L’annonce a été abondamment commentée sur les réseaux sociaux. En indiquant sa participation au Sommet de la francophonie, le premier ministre canadien Justin Trudeau a mis fin aux spéculations quant à un éventuel boycott de l’évènement par Ottawa. Le Canada pèse lourd dans l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). En effet, trois de ses entités ont un statut de membre à part entière : le gouvernement fédéral, le Québec et le Nouveau Brunswick. Pour sa part, l’Ontario dispose du statut d’observateur. En outre, des provinces anglophones contribuent au budget : en 2020, neuf entités ont subventionné l’OIF pour un total de 15,6%. A titre de comparaison, la France, première entité contributrice, ne verse que 5% au pot commun.

Tergiversations canadiennes

Ce coup de théâtre est le dernier épisode du feuilleton du 18ème Sommet de la francophonie. Initialement prévu en 2020, il a été repoussé une première fois à cause de la pandémie du Covid-19. En 2021, le coup de force de Kais Saied, intervenu à moins de 4 mois de la date de la rencontre, a provoqué un certain malaise diplomatique. Après plusieurs semaines de rumeur, l’OIF a annoncé le report d’un an de la date du sommet. L’ancien président Moncef Marzouki, qui s’est attribué le mérite de cette déconvenue, a essuyé les foudres de Kais Saied. Le chef de l’Etat a ordonné à ce que le parquet enquête sur la responsabilité de son prédécesseur. C’est ainsi qu’en décembre 2021, le tribunal de Tunis a condamné Marzouki par contumace à quatre ans de réclusion pour des propos « allant à l’encontre de la sûreté de l’Etat et nuisant aux intérêts de la Tunisie à l’étranger ».

Si la venue de Trudeau est un tel évènement, c’est que, des mois durant, des rumeurs ont fait état de pressions canadiennes pour que le Sommet se tienne dans un autre pays. Selon le journal canadien La Presse, le Premier ministre a émis des doutes quant à sa participation et n’a pas démenti les pressions. Du côté de la diaspora, un travail de lobbying et de contre-lobbying a été observé pour peser sur la décision d’Ottawa. En cause, l’état de la démocratie et des libertés depuis le 25 juillet 2021.

La participation de Trudeau et celle probable du président français Emmanuel Macron tendent à relativiser la théorie de l’isolement de la Tunisie depuis la mise en place de l’Etat d’exception. Notons d’abord que le pays n’a à aucun moment été mis au ban des nations. La relation avec les Occidentaux a pourtant évolué depuis le coup de force. En 2021, c’est dans le cadre du G7 (qui compte la France et le Canada), que les pays de l’Ouest ont préféré faire part de leurs inquiétudes quant à l’état de la démocratie. Mais depuis l’annonce, le 13 décembre 2021, de la feuille de route de sortie de l’état d’exception, les positions publiques ont changé et se sont individualisées.

L’austérité, une condition décisive

Passés les premiers mois dans lesquels Saied a montré une détermination à mettre en œuvre son projet – comptant sur un soutien populaire important –, les Occidentaux ont davantage mis l’accent sur les « réformes économiques » à mener. C’est dans ce cadre que les négociations entre la Tunisie et le FMI ont été encouragées par les Européens et les Américains. Cet « encouragement » a notamment été formulé par la chargée d’affaires de l’ambassade des Etats-Unis, Natasha Franceschi, lors d’entretiens bilatéraux avec la Cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et du ministre de l’Economie, Samir Saïed. Après une brouille diplomatique due aux critiques formulées par des responsables et élus américains sur la situation démocratique, Washington et Tunis semblent avoir trouvé des convergences sur les questions économiques.

Depuis 2013, les différents plans d’austérité envisagés pour que le pays renoue avec la soutenabilité de sa dette se sont heurtés au refus d’une part de la classe politique, syndicale et associative. La concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif, en place depuis le déclenchement de l’état d’exception, change la donne. En effet, le gel du Parlement et l’affaiblissement des contrepouvoirs donnent plus de latitude à des gouvernants qui communiquent très peu sur des décisions aux impacts critiques. En outre, la mise en place d’un nouveau régime présidentialiste minorant le rôle du Parlement et des partis permet plus « d’efficacité » dans la prise de décision. Enfin, les résultats du référendum du 25 juillet 2022, l’absence de mouvements sociaux d’ampleur et la popularité de Saied ont sans doute convaincu les dirigeants occidentaux de la stabilité du nouveau régime.

