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Olfa Riahi, Samir Feriani, Ayoub Massoudi et d’autres ont révélé, chacun à sa façon, des informations sur des actes illicites touchant à l’intérêt général. Ce sont des « lanceurs d’alerte ». Or, une fois l’alerte lancée et le buzz oublié, les auteurs de ces révélations se retrouvent seuls et commencent à tourner dans une spirale infernale de poursuites judiciaires, menaces, lynchages publics et pressions psychologique et économique.

C’est à travers un fait divers que le débat s’est récemment imposé, de nouveau, sur les réseaux sociaux. Anis Azizi, un fonctionnaire public a évoqué une affaire de corruption sur sa page facebook. Quelques jours plus tard, ce même fonctionnaire est assassiné devant chez lui. Même si les premiers éléments de l’enquête prouvent que l’assassinat de ce fonctionnaire n’a aucun rapport avec ses révélations, l’affaire a relancé le débat sur le sort des lanceurs d’alertes et les risques qu’ils encourent en révélant à l’opinion publique des manquements à la loi.

Nulle démocratie, encore moins celle qui est en train de naître, ne peut ignorer le rôle important que jouent des citoyens vigilants prêts à signaler tout acte illicite ou de corruption. Dotées, seulement, de leur bonne intention, ces personnes qui sont appelées aussi des « sonneurs d’alarme » prennent des risques énormes en sortant de leur anonymat pour s’exposer à l’opinion publique et affronter des forces politiques et économiques, souvent, démesurément plus puissantes, influentes et protégées.

Malgré l’adoption de la loi n° 2008-16 du 25 février 2008 portant approbation de la convention des Nations Unies contre la corruption, la Tunisie n’a pas avancé dans le processus législatif pour protéger les lanceurs d’alertes. Ce cadre juridique insuffisant est flagrant dans le décret-loi 2011-120 du 14 novembre 2011 qui contient de nombreuses failles et lacunes, selon les juristes et spécialistes de la lutte contre la corruption. Le cadre spécifique de protection des lanceurs d’alerte ne peut se renforcer sans une volonté politique forte et déterminée.

Cependant, plusieurs exemples montrent que la volonté politique freine, s’acharne même, contre les tentatives citoyennes bienveillantes qui tirent des sonnettes d’alarme dans le seul but de dénoncer des abus. Le SheratonGate en est un exemple parfait. Olfa Riahi a publié, sur son blog, fin décembre 2012, des preuves sur des malversations commises par l’ancien ministre des affaires étrangères, Rafik Abdessalem. Outre les plaintes déposées contre elle, la blogueuse a subi une pression médiatique exagérée et a même reçu des menaces de mort.

Lorsque j’ai révélé l’affaire, je n’ai pas forcément réfléchi aux risques que j’encourais, car j’étais sure de mes révélations et je m’attendais à voir l’autre partie se débattre contre la loi. Je n’aurais jamais imaginé que les rôles s’inverseraient pour me retrouver sur le banc des accusés. J’ai réalisé l’ampleur de la chose, quelques heures après mes révélations, quand j’ai vu les réactions médiatiques.
Tout de suite après, “ils” ont lancé la machine. Une sorte de broyeuse. Et là, on se rend compte que ce pays repose sur un système mis en place pour protéger les tout-puissants, même quand ils sont dans leur tort, affirme Olfa Riahi.

Après plusieurs mois de combats dans les tribunaux, l’affaire est loin d’être finie. La 10ème chambre de mise en accusation a prononcé, mardi 20 mai 2014, son jugement par rapport au deuxième recours déposé par les avocats de Rafik Abdesselem. Le dossier de la SheratonGate sera donc traité par le pôle judiciaire.

Comme le SheratonGate, mais plus compliquée, l’affaire de Feriani, haut responsable au ministère de l’Intérieur, a confirmé, dès le départ, la volonté de l’Etat de conserver ses dossiers compromettants au détriment de la réforme, la justice et le progrès. Feriani était la victime du premier procès politique après le 14 janvier. Son calvaire a commencé après sa lettre ouverte, publiée sur les colonnes de l’Expert, dans laquelle il a pointé du doigt les agissements de certains hauts cadres, pendant l’ère Ben Ali, notamment ceux de Yassine Tayeb, responsable de la Sécurité, qui aurait ordonné la répression de manifestants, dans les régions de Kasserine et de Sidi Bouzid. Samir Feriani a été enlevé devant chez lui, le 29 mai 2011, peu après ses révélations. Après des mois de détention, à la caserne de l’Aouina, pour atteinte à la sûreté de l’Etat, il comparait devant le tribunal militaire de première instance de Tunis. Il sera condamné à une amende de 200 dinars pour avoir imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité. Par contre, aucune enquête n’a été entamée sérieusement sur la base du témoignage de Samir Feriani.

