« Derrière ces troubles en Tunisie se trouvent des criminels, des trafiquants de drogue et des extrémistes salafistes », c’est ce qu’a déclaré ce mardi à l’ANC, Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur. M. Larayedh a été invité à s’exprimer devant l’Assemblée afin de répondre aux questions concernant la dernière vague d’émeutes dans la banlieue de Tunis et dans plusieurs villes du pays.

Le 11 juin, depuis lundi soir dernier, des affrontements entre forces de l’ordre et ce qui semble être des groupes de salafistes et de jeunes délinquants ont explosé à Tunis. Des casseurs ont jeté des pierres, des cocktails Molotov et des bombes incendiaires sur des policiers. Au total 730 personnes ont été admises dans les hôpitaux publics pour des soins d’urgence. La plupart d’entre eux ont été blessées par des bombes de gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc, tirées par les forces de sécurité. A Sousse également, un jeune homme de 22 ans a été tué par une balle en caoutchouc qui s’est logée dans son crâne. Au jour d’aujourd’hui, aucun bilan final officiel du nombre de blessés et de leur identité n’a été dressé par le ministère de l’intérieur.

Quand Ali Laraayedh s’est présenté à l’Assemblée, on s’attendait à l’entendre exposer un plan d’action de son ministère pour gérer la crise, une crise qui est, qu’on le veuille ou non, une sérieuse faille dans la sécurité nationale.

Néanmoins, au lieu de cela, M. Laraayedh a passé le peu de temps de parole qu’il avait à l’ANC à blâmer trois principales parties : les salafistes, les réseaux de trafic de drogue et d’alcool et les «forces provocatrices », c’est à dire Al Zawahiri, le chef d’Al- Qaïda qui a appelé à mener une «guerre sainte» en Tunisie, Jalel Brick, une tête brûlée dont la seule mission est de poster des vidéos sur Facebook dans lesquelles il insulte tout le monde et enfin la galerie d’art Abdellia.

Cette galerie, située à La Marsa, en banlieue nord de Tunis, a accueilli 4 œuvres qui seraient « extrêmement provocatrices » à l’encontre des salafistes et de l’islam. D’après le ministre de l’intérieur, cette exposition artistique serait la cause de tous les malheurs. Critiquer les sujets sacrés et les entités divines de l’Islam : Dieu, le prophète Mohamed (PSL) et les autres prophètes vexerait le public tunisien.

Des représentants de tout le spectre politique ont félicité l’analyse de la situation par le ministre. Et voilà comment l’Assemblée, dans sa réponse au discours du ministre, s’est plongée dans une discussion autour de la définition du «sacré», et de ce qui ne l’est pas jouant le rôle d’exégètes au lieu de faire leur travail de « député ».

Par ailleurs, ce qui est sujet à critique c’est que lors de la séance plénière de ce mardi, pendant que l’Assemblée examinait ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas, les forces de sécurité étaient obligées de battre en retraite partout. Les jeunes hommes (salafistes et non-salafistes confondus) ont été blessés. On peut alors s’interroger : était-ce vraiment le moment opportun pour discuter des « entités divines » au sein de la plus élevée et plus légitime institution gouvernante du pays ?

Ce qui est encore plus inquiétant c’est que cette Assemblée élue, tout comme le ministre, n’ont proposé aucune solution ni méthodologie à suivre pour sortir de cette crise sécuritaire. En effet, au final, aucune décision n’a été prise de la part des députés. Il n’y a même pas eu de rédaction d’une simple recommandation officielle et synthétique à soumettre au ministre. Nos chers élus ont jugé qu’il était plus approprié de palabrer à l’infini autour de la question des « sujets sacrés ».

En outre, lors de son discours, le ministre a déclaré que le couvre-feu n’était pas encore envisagé. Quelques heures plus tard à 20h00, les stations nationales de télévision et de radio annonçaient que le couvre-feu entrait en vigueur de 21h00 à 5h00 du matin. La décision aurait émanée à la fois du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Défense, ce dernier étant en charge de la répartition des escadrons de militaires à travers le pays, pour faire respecter le couvre-feu.

