A la memoire de Mohamed Bouazizi

“Lé, lé lel hiwar. Ben Ali ya jazzar !”

Je souhaite m’exprimer sur de nombreux points pour répondre à ce que j’ai lu à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux au cours de ces derniers jours.

AU SUJET DES CASSEURS

Diverses sources ont affirmé que les casseurs et pilleurs étaient en réalité des agents mandatés par la Police et par les cellules locales du RCD (parti au pouvoir). Parmi ces témoignages se trouve celui publié par Nawaat.org dans lequel un responsable du RCD repenti expliquait que dès le début de la révolte les agents de la police avaient saccagé des bâtiments privés et publics et avaient exercé des violences à l’égard de la population afin de rendre crédible l’hypothèse de la présence de casseurs parmi les manifestants et ainsi instaurer un climat de peur en vue de faire échec au soutien de la population aux manifestants et de saboter l’unité du peuple tunisien face au régime.

Radio Kalima a recueilli des témoignages affirmant que des agents de la Police avaient commis des viols sur de jeunes femmes dans le centre du pays, en vue, encore une fois, de favoriser la peur des tunisiens et de fragiliser l’unité et la solidarité de la population dans la lutte contre le pouvoir.

Des médias français comme France Inter ont émis l’analyse selon laquelle les saccageurs seraient des hommes cagoulés, trop organisés et entrainés pour être de simples manifestants et ils les soupçonnent d’être des agents de la Police.

Le régime de Ben Ali a compris que la peur de l’Etat avait disparu et, étant habitué à gouverner par la terreur, il tente aujourd’hui de nous communiquer la peur de l’autre, la peur du chaos. Mais ce n’est qu’un leurre.

En effet, les vidéos des manifestations, même dans les quartiers les plus populaires, montrent que les jeunes qui protestent scandent des slogans anti-Ben Ali. Ce ne sont pas des gens qui sortent dans la rue pour réclamer de l’argent. Ils ne sortent pas aujourd’hui pour protester contre le chômage ou la faim qu’ils subissent. Tous leurs cris retentissent pour affirmer leur attachement à leur dignité bafouée par ce régime corrompu qui se nourrit de la faiblesse des individus ligotés par la peur.

Plusieurs vidéos ont montré que les habitants des quartiers défavorisés (qui font tant peur à cette bourgeoisie qui ne les connait pas et qui a peur pour sa Clio) étaient responsables, plus responsables que cet Etat-poubelle dont nous n’avons pas besoins pour nettoyer nos ordures. En effet, nous avons vu des dizaines d’habitants de Kasserine nettoyer spontanément et de manière solidaire les rues et les ronds-points de leur ville après les affrontements, lorsque l’Etat n’a pas réussi à maintenir l’ordre. Une autre scène montre des jeunes de Cité Initilaq qui collectaient des dons auprès des habitants de leur quartier en vue d’aider les familles des victimes tuées par la Police. Tous ont répondu à l’appel et ont fait preuve de solidarité. Dans une troisième vidéo, nous avons pu voir les habitants de Tunis crier “N’attaquons pas les voitures !”, conscients que l’ennemi était la Police et non nos concitoyens. Ce n’est pas une lutte des classes. Il s’agit d’une lutte de l’ensemble des Tunisiens, de tous milieux et de toutes tendances, contre l’oppression et les injustices que nous subissons depuis 23 ans.

Personne ne veut voir le pays sombrer dans le chaos. Tous les Tunisiens ont la volonté de maintenir l’ordre dans leurs quartiers, tous sont attachés à leur sécurité et à celle de leur famille et les attitudes que nous voyons en ce moment reflètent une grande maturité de la part de nos concitoyens qui tentent de maintenir l’ordre sans pour autant renoncer à la lutte.

