Pour le juriste que nous sommes, impliqué dans un média qu’est Nawaat, l’exemple de la crise vécue actuellement par le journalisme tunisien, au travers de son cadre normatif, nous paraît assez symptomatique de la crise plus générale que vit la société tunisienne au lendemain d’une révolution. Le secteur de la presse tunisienne s’est soudainement réveillé, comme l’ensemble de la société tunisienne, pour affronter les outrages perpétrés durant la dictature. Toute une société, en effet, va se retrouver confrontée aux actes des indignes ayant agi en toute impunité, après avoir monnayé leurs honneurs auprès d’une vile dictature. L’état du système du droit, déjà en crise sous la dictature, s’est retrouvé dans l’incapacité de proposer des dispositifs « civilisés » pour solder un lourd passé. Si, pour certains faits, une loi organique relative à la justice transitionnelle fut promulguée (1), pour d’autres, l’incapacité du droit à apporter une réponse satisfaisante se fait toujours sentir.
Il n’en est pas moins vrai, cependant, que la crise du système normatif est un phénomène ordinaire pour toute société qui vit une profonde transition sociale. D’abord, parce que la crise du droit, en particulier, reflète la crise plus générale —issue des différents conflits sociaux— que traverse la société en état de transition (2) ; ensuite, parce que chaque norme qui consacre une nouvelle valeur sociale remet en cause, par la même occasion, la cohérence interne de l’ensemble dudit système normatif. Cette remise en cause sera d’autant plus importante que le sera l’ampleur des mutations subies (politiques, sociales, culturelles, éthiques, religieuses, etc.). Et, manifestement, ainsi que le souligne Alexandre Kojève « les contradictions entre les diverses règles de droit en vigueur ne se manifestent qu’à des époques de transition, quand un système est en train de céder la place à un autre » (3). Et ce rapport étroit entre crise du droit et transition sociale devient tel, qu’on aboutit, à certains égards, à l’équivalence des expressions « crise » et « transition ». En effet, si le terme « transition » signifie : « passage d’un état à un autre » (Le Grand Robert) ou encore, à peu de choses près : « une transformation d’état », c’est, précisément, en ces termes que Michel Dobry définit l’un des sens de la notion de crise (4). Par conséquent, « les conflits et contradictions [sociaux] —constate Guy Rocher dans la même veine— sont un facteur de changement social » (5) ordinaire et dont la crise du système normatif n’en est que le reflet naturel (6).
L’incapacité due à cette crise, entre autres, à fournir des réponses, va être d’autant plus perceptible dès que l’on aborde le passif des violations déontologiques dans le secteur des médias sous le règne de Ben Ali. Entre menaces de « listes noires » et incapacité du droit à arbitrer (I), la réponse va s’avérer complexe. Une complexité que révèle volontiers une esquisse de déconstruction de la présente crise éthique du journalisme tunisien (II). Et la sortie du tunnel ne semble pas si proche, tant la dimension économique, y compris durant la période postrévolutionnaire, mêle argent et déontologie dans une difficile équation (III).
I. — Listes noires et défaillance du droit à apporter des réponses.
Comment résoudre ce qui relève de cette impuissance du droit à rendre justice et, en l’espèce, à faire rendre compte à ceux qui ont profité de l’argent du contribuable pour diffamer, mentir, manipuler et produire une infâme propagande ?
Dans nombre de sociétés, le premier réflexe, lorsque le vent tourne à la défaveur des méprisables, lesdites sociétés s’empressent à pointer les noms de ceux qui ont cristallisé colère, haine et rancune durant des années. De la réaction « paroxyste » des purges qui peuvent être d’une violence physique sanglante, aux « listes noires » destinées à jeter l’opprobre, la « vengeance populaire » relève de sa propre dynamique, notamment par l’élaboration de cesdites listes noires.
Certaines listes seront particulièrement faciles à dresser. Citons celle très anecdotique des magistrats français ayant prêté allégeance au Maréchal Pétain. Pour la dresser à la Libération, il a suffi d’y inclure tous les noms des magistrats à l’exception de ce héros, Paul Didier, seul magistrat, sous Vichy, qui refusa de prêter le Serment de fidélité à Pétain (7). Toujours en France, il y aura également les listes noires publiées par le Comité National des Éditeurs recensant les auteurs ayant collaboré avec les nazis (8). Son impact auprès des éditeurs fut relativement important durant quelques décennies, mais s’estompa par la suite progressivement.
