La loi sur l’organisation des pouvoirs publics, adoptée par l’Assemblée nationale constituante le 10 décembre 2010, fait office de « petite constitution » provisoire. En effet, les dispositions que contient cette constitution de fortune n’organisent l’Etat tunisien que pour la durée du mandat de l’Assemblée constituante, et s’éteindront avec l’adoption de la future constitution tunisienne. Cependant, à travers les articles de la « petite constitution », on peut apercevoir ce que nous réserve peut-être l’avenir, du moins la vision du parti Ennahdha en ce qui concerne le régime politique de la deuxième République tunisienne.

Une constitution sur-mesure ?

On le sait déjà depuis longtemps, le parti Ennahdha est attaché à la mise en oeuvre d’un régime parlementaire pur, avec un président honorifique et un gouvernement aux larges attributions. Pour justifier sa position, Ennahdha a surfé sur la vague d’ignorance qui a envahi dès le début de l’année 2011 l’opinion publique tunisienne, partagée de façon binaire entre partisans d’une présidence forte et défenseurs du régime parlementaire. Or, l’écueil à éviter était celui de la concentration des pouvoirs, dangereuse que ce soit entre les mains d’un président ou entre les mains d’un premier ministre issue du Parlement. Mais les raisons qui ont poussé Ennahdha à préférer le parlementarisme n’ont rien à voir avec la compatibilité supposée de ce régime avec les principes démocratiques. L’adoption d’un tel système est en réalité vitale pour le parti islamiste, qui est assuré d’être en tête d’élections législatives, mais qui ne veut pas s’embarrasser de réunir les voix de plus de 50% des votants à l’occasion d’élections présidentielles. La « petite constitution » provisoire nous donne un aperçu de la manière dont Ennahdha veut verrouiller le système en sa faveur, et il y a fort à parier que le parti de Rached Ghannouchi pèsera de tout son poids pour imposer une constitution sur-mesure.

Nous ne connaitrons jamais l’alternance

Le point clé sur lequel reposera ce verrouillage du système se trouve déjà dans l’article 15 de la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs public, qui prévoit que le chef du gouvernement doit être issu du parti arrivé en tête des élections. Cela signifie que le président de la république doit nommer au premier ministère le leader du parti qui a eu le plus grand nombre de sièges. Comme nous l’avons déjà remarqué, Ennahdha a tout à gagner d’une telle disposition car ce parti, qui rassemble quasiment tous les islamistes, a toutes les chances d’obtenir un meilleur score que l’opposition démocrate qui se trouve divisée entre plusieurs obédiences. Ce mode de nomination garantit à Ennahdha le pouvoir tout en lui évitant d’être obligée de réunir une majorité de plus de 50%. On le voit déjà à travers l’attitude du gouvernement provisoire, gouverner sans majorité ne semble pas gêner Ennahdha qui écrase habilement ses partenaires. Mais quoi de plus normal que de nommer à la tête du gouvernement un premier ministre issu du parti qui a réuni le plus grand nombre de sièges, rétorquera-t-on. Or, le parti en tête des élections n’est pas forcément le parti qui rassemble autour de lui une majorité. Une coalition rassemblant plusieurs partis minoritaires mais qui, réunis, représenteraient plus de 50% des tunisiens aurait sans doute plus de légitimité à diriger le gouvernement, que Ennahdha avec ses 37%. Avec la transposition de l’article 15 dans la future constitution, Ennahdha entend donc devenir le parti minoritaire indéboulonnable qui, quel que soit le sens du vent, détiendra les clefs de la Casbah. Si on laisse Ennahdha maintenir cette disposition dans la future constitution, nous sommes partis pour une bonne dizaine d’années sans alternance. La configuration qui émanera de la constitution de la deuxième république tunisienne ravira les partisans des gouvernements d’intérêt – prétendument – national, et des alliances contre-nature qui ne profitent qu’au camp islamiste, car nous y serons condamnés.