Au lieu d’avoir peur des manifestants qui casseraient vos Clios, vous devriez avoir peur de la Police qui s’est montrée capable d’assassiner des Tunisiens pacifiques pour semer le désordre et briser notre solidarité. Hier soir, la Police a déserté les rues de Bizerte. Il semble que l’ordre a été donné à l’armée de demeurer passive et de laisser le chaos se répandre afin de diviser les Tunisiens. L’Etat a décidé de sacrifier Bizerte pour asseoir sa propagande fondée sur la peur du désordre, mais le désordre est l’instrument de cet Etat.

La lutte doit continuer et les esprits doivent soutenir plus que jamais le mouvement. Il est triste de voir des bâtiments et des biens privés détruits et saccagés (que ce soit par la Police ou par des civils, peu importe), mais cela ne doit pas nous diviser. N’oubliez pas que la Police tire en ce moment sur des Tunisiens et que le sang a déjà trop coulé. La FIDH affirme détenir une liste nominative de 66 morts par balles au cours de ces affrontements, mais des sources syndicales annoncent que le bilan s’élève à plus d’une centaine de morts. En tant que libéral, je suis le premier à affirmer que la propriété est un droit inaliénable, mais la vie humaine est le bien le plus sacré. Ne tombons pas le piège qui consiste à déplorer l’incendie d’un Monoprix ou la destruction d’un véhicule alors les véritables bouches continuent à assassiner de sang-froid des Tunisiens désarmés.

Il ne s’agit malheureusement pas de légitime défense. D’une part, la Police – qui vise la tête, le thorax et le foie – a tiré sur des cortèges funéraires, des manifestations pacifiques, comme celle de Douz où le Professeur Hatem Bettahar a été assassiné par des snipers. D’autre part, il est vrai que les forces de l’ordre ont tiré sur des manifestants hostiles. Il s’agissait de jeunes en colère qui ont attaqué des bâtiments publics tels que des postes de police, des administrations ou des biens privés méritant d’être attaqués comme les cellules du RCD (parti au pouvoir). S’il est dommage, d’un certain point de vue, que des biens appartenant à l’ensemble de la collectivité soient détruits à l’occasion de cette révolte, l’emploi de la force et l’assassinat sont des réponses inappropriées, des réponses cruelles et inadmissibles. Le sacrifice de tous les bâtiments publics ou privés n’est rien comparé à la perte de vies tunisiennes, innocentes ou pas, révoltées ou pas, hostiles ou tranquilles. Puis les bâtiments attaqués étaient pour la plupart des symboles du pouvoir…

BFM TV a d’ailleurs annoncé qu’un journaliste américain avait été touché par des balles, et ce n’était sans doute pas une balle perdue. Hier, une femme a été tuée à Cité Intilaq, un adolescent de 14 ans a trouvé la mort à Sfax, et un enfant de 11 ans a succombé à Hammamet… et la liste est encore longue.

LA LUTTE CONTINUE

Il est important à l’heure actuelle de faire un bilan des événements.

Le régime de Ben Ali ne se maintenait et ne parvenait à se maintenir jusqu’à présent que par la terreur qu’il inspirait à l’ensemble des Tunisiens. Aujourd’hui, la barrière de la peur a été franchie et tout le monde ose s’exprimer librement, de la ménagère de 40 ans sur son profil Facebook aux tunisiens acquis au régime. Des militants RCD, horrifiés par la vue du sang des Tunisiens, se sont exprimés et ont retiré leur soutien au régime. Un haut responsable du RCD s’est exprimé sur Nawaat.org et a dénoncé les crimes commis par les hommes du pouvoir. Des peureux qui soutenaient publiquement Ben Ali avec ferveur il y a quelques jours se sont exprimés publiquement pour se rallier au peuple et pour dénoncer le régime, comme Zied Krichen ou, de manière plus anecdotique l’humoriste Lotfi El Ebdelli. Des militaires, même si c’est de manière marginale, ont manifesté avec les habitants de certaines villes. Une vidéo nous a montré le chef de la Police Jbeniana qui a répondu à l’appel des citoyens et est sorti dans la rue en clamant “Tounes horra, Ben Ali ala barra !” (Tunisie Tunise, libre libre, Ben Ali dehors !). De nombreux policiers son non seulement sensibles à la cause des manifestants, mais aussi terrorisés par la vengeance du peuple. Dans le commissariat de La Goulette, encerclé hier par les manifestants, des policiers pleuraient et appelaient à l’aide dans leurs Talky-Walikies “Bech yo9tlouna !” (Ils vont nous tuer).