Ces listes noires vont ainsi être l’occasion pour la société de mettre devant leurs responsabilités morales et politiques les indignes. Au-delà de leurs aspects vindicatifs (nous y reviendrons), ces listes noires -non sans dommages collatéraux- contribuent, en effet, à exorciser le passé en comblant ce qui relève difficilement de la procédure judiciaire, en l’occurrence la responsabilité morale et politique envers la société.
Parce que ces listes noires vont être l’objet de débats publics, elles contribuent ainsi à forger une certaine perception sociale de cet aspect intolérable de la violation de l’éthique, de la déontologie et du droit tout court. Un cadre professionnel sain ne se bâtit pas sur des slogans d’un semblant d’éthique. Il se forge surtout au travers de cette capacité à enraciner une culture populaire qui tend à rendre inacceptables, voire insoutenables, aux yeux de l’opinion publique les violations du droit et de la déontologie. C’est de cette perception sociale de la transgression que dépendra -aussi- l’effectivité du discours éthique, plutôt que des slogans martelés doctement (cf. infra, sec. II).
Cependant, nous l’avouons, tout n’est pas si simple. Car comme la plupart des juristes, nous éprouvons une certaine aversion contre la vindicte populaire et le lynchage public. En cela, ce n’est pas tant le principe des listes noires qui nous gêne, mais qui les dresse, en vertu de quelles procédures et selon quels critères pour inclure les noms ? Pour notre part, la question s’était déjà posée tout juste après la révolution au sujet de l’exclusion in jure des anciens dignitaires du régime de Ben Ali pour les futures élections devant avoir lieu. Voici ce que nous avons écrit le 16 avril 2011 :
« […] où commence l’exclusion et où s’achèvera-t-elle ? Faut-il s’arrêter aux ministres, aux membres du bureau politique et ceux du comité central du RCD, aux SG des comités de coordination, aux gouverneurs, aux présidents des cellules du RCD ? Ou faut-il inclure également les présidents des différents syndicats, les présidents des différents ordres professionnels, les présidents de quasi toutes les associations sportives, les P.D.G. des entreprises publiques comme privées, bref tous ceux qui rivalisaient de bêtises et de mensonges dans leurs communiqués de soutien et d’exhortation, plus ridicules les uns que les autres ? […] J’avoue que, pour des raisons morales, je n’ai pas de réponse au fait de savoir où devrait se situer la frontière de cette exclusion in jure. En revanche, ce que je trouve scandaleux de la part de toutes les personnes mentionnées, c’est l’absence d’excuses publiques pour tout le mal qu’elles ont fait à la démocratie, à la République et au peuple tunisien. »(9)
Plus que les raisons morales, il y a aussi les raisons juridiques. Car, hors de toute procédure légale, de telles « listes noires », entre autres, violent :
le droit à la défense et le double degré de juridiction ;
— instituent une sanction collective qui ignore le degré de responsabilité de chacun et les circonstances atténuantes relatives notamment aux conditions sociales parfois dramatiques de certains ;
— mettent sur le même pied d’égalité « le salaud » qui a fait de la vénalité de son honneur une pratique quotidienne, avec celui qui fut confronté, impuissant, à la bassesse des puissants.
Et c’est en cela aussi que le « Livre noir, Système de propagande sous Ben Ali » du président Marzouki a gravement failli ; ceci outre son opacité totale quant aux conditions et critères ayant orienté son contenu. Car, si « l’établissement de la vérité sur le système de la propagande, de censure et de la corruption est nécessaire pour rompre avec le passé, la méthode —appréciée fort justement par Riadh Ferjani, membre de la HAICA— est [elle] contestable. » (10)
Ainsi, oui, les « listes noires » élaborées selon des critères rigoureux contribuent, sans aucun doute, à faire avancer la vérité. Mais, il s’agit de ces listes qui doivent contenir des noms à côté desquels figurent précisément les degrés de responsabilité de chacun ; lesquelles listes doivent être élaborées selon une procédure légale rigoureuse, dans le respect le plus strict du droit à la défense. Et parce que l’élaboration de telles listes requiert des pouvoirs juridictionnels, ni la présidence de la République, ni le SNJT ne sont en mesure de le faire sans violer la même déontologie journalistique dont il est question, tout comme l’idée que nous nous faisons d’une certaine éthique républicaine.
