Peut-être est-ce à un fécond paradoxe que Fathallah Tv doit sa spécificité: bien que prévu par sa réalisatrice Wided Zoghlami le temps d’un été enchanté, le tournage au long cours de ce film ne l’était point. Filmé clandestinement entre 2007 et 2010, puis s’étalant sur une décennie, ce documentaire sur un groupe de rap s’est tramé selon les filmés avant de se réaliser concrètement avec eux, en leur compagnie. La réalisatrice y embrasse, avec recul, son expérience vécue la tête à moitié dans le guidon, comme si rien n’était gagné d’avance avec le film de vacances envisagé au départ, devenu chemin faisant un geste de transition vers lequel le tournage aura tendu les bras.

Wided Zoghlami, réalisatrice et personnage

La musique comme antidote à la mise au ban

Si Fathallah Tv n’engage pas une confrontation avec la réalité du pays d’avant et d’après la révolution de 2011, c’est parce qu’il fait de ces mutations une basse continue repensée à l’échelle d’une amitié avec trois rappeurs et raggamen, dont la musique est à la fois un cadre à l’intérieur duquel ils évoluent et le moyen qui leur permet de maintenir à flot leurs vies ébréchées. Bien plus qu’un portrait en coupe, le documentaire de Zoghlami est le récit en allers-retours de ce qui s’est noué entre filmeur et filmés. Ce film se passe entre sa réalisatrice, Halim Yousfi, Tiga Blackna et PazaMan : trois membres du groupe Old 9 School, copains fauchés mais vibrant de la même colère face au système. Le dispositif relationnel balisé par les premiers mois de tournage, quatre ans avant la révolution, permet de brosser le portrait d’une jeunesse en déshérence, naviguant à vue, dont les témoignages rappellent la violence d’une répression généralisée, mais s’accrochant malgré tout à la musique comme antidote à la mise au ban. Conquise sur ce qui menace les désirs et les rêves, cette musique n’a pas le pathos de l’abattement pour brûlure première. Elle lorgne vers une persévérance brouillardeuse, une rage qui ne plie pas. En portant à l’écran ces tranches de vies, Zoghlami ne les filme pas comme une communauté indifférenciée ; elle leur donne une singularité en les cadrant seuls ou ensemble. À l’écoute, c’est l’accent gouailleur de Halim Yousfi qui saute aux oreilles ; le freestyle élucubrant de Paza qui transpire la provocation ; et l’autre son de cloche avec Tiga, non moins singulier.

Halim Yousfi

Comme en écho, Fathallah Tv intègre en effet son lot de détails de vie qui en disent plus qu’une immersion au forceps dans l’intimité. Ici, l’ancienne maison familiale de Paza, à laquelle il reste attaché bien qu’elle soit en ruine. Là, un terrain de foot désaffecté, servant de havre de paix aux jeunes comme aux paumés du quartier. Là encore, la vue d’ensemble sur le quartier qu’un recadrage en légère plongée vient décupler. Tourné à Djebel Jelloud, le film plonge au cœur de Fathallah, un quartier de la banlieue ouest de Tunis, peint aux couleurs de la misère, des solitudes et des visages fatigués mais dignes. Au fil de ses rencontres, Zoghlami offre aussi une galerie d’autres portraits, amis ou proches des rappeurs, sans amoindrir ce qui, dans leurs témoignages, tient de l’amère désillusion. C’est de ce contexte que le film tire son argument,sans s’en contenter, pour aborder les parcours personnels de ses personnages loin de toute assignation de laissés-pour-compte. Car répondre au déficit de visibilité d’une jeunesse mise au ban n’entre pas en ligne de compte dans le programme de ce documentaire : pas plus qu’il ne penche du côté du film social, il ne tient en réalité du film de ghetto. Plutôt que de fonctionner comme un milieu qui le ferait pencher vers le sociologisme misérabiliste, l’immersion dans ces espaces de vie permet à Wided Zoghlami deprélever quelques aspects sur un tableau d’ensemble, à l’endroit où l’intime et le social se frôlent dans une négociation constante avec le réel.