Qui aurait cru, il y a quelques semaines, que nous purrions voir des milliers de Tunisiens protester au Passage ? Qui aurait cru que 30 000 manifestants chanteraient d’une même voix “Tunise libre, Ben Ali dehors !” ?

Le pouvoir de Ben Ali est donc fortement fragilisé et la peur de la répression a été anéantie. C’est aujourd’hui le pouvoir qui est terrifié car il se sait coupable et il sait que les Tunisiens sont unis pour arracher leur dignité volée par ces traitres corrompus. Les seules réponses que Ben Ali et ses hommes peuvent apporter aux Tunisiens sont les cartouches des fusils de précision et les rafales des mitraillettes. Ils savent qu’il ne s’agit plus de maintenir l’ordre en attendant une transition, un apaisement ou un dialogue. La peur, pierre angulaire du système, a été non seulement détruite mais retournée contre le régime. Et le régime sait qu’il ne pourra pas gouverner sans la peur comme instrument de gestion.

J’entends plusieurs personnes proposer de formuler des revendications adressées au gouvernement, parler de transition, ou bien crier “Non aux balles” ou alors demander à Ben Ali de “ne pas cautionner l’usage de balles réelles”. Ceux-là ont la mémoire courte et ont oublié que le 26 janvier 1978, la première fois que l’Etat a tiré sur le peuple, c’est Ben Ali qui était aux commandes, en tant que Directeur de la Sûreté Nationale. Et aujourd’hui, Ben Ali ordonne l’assassinat des manifestants. Un ami pris au milieu d’une fusillade dans la banlieue nord de Tunis vient de me rapporter que les policiers tiraient à vue sur un rassemblement de jeunes non-violents. Il n’y a pas de dialogue possible, ni de revendications à formuler. Al Jazeera a annoncé que le gouvernement discutait avec l’opposition “radicale”, mais l’heure n’est pas à la discussion. Il me semble inadmissible de négocier avec des terroristes. On ne dialogue pas avec des assassins.

Pour faire cesser l’augmentation constante de ce bilan macabre, la seule solution est de pousser les assassins à quitter le pouvoir et non pas demander aux manifestants de s’apaiser. Les manifestations étaient pacifiques et c’est la Police qui a fait le pari que si le sang coulait, la terreur gagnerait à nouveau le coeur des Tunisiens. Mais cela n’a fait que renforcer la résistance et la colère des Tunisiens qui sont aujourd’hui engagés dans un duel mortel contre le pouvoir. Tout ceci se soldera par une victoire, espérons que ce sera celle du peuple Tunisien et pas celle de l’oppresseur, car ni le peuple ni le régime ne peuvent reculer ajourd’hui.

Si le peuple venait à reculer, un apaisement ne serait pas envisageable. Comme l’a expliqué Vincent Geisser :

“Le scénario que les Tunisiens réclament est que Ben Ali fasse de vraies annonces : celle notamment qu’il partira dans un ou deux ans, qu’il ne se représentera pas aux élections et l’initiation d’un processus de démocratisation, en donnant des garanties pour une réelle solution démocratique. Mais c’est impossible que ce scénario se réalise car on se trouve dans un système nourri par une logique sécuritaire et une logique de corruption. Si on touche à la moindre pièce du système, il s’effondre.”