Le « Livre noir de Marzouki » a-t-il vu le jour parce que le droit a trop tardé à proposer un dispositif judiciaire qui satisfasse un réel besoin d’exorciser les démons du passé ? Sûrement ! La loi organique n° 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à la justice transitionnelle, sera-t-elle en mesure de s’immiscer dans le champ journalistique pour apporter une réponse qui apaise, rende justice et fasse restituer au trésor public l’argent versé en toute illégalité aux indignes ? C’est à voir. Car tout dépendra des pressions du corps social et de son besoin d’avoir une presse digne et intègre.
Car, faut-il le souligner, les graves violations déontologiques sous le régime de Ben Ali n’étaient pas destinées aux « séniles», mais à tout un peuple qui a fini par s’en accommoder jusqu’au 14 janvier 2011. Face à une certaine forme de passivité, tout était permis à la machine propagandiste de Ben Ali. Au point qu’un 19 novembre 2006, l’intégralité –oui l’intégralité !- du temps passé sur l’actualité nationale au sein du JT de la chaîne nationale fut consacrée à Leïla Trabelsi, épouse Ben Ali, et cela sous le regard de tous (11). Ce même regard passif, parfois complice, a aussi sa part de responsabilité morale, tel que habilement stigmatisé par Azyz Ammamy dans un article incisif en rapport avec le Livre noir de Marzouki (12). Le rôle de ce réceptacle malléable et parfois complaisant, qu’est l’opinion publique, ne peut être ignoré, a fortiori lorsque l’on s’essaie à déconstruire la crise éthique du journalisme tunisien.
II.— Une succincte déconstruction de la crise éthique du journalisme tunisien.
Afin d’aborder la situation de la crise actuelle du journalisme tunisien, il convient de revenir au sens qui fut celui de son cadre juridique et déontologique d’avant la révolution du 14 janvier 2011.
Pour rappel, sur le plan des déclarations politiques, la liberté et le pluralisme d’expression qui incarnent ce pilier indispensable à l’exercice de la démocratie politique —donc pluraliste— furent reconnus en Tunisie dès l’indépendance. Quelques semaines, en effet, après celle-ci (20 mars 1956), Habib Bourguiba, fidèle à son discours de l’époque coloniale, n’a pas manqué de rappeler sa vision libérale du pluralisme d’expression, condition indispensable à l’exercice du pluralisme politique. Une liberté de pensée vis-à-vis de laquelle il se plaisait à souligner : « nous acceptons volontiers l’opposition et nous reconnaissons ses droits, car elle est une condition essentielle de la liberté et de la démocratie »(13). Dans le même sens, quelques années plus tard (1960), il confirmait sur le même ton : « Il n’y a dans ce pays ni régime policier, ni contrainte, ni répression. Pas plus —assénait-il— qu’il n’y a de tentative d’endormir l’opinion ou de conditionner les esprits. » (14). Cette reconnaissance factice de la liberté de pensée dans une démocratie politique n’était pas en reste dans les discours de son successeur Ben Ali, dont le double discours atteindra des sommets.
Dans les faits, durant les 50 dernières années, le journalisme tunisien allait vivre une carence fonctionnelle, au sens durkheimien, totale. On relève une distorsion —ou faut-il dire un gouffre— entre ce qu’était supposée être la fonction des médias dans un pays aspirant réellement à la démocratie et ce qu’elle fut. De ce pilier de la démocratie que devait être la liberté de la presse, nous avons assisté à une « pratique médiatique en Tunisie […] telle que les médias dans leur ensemble —résume fort pertinemment Larbi Chouikha— sont conçus comme un “ appareil d’État ”, c’est-à-dire un instrument de pouvoir qui permet à l’institution politique incarnée par son leadership, de se représenter, de se légitimer, et d’être la seule détentrice du pouvoir d’interprétation sur les élites » (15).
Dans ce contexte, la législation relative à la presse supposée encadrer le pluralisme d’expression ne va exister que parce que les dirigeants ne pouvaient plus passer outre la reconnaissance de son principe. Aussi, cette reconnaissance va-t-elle s’accompagner de toutes les mesures tendant à vider ce pluralisme d’expression de sa substance par son encadrement juridique (16). Ceci explique, au demeurant, pourquoi le contenu principal des codes était incarné par des articles répressifs. Cette législation, pourtant si sévère, ne suffisait cependant pas, à elle seule, à bâillonner les médias. Car, il n’y aura aucun frein, aucun contre-pouvoir en mesure d’empêcher les autorités de procéder à tous les abus de droit pour réduire au silence n’importe quel journal. Tous les moyens vont être mis à contribution, aussi sournois soient-ils, pour réduire au silence les journaux « intrépides ». Contrôle fiscal inopiné, tracasseries des imprimeries sous contrôle de l’État, coup de téléphone menaçant, violence physique, emprisonnement, harcèlement et saisies des numéros sans la moindre explication arrivèrent à bout des journaux les plus téméraires.
