Tous les feux sont braqués depuis quelques jours sur l’ouverture de la première audience du procès dans l’affaire du complot présumé contre la sécurité de l’Etat, entamée le 4 mars, après deux ans d’investigations. Les autorités ont imposé un black-out total sur cette affaire. Alors que le juge d’instruction qui avait émis des mandats de dépôt à l’encontre des accusés a fui le pays, avant qu’il ne soit lui-même l’objet d’un mandat d’arrêt international.

Devant la gravité des chefs d’inculpation portés contre les personnalités politiques impliquées dans cette affaire qui continue à défrayer la chronique, le pouvoir a décidé d’organiser la première audience par vidéoconférence, donc à huis clos, et sans convocation des accusés. Cette décision est une réponse claire aux demandes des collectifs de défense, des familles des détenus et de l’ensemble des voix qui s’étaient élevées pour exiger un procès public et retransmis en direct sur l’une des chaînes de télévision publique. Pour eux, cela permettrait à l’opinion publique, loin de toute tutelle, de connaître la vérité sur cette affaire qui marque un tournant dangereux dans la perception qu’a le pouvoir de ses opposants et la manière dont il les traite.

Désormais, l’actualité tunisienne est émaillée d’affaires dans lesquels des citoyens, des politiciens, des journalistes, des défenseurs des droits des migrants, sont accusés, poursuivis et emprisonnés. Et les avocats plaidant les causes de ces accusés relèvent dans l’unanimité l’absence de fondements d’un procès équitable. Mais, cela n’a pas empêché l’opposition, ainsi que les acteurs associatifs et les organisations des droits de l’homme, de continuer à protester pour exiger la libération des détenus et des mesures concrètes garantissant des conditions de procès équitable. En face, le pouvoir reste confiné dans son monologue vantant l’indépendance « totale » du système judiciaire et niant tout simplement l’existence de procès et de prisonniers d’opinion.

Procès à distance et black-out médiatique

Les avocats de la défense des détenus politiques dans l’affaire dite du « complot » ont rejeté la décision du Tribunal de première instance de Tunis de tenir les audiences dans les affaires de la cinquième chambre (terrorisme) pour le mois de mars, selon les procédures de jugement à distance, y compris cette affaire de complot. Dans un communiqué, la défense qualifie cette décision d’« arbitraire », la considérant comme « le prolongement d’une série de décisions illégales et absurdes, parmi lesquelles l’interdiction de toute couverture médiatique de l’affaire ». Les signataires du document ajoutent que cette décision constitue une restriction des garanties accordées à la fois à l’accusé et à l’avocat, tout en soulignant l’absence d’une véritable volonté d’assurer un climat propice à la révélation de la vérité, que la défense exige des autorités judiciaires de « faire éclater ».

Cette décision, prise quelques jours avant le procès, a renforcé les soupçons exprimés par la défense ainsi que par les différents acteurs associatifs et politiques, selon lesquels les « audiences secrètes » du procès ne permettront pas de révéler la vérité dans l’affaire de « complot ». Pour eux, elles ne constitueront pas le lieu idoine pour confronter les preuves, interroger les témoins et exposer les détails de l’affaire de manière factuelle, loin de l’opacité et des généralités.

9 janvier 2025, à Carthage : La dernière rencontre officielle entre Leila Jaffel et Kaïs Saïed au Palais de Carthage, sanctionnée par une déclaration indiquant que «  le peuple tunisien aspire à la justice et veut connaître toute la vérité et assister à des jugements équitables  » – Présidence de la république

Il convient de noter ici que le tribunal s’est appuyé sur l’article 141 bis, portant sur les procédures de jugement à distance. Cet article a été intégré au Code de procédure pénale en avril 2020 sous forme de décret gouvernemental à l’époque d’Elyes Fakhfakh, conformément à la dérogation accordée au chef du gouvernement pour promulguer des lois dans le cadre de la lutte contre la pandémie du Covid-19.

Bien que la décision exige l’autorisation de l’accusé pour les procédures de jugement à distance, le même article octroie également au tribunal le droit d’appliquer ce principe sans l’accord de l’accusé, en cas de « danger imminent » ou pour prévenir la propagation d’une maladie contagieuse. Il est clair, ici, que le tribunal a fait sienne l’expression « danger imminent » sans aucune justification, en se bornant aux termes d’une formule à l’emporte-pièces (« compte tenu de l’existence d’un danger réel »), qu’il applique à toutes les affaires pénales en cours devant la cinquième chambre. Or, le même article sur lequel le tribunal s’est appuyé stipule que la décision doit être motivée. C’est là où le bât blesse : que peut-on espérer quand le pouvoir se fait délivrer, à la hussarde, une décision de justice pour organiser une audience à distance dans le plus grand procès à dimension politique de ces dernières années ? Ajoutée sous forme de décret gouvernemental pour un délai de deux mois, dans le sillage de la lutte contre le Covid-19, cette décision ne fournit aucune explication sur les motifs du danger invoqué. Le tout précédé d’une décision interdisant la médiatisation de l’affaire, ce qui a entretenu un climat de confusion et d’incertitude autour d’une affaire présentée, pourtant, comme hautement politique.

