d’une usine d’ammoniac est vécue comme un coup de massue. Nous retrouvons le serveur du café, Imed. Il est né dans ce quartier, à l’époque où s’installaient les premières unités de production. « Ces immenses cheminées qui crachent jour et nuit une fumée toxique font partie du paysage depuis mon enfance », observe-t-il. « Mais à l’époque, les habitants n’avaient pas conscience des risques sanitaires et environnementaux de ses usines, tout ce qu’ils voyaient ce sont les nouveaux emplois que le Groupe Chimique allait créer ». Aujourd’hui, la création d’une usine d’ammoniac, aussi verte soit-elle, ne passe pas. « Quand l’eau est utilisée à des fins industrielles plutôt que pour servir les populations locales, que reste t-il à espérer ? », interroge Khayreddine Debaya. « Le gouvernement a annoncé en 2017 la délocalisation du Groupe Chimique, nous sommes en 2024 et rien n’a été fait ! Pire, il prévoit d’installer de nouvelles usines qui vont continuer à puiser dans nos ressources et polluer nos sols, nos eaux et notre air », poursuit-il.
Des données de l’Agence nationale de protection de l’environnement (ANPE) attestent des dépassements des seuils fixés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la qualité de l’air, sans que cela semble émouvoir les autorités. « Nous ne laisserons pas l’Etat reproduire les mêmes crimes environnementaux », affirme avec aplomb le co-fondateur de Stop Pollution. A la mi-décembre, une dizaine d’élèves et d’enseignants de l’Institut Supérieur des Langues de Gabès se sont rassemblés pour dénoncer l’implantation d’une usine d’ammoniac et la production d’hydrogène vert dans leur ville. Une génération, cette fois-ci, consciente que c’est aujourd’hui que se joue leur avenir.
[1] Contrat Cadre Bénéficiaires 2013 EuropeAid/132633/C/SER/Multi Lot 6: Environnement. Etude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabés. Commission Européenne.
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