Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Cinquante-quatre ans plus tard, la révolution de 2011 sonnait le glas de la dictature, mettant fin à la tyrannie «républicaine» de Zine EL Abidine Ben Ali et ouvrant le chemin à une 2ème République : d’abord, en s’opposant aux tentatives de restauration puis en organisant les élections d’une constituante pour donner à l’Etat de nouveaux fondements juridiques. Cette seconde République est-t-elle devenue pour autant démocratique en intégrant sans discrimination les citoyens dans le processus de décision ?

Tout au long de la décennie 2010-2020, des voix s’élèvent régulièrement implorant la République à renouer avec les mots d’ordre de dignité et de travail qui, outre la liberté, ont donné naissance à la Révolution. Tel l’appel des mouvements sociaux qui n’ont cessé de se multiplier, l’exhortation des régions défavorisées et des quartiers populaires qui, périodiquement, se manifestent, ou encore la levée des jeunes de janvier 2021. La République, discrète voir oublieuse jusque-là, est ainsi sommée de renouveler son message, de rassembler ses forces et de repenser son projet.

Crédit photo : Malek Khemiri

La république n’est pas une formule magique pour sortir de la crise. C’est une question de combats et de luttes contre les forces qui veulent la voir sombrer, y compris par la violence et contre celles qui se disent républicaines et veulent renouer avec la vision unique, celle qui a prévalu depuis l’indépendance. Ceux qui n’ont que le «salut du pays» à la bouche et qui prétendent sauver la République mais ne proposent aucune mesure républicaine pour refaire société, intégrer les exclus et protéger les discriminés. La République est née sociale, elle se meurt en se reniant.

Il faut que le mot République sonne vrai et qu’il corresponde à la réalisation de la dignité, de la liberté, de la justice, de l’ordre mais aussi de l’égalité de façon à ne pas exclure et à ne pas mettre sur la touche le peuple des «sans-droits».

Tel est le sens de l’ouvrage collectif  «Que vive la République ! Tunisie 1957-2017» qui a l’ambition de «parler d’elle et de la faire parler».

Parler de la République… et de ses avatars

Parler de la République, c’est revenir aux principaux événements et faits qui ont préparé le terrain à son éclosion et décrire le parcours qu’elle a emprunté depuis sa proclamation.

Le déclin inexorable de la monarchie beylicale malgré les réformes entreprises, au temps de la Nahdha, puis le choc colonial qui a impulsé une «modernité» à marche forcée au profit de l’occupant, ont été à l’origine d’une résistance s’exprimant d’une part dans un mouvement intellectuel et littéraire de l’élite tunisienne, d’autre part dans la mobilisation d’un mouvement national et un syndicalisme actif qui agissaient de concert avec les beys patriotes.

Les circonstances de la proclamation de la République en 1957 s’apparentent dans de nombreux commentaires à un renversement «inattendu» du bey avec le consentement de la majorité des Tunisiens qui ont trouvé dans la duplicité avec le colon du dernier bey Lamine des raisons de lâcher ce dernier, lui qui accepta le trône après la destitution par l’autorité coloniale de Moncef Bey.

La première République a posé les fondations du nouvel Etat indépendant en adoptant sous l’impulsion de Habib Bourguiba des lois allant dans le sens de la modernisation: réforme de l’administration régionale, suppression des caïdats et formation des gouvernorats et des municipalités, suppression des habous publics et transfert au domaine public, tunisification des services de sécurité, adoption du Code du statut personnel, éducation gratuite pour tous, création du premier noyau de l’armée nationale. Des lois qui ont été ratifiées par le Bey (décrets beylicaux) avant sa destitution.

La République du monarque

«Je sais toute l’affection (que le peuple tunisien) me porte. Certains ont pensé que je pourrais prendre en charge ses destinées. Mais j’ai un tel respect pour le peuple que je ne lui souhaite pas de maitre et que seul le choix que je puisse lui indiquer est le choix de la République ». Extrait du discours de Habib Bourguiba prononcé à la Constituante le 25 juillet 1957.