Durant ces 50 dernières années, l’aspect le plus insidieux de la situation de la presse tunisienne n’était pas tant dans le caractère répressif de son cadre juridique. Car, pour autant que ce cadre fut répressif, nous pouvons affirmer, sans risque, que son étude n’est pas à même de permettre une description fidèle de la réalité répressive, tant celle-ci le dépassait. À long terme, l’aspect le plus insidieux a plutôt résidé dans l’enracinement d’une tradition, à présent cinquantenaire, qui a fait peu de cas des violations des règles qui régissent le secteur de l’information. C’est cette tradition cinquantenaire qui va, entre autres, mouler le degré de tolérance sociale desdites violations de la loi et de l’éthique. Cette même tolérance qui va à la fois forger et servir de réceptacle à une certaine pratique de la déontologie professionnelle.
De cette tradition cinquantenaire, notre perception axiologique de la pratique journalistique en Tunisie dégage un double triptyque aux éléments systémiques étroitement liés.
Le premier triptyque repose sur « l’éthique personnelle », « le degré de tolérance sociale des violations normatives » et « la déontologie professionnelle ».
Le second triptyque, produit de l’interpénétration des éléments précédents, repose sur « l’Éthique sociale », « la cohérence des contraintes éthiques » et « l’effectivité du cadre normatif ». Cette approche systémique donne le schéma suivant :
Une approche de la pratique journalistique tronquée de son contexte systémique ne peut rendre compte d’une façon appropriée de ses aspects axiologiques. Ou alors, tel que subtilement formulé par Pierre Bourdieu, l’on se retrouve en face d’« une éthique en l’air, non enracinée dans une connaissance des pratiques réelles, [qui] a de bonnes chances de fournir seulement des instruments d’auto-justification, pour ne pas dire d’auto-mystification. Et il est vrai que, souvent, le discours éthique a surtout pour effet de permettre à un groupe de se donner bonne conscience tout en donnant de lui-même une bonne image. (17)» En effet, et durant le demi-siècle écoulé, le contexte tunisien va être le théâtre d’une tragique comédie au sein de laquelle des pompiers pyromanes se permettaient le luxe de donner des leçons de déontologie. Ceci à commencer par Ben Ali, lequel impudemment invitait « la presse et les médias publics et privés à être plus proches des préoccupations des citoyens et à exprimer leurs aspirations, dans le cadre du respect de l’éthique de la profession » (discours, 7 nov. 2006). Recommandation reprise à satiété par ces mêmes pseudo-journalistes indignes, dont Borhène Bsaies et Mouldi M’Barek, payés pour prêter leurs noms à la vile propagande de Abdelwahab Abdallah.
Tel que schématisé, les mœurs éthiques du journalisme et leur adéquation à une pratique honorable ne peuvent être uniquement le fruit des codes de déontologie. Ces mœurs, pour être honorables, doivent être issus de l’effet concomitant de l’éducation, du rôle de l’école et de l’université, des cycles de formation et des débats pour résoudre les contradictions entre les tentations hideuses de l’« habitus » et ce qui relève des expériences immédiates moralement et éthiquement valorisantes. Ces mêmes débats pour également résoudre les contradictions entre les valeurs d’une société traditionnelle (avec des éthiques personnelles divergentes) et celles inhérentes aux nécessités d’une presse libre et plurielle. C’est tout cet environnement qui donne son contenu au second triptyque dégagé plus haut, à savoir : une certaine éthique sociale (progressiste), l’effectivité du cadre normatif et la cohérence des contraintes éthiques par rapport aux réalités vécues.
