Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

EPA/Martial Trezzini

Le titre de cet article est un clin d’oeil au livre de Michel Drac, intitulé “Crise économique ou crise du sens?”, dans lequel l’auteur soutient que derrière la crise économique qui frappe l’Occident, se cache en réalité une crise plus profonde : une crise du sens, la crise terminale d’un mode de pensée qui a vu le jour en Europe au 18ème siècle (1).

« Un Etat ou une Nation, c’est un peuple, des frontières, et une transcendance. »
Régis Debray

Pour beaucoup la Tunisie vit une crise politique. Le mode de gouvernement franchement unilatéral d’Ennahdha, couplé à la docilité toute canine de ses « partenaires » de la Troîka, la désorganisation de l’opposition et la pauvreté de son discours, les réformes qui peinent à être seulement formulées (sans même parler de leur application), les débats burlesques et tragicomiques de l’Assemblé Nationale Constituante, les gesticulations des divers ministres et porte-paroles, l’état de semi-chaos qui menace continuellement le pays, les élections qui n’arrvient pas, tout ça donne l’impression d’un désordre incompréhensible, une sorte d’anomie (2) latente, filigranée, mais bien réelle.

Tous ces signes, ces approximations, ces lenteurs, ce désordre, sont les signes d’une autre crise.

Au lendemain de la Révolution Tunisienne de 2011, l’ensemble de la nouvelle classe politique s’est empressée d’adopter un régime qu’on peut appeler une démocratie libérale. Depuis, plus aucun pas concret n’a été fait, aucun problème résolu, aucune revendication satisfaite. Nous n’avons eu droit qu’à cafouillage sur cafouillage et langue de bois sur langue de bois, inaction et gesticulations.

Au passage, un grand bravo à Samir Dilou ; s’il était gardien de l’équipe nationale, nous serions champions du monde.

Le problème est que la démocratie c’est bien, mais il faut que ça ait un sens. En soi, la démocratie n’est qu’un vaste théâtre, une machine à produire du papier et à organiser périodiquement des élections. Sans transcendance, sans projet commun de portée supérieure et non matérielle, la société tourne en rond. Et si dans notre cas la société tourne en rond, c’est parce que la classe politique, sur le plan des idées, tourne en rond, car c’est elle la locomotive, c’est à elle que revient le rôle historique de produire un système viable et transcendant.

Ennahdha est traversée par plusieurs courants, certains plus « modernistes » que d’autres. La branche Ghannouchi, la plus puissante, est inféodée aux Frères Musulmans, desquels elle est la succursale tunisienne, le proconsulat de l’empire sunnite naissant (Ryad – Doha – Le Caire – Benghazi – Tunis, avec Washington en surplomb).

Ceci s’explique par la stratégie de sortie du Moyen-Orient décidée par l’équipe de Barack H. Obama. Sous Bush, c’était : on fait la guerre nous-mêmes. Sous Obama c’est : bon bandes de bougnoules, vous êtes emmerdants, on veut vous amener la liberté, vous ne voulez pas, et donc on va changer de stratégie et vous aller bouffer du wahabite-salafiste.

Plus sérieusement, la guerre étant trop chère et la crise de plus en plus grave, il a été décidé de déléguer les guerres régionales aux valets que sont la France et les autres états de l’OTAN, puis une fois les régimes historiques démantelés, d’installer des régimes de type islamiste qui vont contenir par le rigorisme religieux (3) les tensions sociales provoquées par un système économique de plus en plus violent et spoliateur, dans un contexte économique global très tendu. Par exemple, certains cheikhs émettent des fatwa demandant aux croyants de supporter la crise économique parce qu’un bon musulman doit accepter son destin.

Néolibéralisme et verrouillage sociétal par la religion font très bon ménage, et les américains l’ont compris.

C’est un jeu très dangereux que joue Ennahdha, car la main qui donne est également celle qui reprend, et quand elle reprendra, il n’y aura plus l’argent du Qatar pour financer les campagnes électorales. Et mon petit doigt me dit qu’elle va reprendre très bientôt.

Quant à Nidaa Tounès, c’est du pain perdu. Du pain de la veille poêle avec du sucre et des œufs pour lui redonner un semblant de goût et de moelleux. Si ce parti arrive au pouvoir nous aurons vraisemblablement un régime de type bourguibien, c’est-à-dire autoritaire et policier (peut-être un peu moins qu’avant) qui se couche de lui-même devant les grandes puissances, et en premier lieu la puissance dominante du moment. Ca marche, comme le dit Gilbert Naccache, tant qu’on doit garantir une accumulation primitive du capital, lors d’un décollage économique comme c’était le cas après l’indépendance. Par la suite, la rigidité d’un tel système s’avèrera être un handicap politique, social et économique.

