M. Abdelwaheb Abdallah, ministre tunisien des affaires étrangères(G) et M. Javier Solana chef de la diplomatie européenne (D). AFP/Getty Images

Les relations entre la Tunisie et la communauté européenne ne datent pas d’hier. Cette idylle a commencé en 1976 et s’est poursuivie au gré des différents accords de partenariats et d’associations. C’est ainsi que la Tunisie est parmi les premiers pays à s’engager en 1995 pour le partenariat euro-méditerranéen, et c’est tout naturellement qu’elle adopte en juillet 2005 “la Politique Européenne de Voisinage” qui propose aux voisins immédiats, terrestres ou maritimes, de l’Union « une relation privilégiée, basée sur un engagement mutuel en faveur de valeurs communes ».

Parmi ces « valeurs communes », on peut citer, en s’efforçant de ne pas s’esclaffer : « La démocratie et droits de l’homme, la règle de droit, la bonne gouvernance »...etc. Dans le cadre de cette même politique, le « statut de partenaire avancé » vient renforcer ce partenariat selon un plan d’action plus précis et plus contraignant pour les deux parties. Jusqu’à présent, seul le Maroc avait ce statut tant convoité. Un statut auquel il a postulé en 2004 et qu’il a obtenu seulement au mois d’octobre dernier.

Mais voilà qu’une dépêche de l’Agence de Presse Africaine (APA) datée du 17 décembre dernier nous apprend que le ministre des Affaires étrangères tunisien, M. Abdelwaheb Abdallah, a annoncé devant la Chambre des conseillers, que la Tunisie « a été autorisée à occuper le “statut de partenaire avancé” de l’Union européenne ».

En plus de nous rapporter les paroles du ministre, cette dépêche parle d’un communiqué de l’UE qui précise que « ce rapprochement d’intérêt mutuel pourrait concerner plusieurs secteurs d’activité comme par exemple le commerce, l’environnement, la politique maritime et de la pêche, les transports ou l’énergie »

La dépêche annonçant cette grande nouvelle a bien évidement été reprise en chœur par tous les organes de la propagande officielle tunisienne mais aussi par d’autres sites tunisiens d’informations « autorisées ».

Notre scribe national, Mouldi M’barak, rédacteur en chef du quotidien francophone La Presse, notre Pravda à nous, a même pondu un édito, un de ceux qui lui ont valu plus d’une fois le titre peu enviable de « journaliste Boudourou » (expression tunisienne qui pourrait ce traduire par « à deux balles »), prix décerné par un groupe de blogueurs récompensant le pire journaliste tunisien. « Un nouvel acquis qui s’ajoute, à un moment où la Tunisie célèbre dans la fierté et l’allégresse le 21e anniversaire du Changement » nous dit-il.

Certains défenseurs des droits de l’homme, sont même montés au créneau. « Le statut avancé que l’UE vient d’accorder à la Tunisie, c’est une prime à la torture, aux violations graves des droits humains dans le pays », a déclaré à l’AFP Sihem Bensedrine, militante des droits de l’homme en Tunisie.

Pourtant le communiqué que cite l’agence est introuvable sur les supports de diffusion de l’Union européenne… Ni la rubrique du site Internet de l’union qui traite de la question de la PEV, ni le site de la présidence française de l’union, ni le site de la délégation de l’UE en Tunisie, régulièrement mis à jours, ne pipent mot de cette décision. Les médias français non plus ne semblent pas emballés.

Si la décision d’accorder à la Tunisie « le statut de partenaire avancé » a déjà été officiellement prise, comment expliquer qu’on ne puisse pas trouver sa trace quelque part chez l’autre partie concernée… l’Union européenne ? Notre ministre des Affaires étrangères aurait-il osé mentir à notre « honorable » Chambre des conseillers ? Oserait-il aller jusqu’à annoncer unilatéralement une décision qui n’a pas encore été validée ? On y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’on n’en est peut-être pas si loin !

En effet, lors de la dernière session du Conseil d’association UE-Tunisie qui s’est réuni le mardi 11 novembre à Bruxelles, on apprend que l’UE « a fait part de sa disposition à étudier avec bienveillance la proposition tunisienne d’un partenariat renforcé dans le même esprit que le « statut avancé » qui a été mis en place avec le Maroc » ! Voilà donc. Ce que notre ministre nous vend pour acquis n’est en fin de compte qu’une « bienveillance » européenne envers notre candidature ?

Le compte-rendu reste très évasif sur les modalités de cette « bienveillance ». Un groupe de travail « sera créé à cet effet » nous dit-on. Rien à voir avec les déclarations du conseil lors de l’annonce de l’obtention du Maroc de ce statut. « L’Union […] est prête à répondre favorablement à la perspective du statut avancé demandé par ce pays ». Il est clair ici qu’entre « étudier avec bienveillance » et « répondre favorablement » il y a très peu de place à la fausse interprétation !

Donc, si on ne veut pas mettre en doute la parole de notre ministre, il faudrait admettre qu’en l’espace d’un mois, un groupe de travail aurait été créé, il aurait étudié la question et il aurait rendu un avis favorable. Le Conseil d’association Tunisie/UE et puis le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’UE auraient entériné cette décision.