Cette amélioration passe —également et surtout— par la pratique d’un véritable journalisme qui va chercher l’information avec rigueur et lui donner du sens en rapport avec le contexte d’une démocratie pluraliste, respectueuse des droits fondamentaux et du droit à l’accès à l’information. C’est cet exercice d’un journalisme de qualité qui permettra l’assimilation au quotidien, par la mise en pratique des discours éthiques, qui fera progresser. Faut-il insister sur le fait que discourir en permanence sur l’éthique et la déontologie, en étant détaché des contraintes du terrain, ne peut être que dérisoire, tant sur le principe des nécessités éthiques tout le monde est d’accord. Du reste, à l’image de ce que relève Marc-François Bernier, à l’appui d’une étude comparative sur trois quotidiens américains, la valeur des codes de déontologie prend du sens « par le climat des salles de rédaction où ils s’appliquent. […] Les codes influent sur la pratique dans la mesure où ils sont pris au sérieux par l’organisation de travail, où les journalistes sont encouragés à s’y référer par leurs supérieurs ou par une culture favorisant les discussions qui portent sur l’éthique et la déontologie »(18).
A Nawaat.org, c’est cette atmosphère qui nous est devenue familière durant ces dernières années. Combien de fois, en effet, de longs échanges eurent lieu, parfois à une dizaine de personnes, du fait d’un aspect déontologique. Nombre de discussions ont également lieu à propos de la justesse d’une phrase, d’un mot ou d’un qualificatif pour ne pas faillir à un devoir de prudence ou aux obligations déontologiques… et pourtant, il nous arrive de nous tromper. C’est dire que la charte de Munich, comme le code de déontologie publié par le SNJT, n’existent pas pour être accrochés au mur, mais pour servir la pratique du journalisme.
Enfin, sans la prise en compte de l’aspect économique et des conditions matérielles des journalistes, l’on pourra se contorsionner dans tous les sens, l’éthique de la pratique journalistique en Tunisie n’avancera pas comme souhaité.
III.— Argent et déontologie, une difficile équation.
Du contexte économique relèvent beaucoup d’aspects tels que la rigueur professionnelle, l’éthique, l’indépendance, les règles de fonctionnement des rédactions, l’autonomie des journalistes, etc.
Si ces derniers aspects sont fréquemment discutés et à juste titre, ils le sont, hélas, souvent coupés des réalités économiques. Si le modèle économique dominant de la « presse traditionnelle » des pays occidentaux s’en tire tant bien que mal en termes de rentabilité, l’exiguïté du marché de la presse tunisienne –comme arabe– pose un problème de rentabilité particulièrement aigu (19).
Le symptôme le plus visible de ces difficultés financières se révèle à travers une paupérisation de plus en plus alarmante de la profession de journaliste. Dans un monde idéal, l’éthique de la profession de journaliste devrait être au-dessus de tout autre considération. Mais, il faudrait se voiler la face pour ne pas réaliser que cette éthique acquiert une tout autre signification lorsqu’un patron de presse se retrouve devant le choix du dépôt de bilan ou le glissement vers ces pratiques condamnables consistant, entre autres, à :
vendre à tout prix, y compris en racolant ;
— compresser les coûts en rognant sur les salaires de misère des journalistes, desquels on exige une éthique « devant être sans faille » ;
— se compromettre avec les puissants et les milieux des affaires qui finissent par devenir les patrons effectifs des rédactions.
Et c’est pour ne pas sombrer dans de telles pratiques condamnables que certains ont tout bonnement préféré jeter l’éponge.
Or, la nature ayant horreur du vide, et pour les mêmes raisons citées, nous assistons en Tunisie —comme dans le monde arabe— à cette tendance où ce sont les milieux d’affaires qui sont en train progressivement de s’emparer des médias. Et cela est d’autant plus vrai concernant des structures aux coûts de fonctionnement relativement élevés, comme celles des chaînes satellitaires. La courbe de croissance des médias financés à fonds perdu, tout support confondu, est de plus en plus inquiétante.
Il ne s’agit pas ici de faire de la démagogie. L’injection de capitaux dans le monde de la presse est vitale. Et s’agissant de la presse écrite qui est dans la situation la plus délabrée, sans ces capitaux, elle est tout simplement vouée à l’agonie.
Aussi, la question n’est pas de trancher s’il faut ou non injecter des capitaux, mais dans quelles conditions, avec quels garde-fous déontologiques et selon quel degré de transparence ? Par ailleurs, s’il est acquis que parce que le pluralisme de la presse incarne cette condition nécessaire à l’exercice de la démocratie, les subventions publiques reçues à ce titre, sont-elles vraiment attribuées selon les efforts consentis par chaque publication ? Quand l’argent du contribuable ne sert pas, en 2014, à valoriser efficacement ce qui est subventionné y compris sur un site web, source non négligeable de revenus, l’on est en droit de s’interroger si ces subventions ne continuent toujours pas à incarner cette sorte de rente héritée de l’époque de la presse de propagande. Et de ce point de vue, nous avons hâte que la Cour des comptes se penche sur l’état des finances des organes de presse au sein desquels l’État détient des participations. Ceci pour découvrir, non pas tant le montant des aides, mais surtout le pourcentage de ce que représente ces aides par numéro vendu.
