Quelques jours avant le deuxième tour de la présidentielle, Kasserine tente de dissiper les sombres nuages qui planent sur Châambi. Les attentats « terroristes » ponctuent les conversations et le quotidien des habitants. Cernée par les Monts les plus redoutés de la Tunisie, la ville semble de plus en plus glauque et isolée. Passés aux oubliettes, ses martyrs et blessés ont été rejoints par de nouvelles victimes. Et l’agitation des élections ne change rien à sa condition de région « pauvre » ni à un traitement médiatique la présentant comme étant le « fief du terrorisme ».
Cité Ezzouhour, en plein centre-ville de Kasserine
Les ruelles, sans canalisations d’assainissement, débordent de déchets ménagers et industriels. De petites maisons coites et mal entretenues se collent les unes aux autres. Près d’une petite décharge clandestine d’ordures, une petite baraque en briques rouges abrite Hamza Saihi, sa femme et sa fille de 5 ans. En décembre 2012, Hamza a été blessé par une balle tirée par les forces de sécurité communes de la police et de l’armée de Kasserine.
À 8h du matin, je conduisais mon scooter, en direction de l’usine où je travaille. J’avais mis, comme d’habitude, mes écouteurs. J’ai rien vu venir…,se rappelle Hamza.
Assis sur sa chaise roulante, Hamza, 32 ans, a perdu, à jamais, l’usage de ses jambes après qu’une balle a touché sa colonne vertébrale. Une opération chirurgicale de quelques centaines de millions – que les autorités refusent de payer – lui est nécessaire.
Sa femme, Ibtissem, enchaine :
Les policiers avaient la possibilité d’éviter le drame. Ils étaient en voiture et lui en scooter. Cela s’est passé à 8h du matin, en plein centre ville! Je ne peux pas admettre que c’est une erreur …
Le jeune couple vit un drame émotionnel et financier. L’handicap du mari a anéanti la famille qui ne peut plus subvenir à ses besoins. « Avoir un autre enfant est devenu impossible ! Depuis des mois, notre vie est un enfer», déplore la femme qui a frappé, en vain, à toutes les portes pour obtenir un dédommagement.
Hamza a reçu une balle sur le côté gauche transperçant l’appareil respiratoire et touchant sa colonne vertébrale. Le ministère de l’Intérieur a justifié la bavure : « Hamza n’a pas obtempéré aux sommations et ne s’est pas arrêté, ce qui a provoqué les suspicions des forces sécuritaires », avait affirmé le porte-parole de l’intérieur.
En sortant de chez Hamza, dans la rue, nous croisons l’un des policiers de la patrouille accusée d’avoir tué les deux filles Dalhoumi, Ons et Ahlem, dans, quasiment, les mêmes circonstances que Hamza. Tout en souriant à notre guide, le policier en civil traverse la route pour aller boire un café avec ses amis.
« Deux semaines après la mort des deux filles, il a été innocenté et libéré … Normal ! C’est la vie ! », ironise Rabii, notre guide, avant d’ajouter avec sérieux :
C’est ce sentiment d’injustice à Kasserine qui rend les choses plus compliquées. Les gens, ici, ne s’empêchent pas d’appeler la police « Taghout »* vu qu’ils sont encore victimes de la violence policière. Les Kasserinois pensent que rien n’a changé, surtout la répression et l’impunité de la police.
Cité Ennour, devant le club des familles des martyrs et des blessés.
Deux hommes âgés et un jeune tentent de nettoyer le local converti en un lieu symbolique de la révolution, après des années d’usage par la « Chôba » (cellule locale du RCD). Délaissé par les jeunes qui l’ont crée, le club de la révolution reflète, parfaitement, l’état actuel des jeunes « révolutionnaires » qui l’ont confisqué, autrefois, au système. « Les jeunes de la révolution sont désespérés. La marginalisation, le chômage et le déni de ce qu’ils ont accompli les poussent à tout abandonner, même leur « épopée » du 9 janvier », se désole le père d’un martyr qui gère le club.