Si Feriani a été libéré grâce à une large mobilisation et une médiatisation conséquente, d’autres lanceurs d’alertes n’ont pas eu cette chance. Leurs affaires ont été malheureusement, oubliées. C’est le cas de Mohamed Arifet, ex-employé dans une société pétrolière basée à Tataouine, qui a publié sur les réseaux sociaux une vidéo montrant les dégâts causés par les déchets pétroliers sur les nappes d’eau, au Sud. Ce lanceur d’alerte écologique a fait appel aux autorités pour intervenir en urgence afin d’arrêter la catastrophe. « Cette société, qui a changé de nom après mes révélations, bâcle le traitement des déchets qui affectent directement l’eau de toute la région », explique Mohamed Arifet.

En plus de son licenciement immédiat suite à ses révélations, Mohamed n’a été reçu par aucun responsable officiel . Sachant qu’il a demandé à maintes reprises à rencontrer le gouverneur et qu’il a déposé un dossier de plainte au ministère de l’Environnement, sa sonnette d’alarme a continué à tinter dans l’oreille des sourds, même après des passages médiatiques et une mobilisation locale sur l’affaire.

Je suis au chômage depuis qu’on m’a confisqué mon laisser passer au désert, sans raison. J’ai reçu des menaces me signifiant que si je continue à aborder le sujet, j’aurai encore plus de problèmes. Je sais que ça n’aboutira à rien, puisque de toute façon, les autorités ne bougent pas pour stopper la catastrophe, conclut amèrement ce père de famille.

La liste des lanceurs d’alerte est encore longue. Nous citerons également l’exemple de Ayoub Messaoudi, ex-conseiller chargé de l’information, auprès du Président de la République Moncef Marzouki, qui a été poursuivi par la justice, suite à ses déclarations télévisées, sur l’irrégularité de l’extradition de l’ex-premier ministre libyen, Baghdadi Mahmoudi, qui s’était réfugié en Tunisie. Après sa démission, Messaoudi a dévoilé une partie du bras de fer, qui a causé le préjudice, et qui s’est jouée au sommet du pouvoir. Suite à ses déclarations, une plainte a été déposée par l’institution militaire à son encontre. Son procès a duré des mois sans qu’il obtienne une clémence. Il est actuellement en France et aucune suite n’a été donnée dans son affaire.

Connu par son engagement, Nawaat a toujours été au cœur de ces révélations fracassantes d’ordre politique, administratif et économique. Parmi les affaires révélées par Nawaat, on trouve la liste des appels téléphoniques controversés de Kamel Letaif avec des figures politiques, médiatiques et des responsables du ministère de l’Intérieur, le trafic d’armes de Fathi Dammak, l’affaire Bouchamaoui, l’affaire Slim Chiboub et la compagnie « Voyageur Oil » and Gas Corporation, l’affaire du ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche Scientifique impliquée dans des pratiques de favoritisme et de corruption … Outre le fait que ces alertes n’ont pas été suivies par des enquêtes judiciaires, les journalistes de Nawaat ont été poursuivis et menacés pour leur travail d’investigation journalistique et de divulgation de documents confidentiels.

C’est en gardant à l’esprit ce problème que Nawaat a lancé sa propre plate-forme sécurisée pour les lanceurs d’alerte : NawaatLeaks. Créée en collaboration avec GlobaLeaks, l’équipe de Nawaat a créé une page spéciale qui déploie un certain nombre d’applications et de techniques open source protégeant ceux qui révèleront des documents et fichiers confidentiels. Ce logiciel protège même les lanceurs d’alerte de l’équipe Nawaat elle-même, qui grâce à ces techniques, ne sera pas en mesure de retracer les lanceurs d’alerte au moyen de leurs adresses mails, adresses IP, noms ou localisations géographiques. Et afin d’assurer une protection supplémentaire pour les lanceurs d’alerte, l’équipe de Nawaat, et avant la publication de tout document confidentiel, détruira toutes les métadonnées accroissant la possibilité d’identification de la source électronique de documents.

De plus en plus, s’aggravent l’hostilité aux valeurs de la transparence et de la justice et la crainte d’en faire les frais, risquant, ainsi, d’étouffer l’implication citoyenne spontanée dans la lutte contre l’injustice, la corruption et l’abus de pouvoir. Le plus alarmant est la négligence affichée par une classe politique, en pleine course vers le pouvoir, vis-à-vis de cette éthique de l’alerte qui est, sans aucun doute, un réflexe normal et un signe de résistance qui rappellent que les abus du passés ont été entretenus par le silence et l’indifférence de la majorité.