Pour finir, la gauche sous toutes ses formes. Le discours dominant y semble être de type social-démocrate, c’est-à-dire partisan d’une économie de marché avec un système social de type occidental saupoudré d’un islam « modéré ». Soit un Etat qui tente de redistribuer le capital, une gauche qui veut collectiviser les fruits du libéralisme, pour reprendre une formule de Michel Drac. Philosophiquement, c’est beau, mais en pratique, avec quel argent ? Si l’Etat n’a pas le droit régalien de battre monnaie, alors il empruntera. Vu la compétitivité et la nature des exportations de notre économie, nous ne générerons jamais assez de recettes pour payer ce système social, et nous nous endetterons encore plus.

Exemple : sous De Gaulle, l’Etat Français pouvait emprunter auprès de la Banque de France à taux zéro, et celle-ci n’était jamais à court de liquidités car elle disposait d’un système appelé le Circuit qui forçait les banques privées à constamment garder en réserve une certaine quantité de capitaux qu’elle peut réquisitionner à tout moment. En 1973 est votée la loi Giscard-Pompidou-Rotschild qui retire ce droit à la BdF. A ce moment-là la dette de la France est quasi-nulle, mais on ne connaît pas le montant exact car les données sur la dette publiées par l’INSEE (4) ne commencent qu’en 1978 (5). 40 ans plus tard, la France a une dette si grande que les impôts des contribuables français, pourtant parmi les plus taxés au monde, ne suffisent pas à payer ses intérêts. Ne parlons même pas du principal.

Dans toutes les tendances politiques tunisiennes, on observe donc trois caractères communs :

– La non remise en cause de l’économie néolibérale (privatisations…)
– La non remise en cause de la tutelle du FMI (PAS, …)
– L’incapacité à s’appuyer sur la force formidable qu’est le peuple pour regagner la souveraineté du pays

Trois signes d’une incapacité à penser le monde en dehors des catégories de la puissance dominante, et donc d’une incapacité à voir l’avenir, car l’avenir est à l’Est, et l’Ouest ne veut surtout pas que les petits passent à l’Est, car ce sont des colonies d’un empire, et qu’un empire vit de ses colonies (cette phrase fera peut-être l’objet d’un article). La crise n’est pas politique, elle est celle d’une classe politique qui ne parvient pas à donner un sens à l’action politique, et qui est donc condamnée à simplement singer cette action politique (6) (7) (8).

Et quand on ne voit pas l’avenir, on ne peut pas donner un sens explicite, intelligible et commun à l’action présente, et on est donc condamné à tourner en rond. Et c’est pour cette raison que nous sommes dans la merde, et pour longtemps encore.

Manny Circus

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Notes :

(1) Voir les vidéos et les articles toujours très instructifs de l’auteur sur YouTube, DailyMotion et ScriptoBlog
(2) Larousse: désorganisation sociale résultant de l’absence de normes communes dans une société. (Notion élaborée par Durkheim)
(3) Exemple : la Libye. Pays socialiste avec le plus haut niveau de vie d’Afrique (avez-vous déjà vu un émigré économique libyen ?), transformé en champ de ruines en quelques mois. Projet d’autoroute transafricaine, projet de dinar-or africain, satellite africain de télécommunications pour éviter de passer par un opérateur européen qui surfacture, etc. Tout ça réduit à néant. Avec pour dommages collatéraux une crise immobilière due à l’afflux de réfugiés libyens, une circulation d’armes de toutes tailles et de toutes sortes (AK-47, lance-roquettes, …), une crise humanitaire aux frontières, etc.
Autre exemple : la Syrie sur laquelle sont déversées des nuées de djihadistes importés de tous les pays possibles et imaginables (France, Tunisie, Yemen, Turquie, etc). Comme cache-sexe de cette déferlante de violence takfiriste, on nous met en avant le Conseil National Syrien, aréopage d’exilés londoniens qui pour certains n’ont pas foulé le sol national depuis 30 ans.
(4) Institut public français chargé des statistiques
(5) http://france-inflation.com/dette_publique_france_1950.php
(6) Si vous n’êtes pas convaincu, posez-vous cette question : combien de minutes de débat à l’ANC est-ce que je peux regarder sans avoir envie de changer de chaîne ou de casser quelque chose ?
(7) jusqu’à l’importation sur une terre majoritairement peuplée d’arabes sunnites du clivage moderniste/rétrograde, soit la théorie du conflit des civilisations à l’intérieur d’une seule et même civilisation…
(8) Moncef Marzouki