La République prend ainsi son envol avec pour devise: «liberté, ordre, justice» et pour chant l’hymne national que des générations de Tunisien(nes) continuent à entonner pour se donner du cœur au ventre. Elle est confortée par l’adoption de la Constitution de 1959 dont l’article 1er stipule : «la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime est la République». Elle engage des chantiers immenses dont les effets sont encore palpables: la sécularisation des institutions de l’Etat et de la société, le développement des services publics, l’enseignement généralisé et gratuit, la santé pour toutes et tous et le planning familial. Une fois la souveraineté nationale retrouvée avec la guerre de Bizerte et l’évacuation des troupes françaises, la Tunisie déploie une diplomatie lui donnant un rayonnement allant bien au-delà de son poids économique ou démographique.

Trente ans qui ont transformé le pays. La société a changé de fond en comble. Mais la promesse démocratique ne sera pas tenue. La République a, dès l’origine, dévié de ses principes se donnant un monarque à sa tête (Bourguiba président à vie), mettant « l’ordre avant la liberté et la justice », devenant ainsi celle du parti unique (le Parti socialiste destourien – PSD) en mettant au pas l’opposition par l’interdiction, la répression, les arrestations, les procès et la torture…

Statue de Bourguiba au cœur de Tunis. Crédit photo : Hammadi Lessoued

La fin de règne du «monarque républicain» faite d’intrigues et de guerre de clans au sein des cercles du pouvoir avec en arrière-plan la confrontation avec les islamistes (le Mouvement de la tendance islamique MTI, prédécesseur d’Ennahda) va permettre à un général des renseignements, Ben Ali, d’organiser un coup d’état médical, le 7 novembre 1987. Il destitue Bourguiba pour «cause de sénilité et aggravation de son état de santé» et invoque «le devoir national pour le déclarer dans l’incapacité d’assumer les charges de la Présidence de la République» qui, en vertu de l’article 57 de la Constitution de 1959, lui reviennent de même que celle du «commandement suprême de nos forces armées».

La République dénaturée

Reprenant presque mot pour mot la phrase proclamée par Bourguiba devant la constituante, «Notre peuple a atteint un tel niveau de responsabilité et de maturité », la déclaration du 7 novembre 1987 insiste sur le fait «que tous ses éléments et ses composantes sont à même d’apporter leur contribution constructive à la gestion de ses affaires conformément à l’idée républicaine, qui confère aux institutions toute leur plénitude et garantit les conditions d’une démocratie responsable, ainsi que dans le respect de la souveraineté nationale telle qu’elle est inscrite dans la Constitution.»

La majorité des citoyens croient alors à un changement réel et en une démocratisation du pays faisant de la déclaration du 7 novembre 1987 un quasi- préambule de la Constitution. «L’époque que nous vivons ne peut souffrir ni de présidence à vie, ni de succession automatique à la tête de l’Etat desquelles le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse» (Extrait). L’espoir semble alors renaître. Mais, une fois aux manettes, Ben Ali œuvre pour soumettre le droit à son arbitraire via des amendements constitutionnels. Il supprime la succession automatique au profit du premier ministre (brèche par laquelle il s’était glissé), lui retire la compétence de «disposer de l’administration et de l’ordre public» et modifie l’article 63 de telle sorte qu’en cas d’adoption par la chambre d’une hypothétique et inimaginable motion de censure, le président même désavoué, ne serait pas contraint de démissionner (loi constitutionnelle n°88-88 du 25 juillet 1988).

La dernière révision en date en 1997 (loi constitutionnelle n°97-65) instaure un régime de «caudillo» («un chef, un peuple») élargissant dans un flou des plus suspects le champ référendaire lui permettant ainsi de détenir seul l’initiative. Ce qu’il ne tarde pas à faire quatre ans plus tard. Le 26 mai 2002, jour du referendum-plébiscite est celui de l’enterrement de la République, un attentat contre la justice où le premier citoyen tunisien, le président, se prémunit contre tout contrôle et toute sanction populaire ou judiciaire. Pour l’éternité !

