Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.


La revue américaine Foreign Policy et la Fondation anglaise Chatham House ne font pas de cadeaux gratuits!

Le cadre et l’extérieur

Il est assez ardu de se distancier de la bouillante scène politique et sociale tunisienne, il est très difficile en effet de prendre du recul et réfléchir.

La difficulté n’est pas due seulement à l’imbroglio ambiant, elle se justifie aussi par une espèce de haine ambiante qui aveugle les esprits et qui est provoquée par des préjugés bien profonds contre les islamistes d’un côté et contre les nouveaux démocrates considérés comme parvenus ou manquant de goût par une petite bourgeoisie essentiellement tunisoise, mais pas seulement, et qui brille surtout par le pillage systématique de l’économie tunisiennes depuis des décennies, et son soutien inconditionnel à une mentalité affairiste médiocre qui ne dépasse guère les frontières de notre petit pays, si ce n’est pour chercher les paradis fiscaux. En termes familiers tunisiens, la rue s’est soulevée contre cet état d’esprit durant la révolution le qualifiant avec clairvoyance de “hograh” c’est-à-dire mépris…

Deux poids-lourds tunisiens

Il faut pourtant être complètement aveugle ou totalement aveuglé pour ne pas être impressionné par les curricula des deux hommes: Moncef Marzouki et Rached Ghannouchi.

Rached Ghannouchi fait partie des intellectuels musulmans éminents. Il ne me revient pas de l’appeler Cheikh comme font les Mashreqis, à moins que ce ne soit par respect pour son âge, mais on ne peut renier l’influence de ses écrits sur l’islam turc, tout comme on ne peut renier l’évolution de sa pensée avec le passage des années et son ouverture de plus en plus marquée aux courants modernistes. Rappelons juste deux faits: d’abord, dans les anneés 80 le mouvement Nahdha dont Ghannouchi est aujourd’hui le chef de file et le représentant politique, affirmait haut et fort que le Statut du Code Civil tunisien qui avait aboli la répudiation et la polygamie depuis les années 50 était contraire à la Charia. Aujourd’hui, le discours de Nahdha est diamétralement opposé puisque ses ténors affirment que ce même Statut est le fruit d’un Ijtihad (effort de renouveau) basé sur le fikh malékite et tout à fait adapté au pays et aux temps. Ensuite, nous entendons aujourd’hui un discours clair et net qui condamne la coercition et l’application forcée des lois religieuses ou l’imposition des vues d’une école islamique aux musulmans sans leur consentement – opinion réitérée régulièrement par le nahdhaoui Hammadi Jebali, Chef du Gouvernement – la référence aux Salafistes wahabites est claire, et déclarée plus d’une fois par Ghannouchi sur la chaine Al-Jazira.

Quant à Moncef Marzouki, contentons-nous de lire ce qu’a écrit Foreign Policy dans son édition de décembre 2012 annonçant la liste des 100 penseurs les plus influents de l’année:

Classé deuxième, Mohammed Moncef Mazouki pour avoir gardé vivants les idéaux du Printemps Arabe”.

Avec l’évanescence de l’esprit de l’année 2011 dans le tintamarre de la violence religieuse en Egypte et en Lybie et de la guerre civile sectaire et sanguinaire en Syrie, la Tunisie demeure la Success Story la plus prometteuse du Printemps Arabe.

Une bonne partie du mérite en revient au Président Moncef Marzouki qui a apporté clairvoyance et sagesse depuis sa prise de fonctions en décembre 2011. Lors de la réunion de l’Assemblée Générale des Nations Unies en septembre, le médecin-devenu-activiste-des-droits-de-l’homme a lancé un appel pour déclarer la dictature “maladie” et a revendiqué le lancement d’une campagne officielle contre les gouvernants autocratiques comprenant l’instauration d’un tribunal international pour arbitrer les élections et la légitimité des gouvernements de manière à éviter à la source la prise du pouvoir par les dictateurs. “Il incombe aux peuples du monde d’ouvrer à l’éradication de la dictature” selon “un programme ambitieux, mais pas plus utopique que le programme d’éradication de la polio ou la variole”.

Mais Marzouki l’ancien professeur de médecine générale n’est pas un idéaliste la tête dans les étoiles, cet admirateur du Mahatma Ghandi s’est consacré aux droits de l’homme depuis le début de sa carrière, il a voyagé dans sa jeunesse en Inde puis en Afrique du Sud peu de temps après l’abolition de l’Apartheid. Il fut arrêté plusieurs fois par le régime de Zine el-Abidine Ben Ali et fut finalement contraint á l’exil en France oú il demeura une figure proéminente de l’opposition libérale tunisienne, tout en énervant beaucoup de ses supporters en raison de son action commune avec le mouvement islamiste Nahdha. Marzouki revint à son pays après l’expulsion de Ben Ali et fut élu président par l’Assemblée Nationale Constituante.