La critique de la situation par le ministre était, certes, presque parfaite (et c’est ce qui à fait que l’opposition l’a écoutée). Il a condamné toutes les formes de violence et a renoncé à son utilisation, peu importe la situation. Il a affirmé, à plusieurs reprises, que quelque soit la « provocation » que les œuvres d’art comportaient, la violence déferlant dans les rues n’était pas excusable. Cependant, il y a une partie de son analyse qui était complètement erronée. Au vu du nombre de fois que le nom de Jalel Brick a été prononcé et au vu du débat sur la notion de sacralité (et de toutes ces petites choses insignifiantes sur le long terme) il semble clair que le ministre comme la plupart des membres de l’Assemblée, se sont fait prendre au piège.

Quel piège, me demanderiez-vous ?

En réalité, l’incident de l’exposition de Abdellia n’est pas un facteur déterminant. L’art, le sacré, Dieu, les salafistes, Jalel Brik ne veulent rien dire. Peut-on vraiment croire qu’une série de bandes organisées qui attaquent les postes de police et un tribunal s’est mobilisée à cause d’une œuvre d’art? Les divagations interminables de Jalel Brik seraient la « raison » pour laquelle on s’est attaqué aux établissements de l’Etat ? Rappelons aussi que ces attaques ont eu également plusieurs autres cibles : le QG de la l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), les postes de police et les quartiers populaires. Tout ça en réponse à tableau d’art ? Sérieusement ?

Revenons un peu en arrière et rappelons-nous du meeting politique de l’ex premier ministre Béji Caïd Essebsi : « L’appel de la Nation» pour comprendre ce qui se passe. Des milliers de personnes se sont réunis dans un stade pour soutenir M. Essebsi dans son dernier effort politique, un effort qui a semblé unir la plupart des partis politiques d’opposition et tous ce qui restait de l’RCD et du PSD (les destouriens).

« Essebsi est l’homme qu’il faut à la Tunisie. Nous avons besoin d’un homme comme Essebsi pour maintenir le pays uni » répétaient les présents au meeting. Voilà comment l’image d’une figure bienveillante et unificatrice, qui comblerait le fossé entre islamistes et laïcs, a été attribuée à Essebsi. Un fossé qui serait crée, en réalité, par Essebsi et ses acolytes RCDistes.

Il s’avère que M. Essebsi a tenu un deuxième meeting le samedi 16 juin, pour annoncer la création officielle de son parti. Quelle meilleure façon d’assurer le succès électoral de ce parti que de mettre le pays sans dessus-dessous quelques jours avant ? Quelle meilleure façon que de propulser M. Essebsi dans la position d’homme providentiel, nous sauvant de notre discorde maléfique? Sans oublier le fait que des peines ont (enfin) été prononcées contre d’anciens RCD-istes le 13 juin dernier. Au milieu de la liste se trouvait leur ex-grand patron lui-même, l’ancien président Ben Ali.

Dans toute cette cohue, qui se souciera du fait que Moncef Ladjimi, chef des opérations de l’ancien ministère de l’Intérieur dans les régions de Thala et Kasserine et à la tête de la BOB (Brigade de l’Ordre Publique), qui est sans doute la plus forte unité du pays, a été acquitté du procès ? D’ailleurs est-ce que la plupart des Tunisiens savent que M. Ladjimi travaille actuellement comme conseiller au sein du ministère ?

Et quel « meilleur ennemi » choisir qu’un groupe de salafistes ? Des salafistes qui cumulent un certain nombre de prédispositions à une image négative (extrémistes, conservateurs voire ex-détenus…) ? En réalité selon différentes sources, la plupart de ceux qui créent le chaos ne sont pas du tout salafistes. De nombreuses vidéos circulant sur les réseaux sociaux montrent des agents de sécurité mettant, eux-mêmes, le feu à des bâtiments.

En Tunisie, il se trouve qu’on est confronté à deux partis majeurs, celui de l’RCD ou celui d’Ennahdha. Le même scénario est en marche en Egypte. Ahmed Chafik, ancien Premier ministre de Moubarak, est candidat à la présidence et il n’est pas le seul. Il existe tout un réseau qui le soutient.