Par ailleurs, outre le pluralisme de l’information à considérer en tant que tel, il y a aussi le pluralisme des structures qui produisent de l’information. La prise en compte de l’émergence de la « presse citoyenne » aux contraintes économiques différentes nous semble nécessaire. Il s’agit d’une réflexion devant être commune à tous les acteurs de la scène médiatique, tant les intérêts de tous, en termes d’éthique, de déontologie et de liberté d’expression, sont étroitement imbriqués.
Face au délabrement économique que vit la presse, douter du fait qu’un quotidien n’est plus en mesure de publier une enquête susceptible de mettre sérieusement en cause un annonceur important (tel qu’un opérateur télécom) et duquel dépend le versement des salaires des journalistes, c’est nier la réalité économique. Douter de l’efficacité de la presse citoyenne, avec toutes ses imperfections (mais non soumise aux mêmes contraintes économiques) à prendre le relai sur de telles questions, c’est négliger le rôle important que celle-ci est en mesure de jouer. Et avec ce rôle déjà pris, les questions déontologiques concernant les médias électroniques, avec toutes leurs variétés, se posent avec une acuité croissante.
La nécessité d’une réflexion approfondie sur le devenir du modèle économique de la presse nous semble non détachable des préoccupations déontologiques. Car, même à supposer les meilleures volontés éthiques, ceci n’empêche pas ce que nous observons aujourd’hui :
une dégradation préoccupante de la profession avec une paupérisation singulièrement préjudiciable à la déontologie et à la démocratie tout court ;
— une mainmise des milieux financiers sur les organes de presse ;
— un délitement de la rigueur professionnelle au profit d’une rentabilité financière déjà mise à mal par la taille restreinte du marché ;
— la transformation du mot indépendance en un slogan, car matériellement de plus en plus difficile à réaliser ;
— une situation de précarité des professionnels de plus en plus insoutenable, les poussant dans les bras des plus offrants.
Ce ne sont là que certains aspects qui minent le terrain déontologique de la profession. Aussi, nous paraît-il illusoire de traiter des carences en rapport avec l’éthique, la rigueur, l’indépendance, la déontologie, etc. sans véritablement se pencher sur les facteurs économiques ainsi que les conditions matérielles des journalistes.
Conclusion
Dans un contexte ayant profondément mué depuis l’irruption des nouvelles technologies de l’information, le pluralisme y a certainement gagné. Mais ceci a également eu l’inconvénient de disperser davantage la famille des acteurs des médias par leur multiplication. Déjà, sous l’ère Ben Ali, les divisions au sein de cette famille étaient patentes. Et elles semblent l’être encore plus aujourd’hui, alors que le besoin de se fédérer devient, lui, plus crucial face aux nouveaux défis qui se profilent. Dans ce nouvel univers des médias, que représente aujourd’hui le SNJT, pour ne citer que lui ? Quel poids exerce-t-il réellement sur l’ensemble de la scène médiatique, avec ses radios, ses chaînes satellitaires, ses médias électroniques et ses réseaux sociaux ?
Par choix, le SNJT a toujours préféré se focaliser sur la presse écrite, tout en ignorant d’autres supports. Il s’en suit aujourd’hui sa marginalisation croissante au regard des nouveaux circuits par où passe l’information. En effet, quel est aujourd’hui le poids réel de la presse écrite —sur laquelle focalise le SNJT— dans l’univers informationnel des Tunisiens ? Certainement largement en deçà de tous les autres supports.
Or, au sein de la crise du journalisme tunisien, il y a aussi celle du SNJT qui tarde à se moderniser et à adopter une vision d’avenir. Et cela nous semble assez préjudiciable, car le « rôle de locomotive » du SNJT en matière de défis déontologiques est capital. Non pas tant pour blâmer les journalistes qui violent l’éthique journalistique —quand bien même, il serait, avec raison gardée, dans son rôle—, mais surtout pour contribuer à diffuser et à « vendre » cette déontologie auprès de tous les supports informationnels.