Ben Ali a gouverné sans partage de novembre 1987 à janvier 2011 s’appuyant sur un appareil policier tentaculaire pour éliminer tous ses adversaires politiques. Dans la foulée de la répression du mouvement islamiste au début des années 1990, l’ensemble de la société a été soumis à un quadrillage policier afin d’éliminer tout potentiel de contestation, usant systématiquement de la torture pour arracher les aveux et faire condamner les prévenus par une justice aux ordres, indifférente aux souffrances des victimes et de leurs familles. Aux méthodes classiques de la répression pratiquées au grand jour, se sont ajoutées celles de l’ombre, étendues d’ailleurs à la sphère économique. La république s’est réduite à un système pyramidal sur lequel règne un président s’appuyant sur des proches pratiquant l’omerta, soudés le plus souvent par des liens de parenté et/ou d’allégeance, mais aussi sur des technocrates parvenus.

Le climat qui accompagne la dérive autoritaire évacue la politique de la vie quotidienne, de la vie publique, des médias. Tout se passe comme si la politique devait être du seul ressort du président.

Un régime autoritaire et policer – s’appuyant sur ses deux leviers : le despotisme et le népotisme- a dénaturé pendant 22 ans la République. Auparavant, celle-ci a été malmenée à plusieurs reprises et a connu quelques avatars pendant la période bourguibienne. Elle aurait pu s’appuyer sur une constitution préservant l’esprit des fondateurs et permettant l’accès de Tunisie à la modernité politique. Il n’en fut rien et le benalisme sera la sanction des choix tragiques de la première République. Pour Ben Ali, sa famille et ses proches, engagés jusqu’au cou dans une corruption généralisée, il était hors de question d’envisager un seul instant une alternance douce et négociée.

La Révolution ou l’espoir d’une nouvelle république

Le geste hautement symbolique de Mohamed Bouazizi, 26 ans, vendeur ambulant, sonne le glas de cette république de la peur. En s’immolant, le 17 décembre 2010,  suite à une altercation avec une employée de la police municipale, il enclenche un cycle insurrectionnel qui, partie de la ville de Sidi Bouzid, s’étend à tout le pays. Les forces vives du pays (jeunes, femmes, avocats, syndicalistes , étudiants…) se mobilisent pour réclamer le départ du dictateur. Des martyrs (319) tombent sous les balles des forces de l’ordre et des blessés (3.729) portent sur leurs corps pour toujours la marque de l’infamie d’une dictature en train de tomber. Ils sont les martyrs et les blessés de la révolution mais les oubliés de la république.

Depuis, le pays s’est engagé sur le chemin de la régénérescence de la république, un chemin fait de luttes et de sacrifices. Craignant de voir la révolution confisquée avec l’annonce, le 14 janvier 2011, d’un gouvernement composé pour l’essentiel d’anciens dirigeants du parti au pouvoir depuis 1956 (le Rassemblement constitutionnel destourien-RCD), des jeunes venant de tout le pays ont marché sur Tunis pour réaliser la plus grande occupation de l’espace public de l’histoire de la Tunisie (Kasbah 1 et 2) contraignant Mohamed Ghannouchi, Premier ministre, à remanier le gouvernement puis, le 27 février 2011, à démissionner. Au lieu et place d’une évolution par le haut basée sur une révision des dispositions de la Constitution de 1959 ou sur sa refonte en vase clos, la rue a imposé une autre voie «par le bas», celle de l’élection d’une constituante, c’est-à-dire la redéfinition des fondements de la république.