Voyez donc :

Admettons que la disposition est maintenue et que dans les années à venir les résultats des élections législatives soient les suivants*:

Ennahdha : 30 %

CPR : 15 %

Parti A (centre-gauche) : 20 %

Parti B (centriste) : 20 %

Parti C (centre-droit) : 5 %

Parti D (gauche) : 5 %

Autres : 5 %

Ennahdha serait donc en tête des élections, avec un score de 30 %, sans pour autant obtenir une majorité de sièges, tandis que les partis non-islamistes réunis obtiendraient 50 %.

La Constitution, telle qu’Ennahdha la souhaiterait, obligerait le Président de la République à nommer un membre d’Ennahdha à la tête du gouvernement. Or, les partis non-islamistes A, B, C et D rassemblent une majorité des sièges, et étant donné qu’ils partagent entre eux un important socle de valeurs communes, il serait logique qu’ils forment une coalition pour gouverner ensemble, au lieu que certains d’entre eux aillent s’allier avec Ennahdha pour lui offrir une majorité.

Mais étant donné que le Premier Ministre sera forcément Ennahdha (qui aura sans doute systématiquement le plus gros score étant donné l’union des islamo-conservateurs autour de ce parti unique), cette disposition va forcer à la division du camp « moderniste » pris en otage par les minoritaires d’Ennahdha : étant donné qu’il ne leur est pas possible de diriger une coalition gouvernementale, les « modernistes » se diviseront entre ceux qui accepteront de gouverner sous la direction d’Ennahdha, et ceux qui préfèreront l’opposition.

Les conséquences de cette configuration seraient importantes : Ennahdha serait garantie de de demeurer le centre de gravité de la politique tunisienne, et les partis d’opposition, incapables de détrôner Ennahdha de sa première place à l’assemblée, devront se battre entre eux pour savoir qui parmi eux va siéger à la Casbah avec Ennahdha, et qui se contentera de hurler sur le banc de touche du Bardo.

Faire le poids ou mourir

L’hypothèse du maintien d’une disposition équivalente à celle de l’article 15 semble très probable, et si les partis non-islamistes ne s’unissent pas pour former des listes communes, ils risquent d’être morcelés et de ne pas atteindre la masse critique nécessaire pour obtenir le Premier Ministère. Il est donc impératif que Ettakatol, le PDP, Afek, Ettajdid et tous les partis de taille moyenne partageant un socle de valeurs opposé à celui d’Ennahdha fusionnent ou fassent systématiquement des listes communes, sinon il n’y aura jamais d’alternance. Mais cela semble aujourd’hui difficile alors que Ettakatol a laissé tombé une chance historique de devenir leader d’une opposition qu’il aurait pu rassembler, préférant des pouvoirs limités dans un gouvernement dominé par l’hégémonique Ennahdha, qui avait bien besoin d’une caution laïque.

Sinon, pour éviter ces problèmes, il faut militer pour que la nouvelle constitution n’oblige pas le président à nommer un premier ministre issu du parti arrivé en tête, mais plutôt quelqu’un qui sera capable de réunir autour de lui une majorité cohérente et fonctionnelle, quitte à laisser sur le carreau le parti numéro 1 et à former une coalition majoritaire à partir de partis de taille plus modeste mais qui partagent des valeurs similaires.

Habib M. Sayah

* L’auteur ne prétend pas présenter une prévision fiable pour les prochaines élections. Ainsi, les chiffres sont arbitraires, mais illustrent une hypothèse relativement probable. Le CPR et Ennahdha sont intégrés dans cette hypothèse en raison de la solidité apparente de ces formations, tandis que les principaux partis de l’opposition (PDP, Ettajdid, Afek, Al Moubadra etc.) ainsi que Ettakatol ne sont pas pris en compte tels quels. En effet, compte tenu du remodelage de l’échiquier politique qui est en cours, il a semblé préférable de représenter ces partis par des groupes anonymes qui se distinguent par leur tendance : centre, centre-gauche, centre-droit, gauche. Le seul but de cet exemple était d’illustrer l’hypothèse dans laquelle le maintien de l’article 15 pourrait poser problème, c’est à dire l’hypothèse où Ennahdha arriverait en tête, mais où une coalition majoritaire non-islamiste se formerait.