Il ne s’agit pas ici d’accabler le SNJT, bien au contraire. Il s’agit plutôt de s’appuyer sur une institution dont la vocation même est la défense de la déontologie et de l’éthique journalistique. Et elle est en mesure de le faire, pour peu qu’elle arrive à muer dans ce nouvel univers médiatique où la notion de « journalisme public/journalisme citoyen » a chamboulé les repères traditionnels, et ce, partout dans le monde (20).
Le Livre noir du président Marzouki fut l’occasion d’une cacophonie de discours sur l’éthique et la déontologie. Et, sans aucun doute, ces discours auraient gagné à être canalisés dans la bonne direction par cette institution, qu’est le SNJT, dépositaire, qu’elle est, de la défense de l’intégrité de la profession de journaliste.
Riadh Guerfali (Astrubal),
Docteur en Droit public
@astrubaal
http://nawaat.org/
Article rédigé en février 2014, mis en ligne sur Nawaat en avril 2014.
(*) Cet article a été rédigé dans le cadre d’une contribution à un ouvrage collectif du Centre de Tunis pour la Liberté de la presse.
(1) – Loi organique n°2013-53 du 24 décembre 2013, instituant et organisant la justice transitionnelle. J.O.R.T. n°105 du 31 décembre 2013, p. 4335-4342.
(2) – Cf. Guy Rocher : Introduction à la sociologie générale. Tome III : Le Changement social. Paris, H.M.H, 1990. À travers les pages 125 à 127, l’auteur note justement : « C’est utopie de croire que le changement résout les conflits […]. Tout changement s’opère […] dans et par une succession de conflits. Les conflits et contradictions [sociaux] sont un facteur de changement social […]. Le conflit est une des voies nécessaires par laquelle passe la société pour s’adapter sans cesse à des situations nouvelles et pour survivre dans le cours de sa propre évolution ».
(3) – Alexandre Kojève : Esquisse d’une phénoménologie du droit. Paris Gallimard, 1981, p. 332. Cité par Yadh Ben Achour, Normes, Foi et Loi. Tunis, Cérès Production, 1993, p. 193.
(4) – Cf. Michel Dobry : Sociologie des crises politiques. Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986, p. 39 et 40.
(5) – Cf. Guy Rocher, op. cit.
(6) – Dans le même sens Cf. Riadh Guerfali : « Crise du droit et éclectisme idéologique ». In L’/es islamisation/s, réel et imaginaire. Coll. dir. François-Paul Blanc, IXe réunion des chercheurs sur le monde arabe et musulman. Revue d’Histoire des Institutions Méditerranéennes n °1, C. E. R. J. M. A. F./Presses Universitaires de Perpignan, 1997, p. 231-248.
(7) – Cf. Serge Portelli : Juger. Paris, éd. de l’Atelier/éd. Ouvrières, 2011, p. 32 et 33. L’auteur écrit à propos de P. Didier :”Un seul magistrat français va refuser ce honteux serment d’allégeance, reniant l’essence même de la fonction de juge, Paul Didier. Un seul ! Les juges français retournent dans la position foetale. Pourquoi, à cinquante et un ans, ce juge du tribunal de Paris, Paul Didier, fut-il le seul à refuser la lâcheté ? Ou plutôt, pourquoi tous les autres ? […] Il faut imaginer cette salle du palais de justice, le 2 septembre 1941. Ces magistrats qui lèvent la main, les uns après les autres, à l’appel de leur nom. « Je le jure », « Je le jure »… Tous abjurent. Tous, sauf un. Deux jours plus tard, il est suspendu en attendant sa révocation.”
(8) – Voir l’excellent travail mis en ligne par Henri Thyssens sur :
http://www.thyssens.com/06docu/listes_noires.php
Consultée le 5 février 2014.
(9) – Riadh Guerfali : « Tunisie: Quand Abdessalem Jrad louait éhontément Ben Ali » (16 avril 2011)
https://nawaat.org/2011/04/16/tunisie-quand-a-jrad-louait-ehontement-ben-ali/
Consultée le 5 février 2014.
(10) – Cf. « Interview avec Riadh Ferjani, membre de la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) ». HuffpostMaghreb.com, 29 janvier 2014 : http://goo.gl/OvR7NO
(11) – Cf. Riadh Guerfali : « Tunisie : Le cauchemar de l’information, un document pour l’Histoire », Nawaat.org, 26 novembre 2006 (où nous avons inclus également la vidéo du journal télévisé en question) :
http://nawaat.org/2006/11/26/tunisie-le-cauchemar-de-linformation-un-document-pour-lhistoire/
(12) – Cf. Azyz Ammamy « Du Livre Noir et de la problématique de l’échelle des priorités ». Nawaat.org, 13 décembre 2013, en arabe : http://goo.gl/2XQ1Hq
(13) – Habib Bourguiba : Discours à Tataouine, le 18 juin 1956. Extrait reproduit dans Habib Bourguiba : Citations Choisies par l’Agence Tunis-Afrique-Presse. Tunis, Dar el ‘Àmal, 1978, p. 187.