Lutte anti-migratoire : l’absolution !

La lutte contre l’immigration irrégulière en provenance du sud de la Méditerranée constitue l’autre sujet crucial pour les Européens. Comme nous l’évoquions déjà en novembre 2021, le 25 juillet 2021 n’a pas constitué une rupture dans la politique sécuritaire des autorités tunisiennes.

Outre l’accélération des réadmissions et la transformation de l’aéroport de Tabarka en un terminal d’accueil pour les « charters d’expulsion », les autorités multiplient les contrôles en amont. C’est ainsi que des jeunes sont empêchés d’accéder à des villes constituant des points de départ potentiels pour l’Europe, tel que Kerkennah. Après avoir réduit de 30% les visas accordés aux ressortissants tunisiens, les autorités françaises ont repris la cadence normale d’attribution de ces sésames. Dans le communiqué conjoint des deux ministres de l’Intérieur, nous pouvons lire : « Les ministres ont fait le point sur la coopération en matière migratoire et de mobilité et se sont félicités de la bonne dynamique en cours». Autrement dit, Paris voit d’un bon œil le traitement sécuritaire des autorités tunisiennes.

Si les capitales occidentales agitent les questions relatives au respect de la démocratie et des droits humains pour faire pression sur les pays du Sud, elles savent être discrètes sur ces sujets quand leurs intérêts sont en jeu. La dernière manifestation de cette duplicité concerne l’organisation, à Charm el-Cheikh, de la COP 27, au moment même où le militant Alaa Abdel Fattah est dans un état critique. Cette icône de la révolution égyptienne, en prison depuis 2019, observe une grève de la faim pour protester contre son incarcération, symbole des violations des droits humains. Cela n’a pas empêché les plus grands dirigeants des démocraties occidentales de se rendre à la station balnéaire de la Mer Rouge et de normaliser avec le régime d’Abdelfattah Sissi.

L’Afrique, un enjeu géopolitique majeur

L’autre élément expliquant la bienveillance de Paris, Québec et Ottawa, est la lutte d’influence sur le continent africain. La France (et dans une moindre mesure le Canada et le Québec) fait face à plusieurs défis. La Chine intervient de plus en plus dans les économies du continent, notamment dans les anciennes colonies françaises. L’influence est également culturelle via les centres et laboratoires Confucius. Selon un rapport de l’Institut français de relations internationales (IFRI), en 2020, on comptait 61 centres culturels (Institut Confucius) et 44 laboratoires de langue (Classe Confucius) répartis dans 46 pays africains. Pour sa part, la Russie étend également son influence en matière militaire, à travers les milices Wagner mais aussi en matière de soft power, par le truchement de RT France, qui continue à émettre en direction des pays d’Afrique francophone. Enfin, au moment où l’Algérie, pays non-membre de l’OIF, opère un basculement progressif vers l’anglais, les leaders occidentaux francophones semblent prêts à se montrer compréhensifs envers des pays qui continuent à accorder une importance à la langue de Molière.

L’Afrique dispose du premier contingent d’Etats membres de l’OIF. Le rapport au coup de force y est complexe. La plupart des pays du continent ont participé au sommet TICAD 8, tenu en août dernier. Quelques semaines plus tard, la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples a condamné la Tunisie à revenir sur l’architecture institutionnelle issue du décret 117 du 22 septembre 2022. Une requête qui a de fortes chances de rester lettre morte.

Après moult rebondissements, le Sommet de la francophonie va se tenir avec la bénédiction des entités les plus influentes (Canada, Québec, France, Belgique) et une représentation politique de haut niveau. Ceux-ci ont préféré modérer leurs critiques du régime de Kais Saied qui ne s’avère pas hostile à leurs intérêts, rappelant encore une fois que la question des « valeurs » n’est qu’une variable d’ajustement dans le dispositif occidental.