La population de la région de Ben Guerdane, frontalière de la Libye, a manifesté le 9 août dernier pour protester contre la fermeture brutale du poste frontière de Ras Jdir. Les affrontements ont repris le 15 août et ont duré toute la semaine. Région enclavée entre la mer et le désert, privée d’infrastructures économiques, c’est vers le commerce ou l’émigration que se tournent ses habitants. Chaleur et ramadan obligent, c’est la nuit que les manifestants ont protesté contre une mesure les privant de leur unique source de revenu, le commerce transfrontalier. La réponse des autorités ne s’est pas faite attendre : déploiement de forces de police amenées en renfort d’autres régions du pays, réquisition de bâtiments et de transports publics, brutalités inouïes, arrestations massives, torture et incarcérations de centaines de personnes.

Le mouvement de Ben Guerdane n’est que la dernière en date des manifestations de populations laissées pour compte : en effet, l’année 2010 a vu, dans la foulée du soulèvement du bassin minier de 2008, celui des chômeurs et de la population de la Skhira. Pour autant le mouvement de Ben Guerdane se distingue des précédents par la nature sociale des manifestants, pour l’essentiel des commerçants, ou des employés de petits commerces, ou des jeunes n’ayant pour unique perspective que de rejoindre les premiers, dans un secteur largement informel, et par l’objectif à court terme de la mobilisation, l’ouverture de la frontière. Tertio, les manifestants ont gagné, le pouvoir a cédé ! La frontière a été ré-ouverte au passage des marchandises et des centaines de détenus ont été libérés.

Si la raison de la fermeture est restée opaque,-probablement due au préjudice que l’importation de Libye de marchandises à des prix défiant toute concurrence faisait subir à des commerçants proches du pouvoir,-c’est sans explication, mais au lendemain du voyage à Tripoli de responsables tunisiens qu’elle a été réouverte. Le parti au pouvoir, actuellement en campagne pour que la Constitution tunisienne soit amendée pour permettre à l’actuel président de briguer un sixième mandat, a tenté de récupérer à son profit les manifestations de joie et de victoire qui ont éclaté aussi spontanément que les celles, de protestation, des jours précédents.

Néanmoins la taxe exorbitante sur l’entrée en Libye de 150 dinars tunisiens que les autorités avaient promis de supprimer a été maintenue, et a créé des différenciations, seule une minorité de commerçants pouvant s’en acquitter. Enfin dans une volonté de clore le dossier, « toutes les personnes incarcérées ont été finalement libérées, sans charges » [1], selon Houssine Bettaieb, un syndicaliste de l’union locale de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) de Ben Guerdane.

Largement spontané, ce mouvement est à mettre à l’actif de la jeunesse de Ben Guerdane,-de nombreux mineurs ont été incarcérés-un mouvement conjugué au masculin. Quant aux femmes, « elles ont été aux premières loges », selon Houssine Bettaieb, « de la résistance lors des descentes de police dans les domiciles et les quartiers et ont alors pris leur part de la violence policière ». Une population isolée ? Les manifestations de Ben Guerdane, nocturnes, n’ont pas été filmées ni enregistrées et n’ont bénéficié que d’une faible couverture médiatique. Des plaintes ont été déposées par des victimes de tortures, et les commerçants, dont les locaux ont été saccagés par la police, ont fait également appel à un huissier notaire pour obtenir réparation des préjudices subis.

La seule manifestation diurne, le 17 août, devant la délégation de Ben Guerdane, un rassemblement des familles des personnes arrêtées, a vu la participation de diplômés chômeurs. Ils réclamaient la vérité sur les arrestations et la libération des leurs.

C’est du côté syndical qu’est venu le soutien, de la Fédération de l’enseignement secondaire de l’UGTT, d’une part, et au plan local, s’ils n’ont pas participé aux manifestations, des syndicalistes de l’UGTT ont constitué un « comité de suivi des événements de Ben Guerdane ». Houssine Bettaieb décrit le rôle de la centrale syndicale qui « a suivi au plus au niveau, jour après jour, les événements, le Bureau Exécutif ayant mandaté une délégation de trois personnes pour rencontrer le gouverneur de Médenine et se rendre à Ben Guerdane le 20 août s’entretenir avec la population et évaluer les dégâts matériels ». Un rôle de médiation pour l’UGTT ? Houssine Bettaïeb récuse le terme : « Nous n’avons pas joué les médiateurs, nous sommes partie au conflit, la centrale syndicale étudie et propose des solutions pour le développement de la région ». A la question de savoir pourquoi le pouvoir a cédé, il n’a aucun doute « il ne voulait pas de Rédeyef bis ! », mais, tient-il a préciser « il n’y a pas eu d’Intifadha à Ben Guerdane, c’étaient des mouvements de protestations nocturnes, dans certaines localités seulement, la journée, la vie reprenait son cours normal ».

Quel que soit le terme que l’histoire retiendra, «Ben Guerdane » vient confirmer après Redeyef, Fériana ou la Skhira, que l’ère de la peur est bel et bien révolue. A Ben Guerdane, la première victoire remportée laisse irrésolus le problème de fonds de l’emploi. La population ne se satisfait pas de cette situation, ce qu’elle a exprimé par une pétition réclamant notamment « le développement du secteur de l’agriculture et de la pêche maritime, le lancement de projets de développement et de zones industrielles et touristiques intégrant la jeunesse au chômage ».[2]

Ce mouvement permanent de protestation depuis deux ans en Tunisie rompt avec une décennie de stabilité apparente que le régime avait voulu vendre au niveau international. Les populations des régions délaissées sont prêtes à se battre. Désormais, dans toute brèche ouverte, s’engouffre le rejet d’une dictature corrompue et tortionnaire.

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Notes :

1- Propos recueillis le 8 septembre. Houssine Bettaïeb est également membre du comité de suivi des événements de Ben Guerdane.

2- 3 septembre 2010, Ben Guerdane, pétition de la population. Traduction de l’arabe.