Trajectoires personnelles

Cette manière de prélever la vie là même où elle se déploie, traverse en effet le film et oriente en partie sa mise en scène. Le cadreur Hatem Nechi pose rarement sa caméra au sens propre du terme ; à l’épaule, elle est moins dans l’attente que dans le compagnonnage. Peu intrusive, elle se laisse guider soit par Tiga soit par Paza, leur emboîte le pas plutôt qu’elle ne dirige. Wided Zoghlami n’hésite pas à intervenir ou à se détourner furtivement d’une discussion, susciter un zoom pour faire apparaître ce qui reste hors-champ : le temps de la création musicale et l’autour du microcosme qui l’irrigue, portant à sa mesure les tensions de son macrocosme. Cependant, tel un flux de conscience en pleine mutation, Fathallah Tv rebondit sur ce qu’il récolte: on n’est plus seulement dans les coulisses et aux concerts, en présence de sujets en représentation, mais orientés aussi vers une relocalisation de plus en plus entêtante du point de vue de la réalisatrice que la première partie du film a maintenu en filigrane dans l’évolution du groupe musical.

Tiga Black’na

En réalité, là où il semble un peu plus fragile qu’il n’en a l’air, Fathallah Tv menacerait de s’enliser si son récit n’était sous-tendu par les trajectoires personnelles qui s’y sont ouvertes. Bien que le film doive beaucoup à la place réservée au collectif, Zoghlami n’a pas seulement choisi de se faire passeuse de paroles, frustrations et larmes parfois : à l’histoire des rappeurs, le hasard a fait que se mêle l’histoire de Wided et Halim. Voici donc qu’une nouvelle complicité rattrape l’histoire du film au galop, alors qu’une ellipse de dix ans vient faire remonter à la surface cette parenthèse au détour d’une scène où Paza, bourré, crache le morceau et accuse la réalisatrice d’être à l’origine de l’implosion du groupe. C’est avec ce déclic que le film dévie hors de sa trajectoire initiale, et que la parenthèse reprend corps quand la caméra se pose devant Halim, pour revenir sur son incarcération entre la Belgique et la Hollande. En nous permettant d’éprouver le cheminement du couple, la réalisatrice reprend en main la dramaturgie de l’histoire à l’intérieur de ce qui est appelé à devenir un film de transition.

Paza

C’est lorsqu’il se tient au plus près de cette fragilité que le film décolle donc un peu. Entre les questions laissées sans réponses, les confidences qui reprennent leurs droits et le regard porté sur soi qui réclame son dû, la réalisatrice resserre le dernier tiers du film sur son histoire amoureuse. Avec le temps qui panse les plaies et quelques images d’archives qui viennent compléter le tout, Zoghlami se retourne et regarde le bout de chemin parcouru, dans une narration à clé qui revient sur les lignes de fractures. Si c’est avec ce glissement qu’une histoire emboîte le pas à l’autre, sans la sacrifier, c’est qu’elles ne sont que le reflux d’un mouvement plus large, celui de rencontres et de trajectoires où ce qui arrive à côté des images ne compte pas moins que le film lui-même. La démarche est assumée, car c’est là que la question du lien affecte intimement le travail documentaire comme lieu et mise en forme d’un partage. Et il y a quelque chose d’émouvant dans cette volonté qu’a la réalisatrice de trouver un juste milieu entre son histoire et celle du film, entre le souci de l’autre et le désir voire la nécessité de faire œuvre.

Néanmoins, cette volonté est à double tranchant. Elle marque la limite et l’intérêt de la possibilité que l’expérience du film a nourrie, celle d’un espace d’énonciation partagé entre filmeur et filmés. Si le point de vue de Zoghlami se pare au fur et à mesure du tournage d’une couleur née de la contingence des circonstances, il se laisse de moins en moins guider pour reprendre le contrôle du film, comme si sa réappropriation n’était possible qu’en reprenant d’une main ce qu’elle donne de l’autre. La réflexivité dont s’encadre Fathallah Tv, renforcée par un montage refusant la commodité du récit linéaire et rendant indistincts les différents espaces-temps du tournage, aurait pour conséquence de réécrire l’histoire du film beaucoup plus que d’en restituer l’expérience, au risque de refermer l’ouverture réciproque qui était à l’origine de ce documentaire. Dommage que la réalisatrice n’ait pas réservé suffisamment de générosité sur le tableau de l’écriture pour que les limites de celle-ci ne soient pas rédhibitoires.