Dans un témoignage de soutien à l’ex-parti, qui est toujours dominant dans le pays, la Cour suprême vient d’annoncer que Chafik était autorisé à rester dans la course à la Présidence, défiant ainsi une loi votée par le parlement le mois dernier, qui visait à proscrire aux personnalités de l’ancien régime à être candidats aux élections présidentielles.

Chafik a son “fuloul” (les ex adhérents du parti de Moubaraek), son réseau de pouvoir, d’espions et de membres de sécurité de l’ancien régime, qui peuvent l’aider à s’imposer sur la scène politique.

En Tunisie, on aurait la même chose, avec Béji Caïd Essebsi comme « fouloul-RCD » se voulant être le sauveur face aux islamistes.

En terme de crédibilité le RCD fait un travail impressionnant puisque les prétendus salafistes se sont même déplacés mardi dernier jusque devant l’ANC au Bardo. Ils ont scandé des slogans tels que « Non à l’art blasphématoire » et « Mahomet est notre prophète ». Même si elle n’était pas violente, leur présence devant les portes vertes du bâtiment parlementaire a semblé avoir comme effet de mettre la pression sur les membres de l’Assemblée et de les pousser à croire qu’il était question de défendre l’islam et ses principes. Le timing était parfait: pendant que le ministre faisait son discours les « salafistes » marchaient vers le Bardo…

M.Larayedh connait pertinemment l’influence du réseau rcdiste au sein du ministère de l’intérieur cependant il ne dévoile aucun plan de réforme dans cette institution. Tout le monde sait que le RCD, qui avait le contrôle total du ministère et l’a utilisé dans le seul but de garder un œil sur les citoyens tunisiens, est la base de toute la corruption dans le pays. Depuis que Ben Ali s’est enfui, la Tunisie a vécu dans un espace inconnu, tout en suivant des orientations non définies dans sa façon de lutter contre cette corruption et dans la manière d’adopter une règle de droit stable et démocratique. Larayedh aurait pu utiliser cette occasion pour montrer qu’il n’y a pas de place pour la naïveté dans la manière d’appréhender la situation sécuritaire de la Tunisie, une question qui concerne tout le monde.

Contrairement à ce que les médias occidentaux rapportent, ce n’est pas seulement «l’élite laïque» qui est en rogne. Mais plutôt la moyenne des gens, sans idéologie particulière, des jeunes femmes et hommes qui veulent simplement aller travailler tous les matins, mais ne peuvent pas le faire à cause des routes qui sont fermées. C’est une mère de famille de 3 enfants embarquée dans un métro qui n’arrivera pas à destination (mardi dernier les métros n’ont pas pu accéder à la cité Intliaka en raison du chaos qui y régnait). Certaines femmes ont rapporté que lors de leur trajet jusqu’à leur domicile, elles avaient croisé des groupes de jeunes délinquants qui leur avaient jeté des pierres. Voilà comment la marche se transforme en fuite jusqu’à la maison, courir pour rentrer et préparer le repas des enfants. La situation touche aussi les enfants qui ne peuvent plus se rendre à l’école et passent des heures surveillés par une baby-sitter, qu’il faut payer.

Le ministère de l’Intérieur, pour certains, doit faire disparaître ces personnes. Il n’y a pas de froid calcul dans le processus de démocratisation, mais la sécurité est la pierre angulaire de toute démocratie et de toute société qui veut prospérer et oser rêver. Le ministère de l’Intérieur joue un rôle extrêmement important dans le processus de démocratisation en Tunisie, en raison de la façon dont il affecte directement la vie quotidienne de ses citoyens. Et aujourd’hui il a une occasion en or de nettoyer ses rangs une fois pour toutes.

Seule l’histoire pourra témoigner de la façon dont le gouvernement tunisien, le premier post-«printemps arabe», se sera préoccupé de cette faille de sécurité à l’intérieur du pays. Il s’agit en fait d’un test décisif que le ministère de l’Intérieur doit impérativement passer.

Traduit de l’anglais par Sana Sbouaï