La déclaration d’Essebsi à propos des électeurs du Sud a crée un tollé. Deux jours après, une centaine de jeunes a fait une marche de protestation, au centre-ville de Kasserine, « contre le retour de l’ancien régime, contre l’oubli et la marginalisation des villes qui ont fait cette révolution », rappelle Ali, un jeune démissionnaire du Front Populaire. « J’ai démissionné à cause du soutien officieux du Front à Béji et à Nidaa Tounes », proteste-t-il.
Dans la rue, on accuse la Ligue de protection de la révolution (LPR), proche d’Ennahdha, d’avoir organisé la marche. Le député du Front populaire, récemment élu à l’Assemblée des Représentants du Peuple, Aymen Aloui, a accusé les « milices de Marzouki » de vouloir semer les troubles dans la « paisible » Kasserine. En off, le jeune élu gauchiste n’hésite pas à afficher son soutien à la candidature de Béji Caid Essebsi. Pour lui, il s’agit « d’instaurer l’ordre et de renforcer l’État. Ennahdha et ses alliés ont montré leur volonté de vider l’État de son sens et de sa force. Ils ont prouvé leur soutien aux extrémistes en montrant une incompétence presque complice face au terrorisme », considère le député.
Au café culturel
Ambiance conviviale entre des jeunes qui exhibent leurs talents de musiciens, rappeurs, chanteurs et slameurs. Le public est venu assister à un événement commémorant la disparition du martyr Chokri Belaid, organisé par le Front Populaire. Invité, le député Aymen Aloui discute avec les jeunes de son parti à propos des élections et du nouveau parlement. Il reçoit les félicitations des uns et les revendications des autres, tout sourire et patience. Sa proximité avec « Ouled El bled » (les fils de la région) va -t-elle durer ? « Je ne pense pas … il va s’enfermer au Bardo comme ceux qui l’ont précédé. On va lui louer une maison à Carthage et on va, désormais, l’appeler Si Aymen …», ironise son frère, Islam Aloui, jeune gauchiste qui prône son indépendance politique et critique les potentielles alliances douteuses du Front Populaire.
Ici, tout semble suspendu, mis à part la propagande électorale et le trafic clandestin qui calment les ventres creux des Kasserinois. Dans l’attente d’une stabilité politique qui pourrait « régler » les problèmes, les bouches s’abstiennent de revendiquer des droits perdus et une dignité bafouée au nom de la lutte contre le terrorisme.
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* « Taghout » : expression utilisée par les salafistes jihadistes pour qualifier la police et l’armée, et signifiant « tyran ».
Chère Henda Chennaoui,
je voulais juste vous féliciter pour le travail extraordinaire que vous faites.
Le fait que vos articles ne s’attirent aucun commentaire prouve juste que de la question sociale, les intellectuels tunisiens ou d’ailleurs s’en foutent. Tout l’espace médiatique est saturé par de vaines polémiques bien faites pour cacher les problèmes essentiels que vous documentez avec les moyens que vous avez. Tout Tunisien ordinaire répète à qui ne veut pas l’attendre se désintéresser de la scène politique réservée à ceux qui “cherchent des fauteuils”. C’est vrai aussi des intellectuels qui cherchent des fromages. Nous avons raté l’occasion de faire ce qui permet toute vraie révolution : les cahiers de doléance. Vous êtes quasiment la seule à l’avoir fait. Honte aux intellectuels !
Merci Musée de l’Europe. C’est grâce à Nawaat et au soutien de plusieurs comme vous que j’ai la chance de continuer à faire ce genre de sujets. Il faut savoir que le journalisme moderne est en crise. Les lignes éditoriales sont dictées par les plus forts et ça ne laisse aucun espace aux sujets importants. Je rêve qu’un jour les médias de résistance en Tunisie seront un réel contre pouvoir qui non seulement révèle des vérités et saufgarde la mémoire mais aussi rassemble les forces vives du pays. Merci encore une fois pour votre commentaire