Si le peuple reculait et que le régime en sortait indemne, la vengeance des autorités sera sanglante. Elles ne pourront pas se maintenir tout en répondant aux revendications des Tunisiens. En effet, nos revendications sont la fin de la corruption, une justice indépendante et impartiale, le respect de notre liberté d’expression et de nos libertés politiques et civiles. Or, si par exemple le régime se maintenait, la lutte contre la corruption et l’indépendance de la justice mènerait à des procès visant l’ensemble des acteurs du système : des Trabelsi aux Ben Ali, en passant par les gouverneurs, officiers de police, responsables d’administrations, jusqu’au flic de la circulation qui garde son uniforme après le service et qui arrête les voitures pour les racketter. Pire : même les juges ne seraient pas épargnés. Bref, si le régime s’ouvrait et répondait à nos revendications, il signerait son propre arrêt de mort, et ces gens-là ne sont pas prêts à le faire spontanément et volontairement. Donc si l’apaisement survenait, il est inévitable que Ben Ali tenterait de nous berner pour mieux réprimer et faire taire toutes les voix qui se sont élevées aujourd’hui. Nous sommes trop engagés pour reculer et le peuple Tunisien n’a d’autre choix que de continuer et de renforcer la lutte pour mettre un terme à ce régime qui n’attend que de se venger, et ainsi mettre fin à ce bain de sang. Nous ne pouvons plus nous permettre de voir le compteur tourner et afficher toutes les minutes la mort d’un Tunisien de trop. Mais, je le répète, le recul du peuple n’est pas le bon moyen d’arrêter le carnage. C’est le régime qui doit sauter, pas notre liberté !

Il faut faire en sorte que tous ces innocents n’aient pas donné leur vie pour rien. Nous avons une occasion rêvée de nous libérer pour de bon et pour montrer l’exemple aux opprimés du monde entier.

A ceux d’entre vous qui restent timorés et qui ont peur du vide de l’après Ben Ali, je réponds que moi aussi j’avais peur il y a quelques jours. Mon espoir était la formation d’un gouvernement de transition, de sorte à assurer que l’oppression s’arrêtera en 2014. Mais aujourd’hui non seulement les Tunisiens sont largement les plus puissants dans le rapport de force avec le régime, mais attendre ne fera qu’empirer les choses. Vous avez peur du vide ? J’ai peur de Ben Ali. Il m’est difficile de croire que la libération politique des tunisiens pourrait mener à pire que ces assassins qui massacrent en ce moment même des innocents. La Tunisie est à feu et à sang par la faute de Ben Ali et sous ses ordres. La démocratie nous fera connaitre ses difficultés (grèves, opposition, scandales, rivalités) mais elle ne nous fera pas connaitre le goût du plomb et du sang de nos frères. Le pire est aujourd’hui arrivé. Dépassons-le !

A ceux qui clament que nous ne pouvons pas nous passer de Ben Ali parce que nous n’avons pas une opposition organisée ni de leader, je réponds que ces dernières semaines j’ai entendu des Tunisiens, jeunes ou moins jeunes, instruits, à l’esprit fin et aux propos mesurés et dont les noms évoquent aujourd’hui la fierté. Ne vous inquiétez pas, nous avons de quoi repeupler notre Parlement. Et nous le repeuplerons mieux, sans cette racaille corrompue qui nous suce le sang. C’est au contraire le départ de Ben Ali qui fera revenir les Tunisiens les plus brillants qui ont choisi l’exil plutôt que la dictature.

A ceux qui ont peur de la montée des islamistes après la chute de Ben Ali, je rappelle que lors de ces révoltes qui ont rassemblé le plus grand nombre de Tunisiens, aucun slogan islamiste n’a été scandé. C’est, au contraire, en attendant un ouverture en 2014 que nous laisserions aux islamistes le temps de s’organiser et de profiter du sentiment d’injustice né de la fin de cette révolte pour infecter les esprits avec leur propagande. Prenons en main le pays et notre liberté tant que nous pouvons éviter le péril islamiste. Ce n’est pas Ben Ali ou un quelconque dictateur qui nous en protègera, et l’histoire nous a montré que Ben Ali n’a fait que radicaliser les islamistes. Nous seuls pourrons lutter contre l’islamisme, dans une société ouverte à travers la libre expressions des laïcs de ce pays que le pouvoir étouffe.

L’avenir de la Tunisie est entre les mains du peuple. Et le peuple est mature !

Habib M. Sayah