(14) – Habib Bourguiba : Discours à Tunis, le 1er avril 1960, Citations Choisies… Op. cit., p. 80.
(15) – Larbi Chouikha : « Fondement et situation de la liberté de l’information en Tunisie : essai d’analyse ». Pages 72 et 73, in L’information au Maghreb. Coll., dir. Wolfgang S. Freud. Tunis, Cérès Productions, 1992, p. 71-93.
(16) – Dans le même sens et s’agissant du champ télévisuel en Tunisie, cf. :
Riadh Ferjani : « Du rôle de l’État dans le champ télévisuel en Tunisie : Les paradoxes de l’internationalisation » in Médias et technologies de communication au Maghreb et en Méditerranée : mondialisation, redéploiements et arts de faire. Coll. dir. Jean-Philippe Bras et Larbi Chouikha, Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain, Tunis, 2002, p.15-29.
(17) – Pierre Bourdieu : « Journalisme et éthique ». P. 10, In Les Cahiers du journalisme, n°1, p. 10-17. Actes du colloque fondateur du Centre de recherche de l’ESJ-Lille, Lille 1996.
(18) – Marc-François Bernier : Ethique et déontologie du journalisme. Préfacé par Dominique Wolton. Presses de l’Université Laval, Québec, 2004, p. 117.
(19) – Cf. dans le même sens Riadh Guerfali « Des visages, des ONGs et des enjeux : Regard subjectif sur la 6e édition du Forum de la presse arabe ». Nawaat.org, 5 décembre 2013. Quelques éléments se rapportant aux aspects économiques ont été également formulés au sein de cet article.
http://nawaat.org/2013/12/05/regard-subjectif-sur-la-6e-edition-du-forum-de-la-presse-arabe/
(20) – À beaucoup d’égards et par rapport à la Tunisie, l’exemple de la réaction des médias francophones canadiens face à l’irruption du « journalisme public » est très intéressant. Cf. Michel Beauchamp et Thierry Watine : “Les médias francophones dans un nouvel environnement” in Médias et milieux francophones, p.1-18, (coll. dir. des mêmes auteurs), Presses de l’Université Laval, Québec 2006.
[…] Le secteur de la presse tunisienne s’est soudainement réveillé, comme l’ensemble de la société tunisienne, pour affronter les outrages perpétrés durant la dictature. Toute une société, en effet, va se retrouver confrontée aux actes des indignes ayant agi en toute impunité, après avoir monnayé leurs honneurs auprès d’une vile dictature. […]
[…] La presse régionale est, elle aussi, prise dans le collimateur de la violence, notamment celle des milices de la protection de la révolution (à Tataouine notamment) et confrontée à la censure et aux abus administratifs. On relèvera, en l’occurrence, l’excellente initiative du SNJT consistant à réserver un volet aux régions. Le Trésorier adjoint, Nabil Sadraoui a été ainsi chargé de la presse régionale. Également à l’ordre du jour de cette évaluation, les conséquences politiques de la publication du président Moncef Marzouki du « Livre noir » sur le système de propagande du régime de Ben Ali. En effet, pour Néji Bghouri, les critiques sur la méthode et son instrumentalisation sont aggravées par l’exclusion du SNJT de cette initiative et le « court-circuitage » des dispositions de la loi organique n° 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à la justice transitionnelle, qui tarde, cependant, à être mise en œuvre. Mais l’enjeu est ailleurs, car, inévitablement, la question place le nouveau bureau exécutif du SNJT face à des responsabilités de taille. En effet, « un cadre professionnel sain ne se bâtit pas sur des slogans d’un semblant d’éthique. Il se forge surtout au travers de cette capacité à enraciner une culture populaire qui tend à rendre inacceptables, voire insoutenables, aux yeux de l’opinion publique les violations du droit et de la déontologie. C’est de cette perception sociale de la transgression que dépendra -aussi- l’effectivité du discours éthique, plutôt que des slogans martelés doctement. » (R.G.) […]