Sit-in de la Kasbah

Une période provisoire s’est engagée pour donner suite à la suspension de la Constitution de 1959 et de toutes les institutions afférentes, à l’exception de celle la justice. Foued Mbazzaa, président intérimaire, a nommé Beji Caïd Essebsi à la tête d’un gouvernement provisoire pour gérer, par décrets-lois, les affaires courantes jusqu’aux élections. Il a aussi négocié avec les acteurs de la société civile et les partis d’opposition la mise en place d’une instance pour « la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique » (dite Haute instance), une sorte de parlement impromptu rassemblant des représentants de la société civile, des organisations professionnelles, des partis politiques d’opposition ainsi que des régions de l’intérieur. Celle-ci est chargée de créer les conditions propices à la tenue d’élections. Plusieurs décrets-lois ont été alors élaborés par la Haute instance puis adoptés par le gouvernement et ratifiés par le Président : loi électorale, loi relative à l’instance électorale, lois relatives aux associations et aux partis. Le gouvernement provisoire, quant à lui, a adopté une série de mesures libéralisant la vie publique (autorisations accordées à des centaines d’associations, à de nouveaux partis, médias…), levant les réserves formulées par la dictature à l’égard de plusieurs Conventions internationales en matière de droit de l’homme et de lutte contre l’impunité. Une amnistie générale a été décrétée.

Faire vivre la République

L’année 2011 est celle des premières élections démocratiques et honnêtes de l’histoire du pays, celles de l’Assemblée nationale constituante (ANC) qui, avec ses 217 membres, siègera jusque janvier 2014, accordera sa confiance à trois gouvernements et finira par rendre, dans la peine et la douleur, le 26 janvier 2014, sa copie de la Constitution. Car entretemps un climat de peur et de violence, psychologique et physique s’installe toléré par la majorité au pouvoir et favorisant l’émergence d’un terrorisme islamiste. La République est en danger : ses institutions, son armée et ses forces de sécurité intérieure deviennent la cible des attentats. La population vit dans la peur, des responsables syndicaux, des personnalités politiques, des intellectuels, des journalistes et des associatifs sont menacés de mort et vivent sous la protection rapprochée de la police. Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi sont assassinés.

Fresque murale en hommage à Chokri Belaid à Djebel Jelloud. Crédit photo : Ahmed Zarrouki

La résistance de la société s’organise en bonne partie grâce à la mobilisation des femmes pour aboutir au sit-in Errahil au Bardo qui appelle à la dissolution de l’ANC et à la démission du gouvernement. S’engage alors une épreuve de force dont l’issue sera le dialogue national sous l’égide de quatre organisations ultérieurement nobélisées : UGTT, UTICA, LTDH et Ordre des avocats. La Constitution a été adoptée et la République semble sauve. S’ouvre alors pour le pays un nouveau cycle électoral visant à instaurer des institutions légitimes : élections législatives de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), présidentielles 2014 et 2019, puis municipales 2018.

Le processus électoral se poursuit vaille que vaille, mais l’incurie des acteurs politiques et l’incapacité des formations partisanes à mettre en place des institutions et des contre-pouvoirs solides et durables sont avérées. La République de 2021 ressemble à un bateau ivre voguant dans le brouillard.

Sept ans après l’adoption de la Constitution, la tournure des évènements est inquiétante et l’espérance politique et sociale portée par la Révolution de 2011 est battue en brèche avec pour risque majeur l’enterrement du projet politique révolutionnaire

« Faire vivre » la République c’est souligner le contenu civique de l’amour du pays. C’est se réunir autour d’un récit collectif sans être prisonnier de la nostalgie du (des) pères fondateurs. C’est surtout être soucieux de la vie des gens ici et maintenant. Les jeunes, les femmes, les diplômés chômeurs, les minorités, les régions entières… celles et ceux qui ont allumé la flamme, qui ont donné des martyrs et qui se révoltent parce qu’ils se sentent de plus en plus marginalisés et exclus de la République. Au-delà de l’incantation à la démocratie procédurale et aux échéances électorales, il y a lieu de fabriquer un imaginaire républicain commun qui porte la grande espérance politique et sociale de la Révolution.

«La République souveraine, démocratique et sociale, à même de se tailler sa place dans le monde et de se mouvoir dans les espaces de ses appartenances diverses, au Maghreb, en Afrique, en Méditerranée, dans le monde arabo-musulman, cette République n’est pas une utopie, elle est à notre portée. Faut-il que nous en prenions conscience, faut-il que nous la voulions et qu’en regard du respect du citoyen par l’Etat, chacune, chacun y mette des devoirs ». C’est par ces phrases empreintes d’espérance que se termine l’ouvrage « Que vive la République ! Tunisie 1957-2017». Editions Alif.