Nous savons tous que la Tunisie de Ben Ali est le pays de tous les miracles, mais celui qui consiste à faire fonctionner aussi rapidement la bureaucratie européenne semble bien improbable !

Ce ne sont pas seulement les délais qui sont intenables, la position de l’EU vis-à-vis du gouvernement tunisien l’est autant. En effet, la PEV établit un large éventail de priorités avec une attention particulière à « la poursuite et la consolidation des réformes garantissant la démocratie et Etat de droit… ». Or le groupe de suivi ne cache pas son scepticisme envers la volonté du gouvernement tunisien de se conformer à toutes les exigences de cette association.

Dès décembre 2006, date de la parution du premier rapport, les technocrates européens regrettaient déjà dans des termes très diplomatiques que :

« sur le plan politique, il y a eu moins de progrès au cours des mois écoulés notamment en ce qui concerne la coopération et le dialogue sur les questions politiques » ou encore que la mise en oeuvre du programme de modernisation de la justice « n’est pas encore entrée dans une phase pleinement opérationnelle. » !

Un peu plus loin les critiques le sont moins:

« En ce qui concerne les droits de l’homme et les libertés fondamentales, il y a peu de progrès des libertés d’association et d’expression ».

Pour le deuxième rapport adopté le 3 avril 2008, sur les questions politiques le seul changement constaté est celui du langage employé par le rapport :

« Dans le domaine de la démocratie et de l’Etat de droit, malgré les garanties prévues par la Constitution, on ne peut observer d’avancées en termes de diminution du décalage entre la législation en vigueur et son application pratique. […] L’échéance à court terme des élections présidentielles prévues pour 2009, pose des enjeux essentiels pour le fonctionnement du processus démocratique tunisien. »

En ce qui concerne le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, les rapporteurs européens frôlent l’insolence :

« Dans le cadre des Nations Unies, la Tunisie participe au dialogue sur les droits de l’homme mais des retards persistent dans la soumission des rapports périodiques (sept rapports restent en suspens). […] Les demandes de visite de quatre rapporteurs spéciaux du conseil des droits de l’homme […] attendent toujours une réponse du gouvernement tunisien. […] La liberté d’association et d’expression connaît toujours des entraves considérables, et il en est de même du domaine des médias et de l’information. »

C’est à se demander si Nicolas Sarkozy, qui affirmait lors de sa visite à son ami Ben Ali, que « l’espace des libertés progresse en Tunisie », a eu la présence d’esprit de jeter un coup d’oeil à ce rapport qui venait pourtant d’être publié ? Où s’agit-il d’une manière peu orthodoxe de désavouer les fonctionnaires d’une institution qu’il s’apprêtait à diriger ?

Peu importe. Puisque plus loin dans les rapports cités, dans les volets qui traitent d’échanges commerciaux, d’abolition de frontières et de taxes ou encore de collaboration dans la lutte anti-terroriste, le ton un peu gêné des premiers chapitres fait place à l’admiration à peine dissimulée. « Les performances économiques de la Tunisie se sont encore améliorées en 2007 et sont parmi les meilleures de la région », peut-on lire dans le rapport. Ou encore « La promotion de l’investissement étranger est l’un des objectifs prioritaires du gouvernement. » En d’autres termes, la Tunisie est un endroit où il fait bon investir !

Qu’il s’agisse de Nicolas Sarkozy ou de l’Union européenne, le choix a été fait depuis longtemps. Pas question de s’enquiquiner des questions des droits de l’homme, de justice et de libertés fondamentales. Les récentes déclarations de Bernard Kouchner à propos de la pertinence de la création d’un secrétariat des droits de l’homme ne font que dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

Et même ceux qui espéraient que le développement économique serait un moteur de changement politique réalisent aujourd’hui que depuis le processus de Barcelone et les millions d’euros investis, « le changement » politique reste toujours à espérer.

Les libertés avec la vérité que prend notre ministre des Affaires « mensongères » ne sont enfin de compte qu’anecdotiques et seront certainement mises sur le compte de l’impatience. Les observateurs de la scène politique tunisienne connaissent les tendances à l’exagération mensongère et le besoin obsessionnel de la reconnaissance internationale du régime en place. Mais ce dernier sait qu’il peut compter sur l’Europe et la France pour lui faire ce cadeau en cette année d’élection présidentielle où le président Ben Ali, a décidé de répondre positivement à la demande qui lui a été faite de se représenter pour un 5e mandat de 5 ans. Nous voilà bien « avancés » !

Malek Khadhraoui
http://stranger-paris.blogspot.com

Article publié sur L’Express.fr dans le cadre de l’opération “3001 Odyssée de l’Info” à l’occasion du 3001 numéro de l’hebdomadaire.

[M-A-J, 22 janvier 2009 : Voir également sur le même sujet « Statut avancé » accordé à la Tunisie : À quand les explications d’Abdelwaheb Abdallah ?”]

Le ministère des Affaires étrangères “répond” enfin aux interrogations posées par Malek Khadhraoui