L’histoire contemporaine de la Tunisie est émaillée de nombreux procès, dont la gravité est bien plus évidente que celle de l’actuelle affaire dite du « complot ». Le dernier en date est le dossier des attentats terroristes dans la région de Slimane, dont les procès ont été publics et largement couverts par la presse locale et internationale. Il y a encore d’autres affaires relatives à la sûreté de l’Etat, dans lesquelles notamment des centaines de militants du mouvement Ennahdha, ont été accusés entre 1981 et 1992, et qui ont eu droit, eux aussi, à des audiences publiques. Toute la presse locale et internationale en a rapporté les minutes, y compris les plaidoiries des avocats, les aveux des accusés et le réquisitoire du parquet. C’est le même principe qui s’appliquait à toutes les affaires politiques ou d’opinion pendant les règnes de Bourguiba et Ben Ali, telles que la tentative de coup d’État au début des années 1960, le procès des militants de gauche (affaire dites « Perspectives »), celui des syndicalistes en 1978, ou encore celui de l’ex-ministre Ahmed Ben Saleh, accusé de haute trahison. Toutes ces affaires ont été jugées en audiences publiques. Certains procès-verbaux ont été entièrement traduits en français pour être accessibles à la presse internationale, comme l’affaire dite de « Barraket Essahel ». L’archive de certains journaux, comme Assabah, et les Archives nationales, conservent encore les détails de ces procès comme autant de témoignages pour l’histoire.

L’ouverture des procès au public ne signifie pas qu’ils étaient justes ou que les régimes de Bourguiba et de Ben Ali respectaient la loi et les procédures. Au contraire, la plupart de ces affaires étaient des habillages pour des règlements de compte, comme en témoignent des historiens, des chercheurs et même certains dignitaires des anciens régimes. Toutefois, il leur paraissait indélicat de traiter des affaires de nature politique et des accusations aussi graves que le complot contre la sécurité de l’État avec autant d’opacité et de mépris du droit des gens à connaître la vérité, sans manipulation ni paternalisme.

Des procès d’opinion, pas de droit commun !

Outre le procès du présumé complot contre la sûreté de l’État, on trouve des dizaines d’autres affaires dans lesquels des Tunisiennes et des Tunisiens sont poursuivis en vertu du décret 54, en raison de leurs opinions, de leurs publications sur les réseaux sociaux, de leurs propos repris par des médias ou de leurs activités en faveur des migrants. Toutes ces affaires n’en sont pas moins politiques, comme le soutiennent des organisations telles que la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDDH), du fait que ces poursuites visent à museler la liberté d’opinion et d’expression et à restreindre l’activité associative et politique. D’autant plus que ces affaires ont été couvertes par la presse locale et suivies par des ONG nationales et internationales. C’est ce qui a, d’ailleurs, amené le ministère tunisien des Affaires étrangères a rendre public un communiqué, lundi dernier, dans lequel il a exprimé son rejet des critiques du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH), qui avait appelé à  « cesser toute forme de persécution des opposants politiques et détention arbitraire auxquelles sont soumis des dizaines de défenseurs des droits de l’homme, d’avocats, de journalistes, de militants et de politiques ». Le ministère tunisien des Affaires étrangères s’est dit « profondément stupéfait » par le contenu du rapport du Haut-Commissaire, affirmant qu’« aucun organe non judiciaire n’intervient dans les mesures prises par les juges dans le cadre de l’application de la loi », indique le communiqué. Il a également précisé que « le renvoi des accusés mentionnés dans la déclaration a été effectué pour des crimes de droit public qui n’ont aucun lien avec leur activité partisane, politique ou médiatique ou avec l’exercice de la liberté d’opinion et d’expression ».

24 février 2025, à Genève : La Tunisie a choisi de ne pas prendre part aux travaux de la 58eme session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, se contentant d’envoyer un discours vidéo du ministre des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti – Ministère des Affaires étrangères

Une controverse entre le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et le ministère tunisien des Affaires étrangères a fini par déteindre, directement ou indirectement, sur la situation interne. En effet, ces derniers jours ont vu la libération de l’ancienne présidente de l’Instance Vérité et Dignité, Sihem Bensedrine, de l’ex-ministre de l’Environnement, Riadh Mouakher, et du journaliste Mohamed Boughalleb. D’aucuns estimaient qu’une nouvelle phase de détente pourrait s’amorcer avec la libération de prisonniers politiques. Mais, le traitement de certaines affaires, telles que celle dite de « complot contre la sûreté de l’Etat », les décisions de renvoi de certain activistes pro-migrants devant la chambre correctionnelle, ainsi que le refus de les libérer et les maltraitances infligés à certains détenus, comme Abir Moussi, présidente du Parti destourien, et Abdelhamid Jlassi, ancien cadre dirigeant d’Ennahdha, dont l’état de santé s’est nettement dégradé, constituent de clairs indicateurs. La politique de répression continue de viser les opposants. Et le pouvoir demeure déterminé à persister sur la voie des procès politiques et d’opinion.

Le déni dans lequel s’enferment les autorités concernant l’existence de détenus dans des affaires d’opinion, ou leurs recours à la désinformation via des propagandistes couverts par l’impunité ne peuvent occulter la réalité, relayée dans le menu détail par des rapports d’ONG nationales et internationales, accessibles à tous pour consultation ou vérification. L’affirmation selon laquelle tous les détenus sont impliqués dans des affaires de droit commun ne tient pas face à des dizaines de personnes emprisonnées ou jugées pour des publications sur Facebook, des déclarations dans les médias, des caricatures ou des graffitis. Elles sont tellement nombreuses qu’il n’est pas possible de les citer toutes, ici. Mais elles sont les témoins de l’inanité du récit du pouvoir et une preuve évidente de la grave régression dans le domaine des droits de l’homme et des libertés, en particulier de la liberté d’expression et la liberté d’action politique et associative.