Pendant que Marzouki le laïc engagé supervise la rédaction de la nouvelle Constitution, il insiste sur le fait que les partis islamistes doivent tenir un rôle dans le gouvernement de la Tunisie malgré qu’il s’est toujours promptement érigé contre eux quand ils ont dépassé les limites. Il décrit les groupes salafistes extrémistes comme étant “extrêmement dangereux” bien que marginaux. Si quelqu’un peut guider la Tunisie á travers sa transition démocratique – et en faire, espérons-le un modèle à suivre dans une région à remous – c’est bien Marzouki qui pourrait bien avoir la combinaison juste de ténacité et de clairvoyance pour sortir le pays de la zone brumeuse.” (Traduction de l’auteur, l’article anglais original est accessible sur ce lien:)

L’histoire pourrait bien classer ce petit homme venu des tréfonds du Nefzaoua dans le Sahara tunisien et aux origines marocaines aussi parmi les grands hommes du monde arabe; l’histoire pourrait bien retenir qu’il a été en tête des humanistes arabes qui ont participé á l’instauration de la démocratie et des droits de l’homme au début du XXIème S. dans un monde arabo-islamique qui leur a tourné le dos des siècles durant.

Le génie est dans la sauce plus que dans les ingrédients

Dans ses nombreuses analyses du Printemps Arabe au courant des diverses émissions de Fi al-omq (En Profondeur) sur Al-Jazira, le penseur arabe Dr Azmi Beshara a souligné le génie tunisien apparu sous la forme de la Troika au pouvoir réunissant islamistes (Ennadhdha) et laïcs (Takattol et CPR) à la gouvernance du pays. Voilà ce qui a fait éviter à la Tunisie dès après la fuite de Ben Ali la dangereuse scission de la société en islamistes d’un côté et laïcs de l’autre. C’est à cette scission que travaillent de toutes leurs forces les ténors de la Contre-révolution en Tunisie, arrivant jusqu’à payer des criminels de droit commun pour qu’ils laissent pousser leurs barbes et prétendent être Salafistes pour foutre la zizanie dans le pays. Scission se proclamant de plus en plus ouvertement en Egypte par exemple suite à la dernière Déclaration Constitutionnelle du Président Morsi accumulant outrancièrement les pouvoirs dans les mains de la présidence de la république. Les Égyptiens n’ont pas su en effet partager le pouvoir entre les Islamistes et les laïcs, et ils en paient aujourd’hui le prix fort.

En Tunisie, la rue a fait sa révolution, même qu’elle n’arrête pas de la faire, le problème c’est que l’élite semble apathique ou hors-sujet. Les académiciens et l’élite universitaire gavés de décennies bourguibiennes puis benalistes semblent manquer d’imagination. Il suffit d’observer comment ils ont réduit toute l’oeuvre tunisienne en simple conflit avec les Salafistes confinant le débat au port du niqab ou du jeans. L’élite artistique ne sait plus ce que c’est qu’ouvrir les horizons, poser les questions, et raffiner les goûts; elle a choisi de prendre position pour l’ultralibéralisme, faisant preuve d’une médiocrité et pauvreté créative désolantes. L’élite syndicaliste ne semble pas avoir d’horizons plus larges non plus: alors que les masses pourraient s’attendre d’elle à un nouveau projet de société social-démocrate au moins, l’UGTT semble avoir fait des grèves et du boycott son unique cheval de bataille… Voilà qui justifie les profonds doutes entourant les intentions des chefs syndicalistes souvent accusés d’être encore au service de la vieille garde benaliste que ce soit sous la forme du parti-champignon Nida Tounes, le ramassis d’ex-RCDistes ou sous la forme de la mafia des affaires et de la finance.

Il est pourtant un sentier clair et bien battu que patriotes tunisiennes et tunisiens, intellectuels, artistes, et élite pensante pourraient envisager d’évaluer. Il ne consiste surtout pas à caresser les masses dans le sens du poil, dans une basse stratégie populiste, il s’agira plutôt de lui montrer le chemin, les chemins, sans préjugés et sans rancune aucune, en tenant compte de ces deux uniques paramètres qui donnent sa valeur à l’effort humain: l’éthique et l’esthétique. Lisons ce qu’en dit Joseph Brodsky Prix Nobel de Littérature 1987 dans son allocution le jour de la remise du Prix:

“La philosophie de l’Etat, son éthique – pour ne pas citer son esthétique – sont toujours “hier”. La langue et la littérature sont toujours “aujourd’hui”, et souvent – surtout lorsque le système politique est orthodoxe – elles peuvent même constituer “demain”.[…]

Le choix esthétique est une affaire hautement individuelle, et l’expérience esthétique est toujours une expérience privée. Chaque nouvelle réalité esthétique […] même si elle n’est pas une garantie, est une forme de défense contre l’esclavage. C’est qu’un homme qui a du goût, littéraire en particulier, est moins susceptible d’être victime des refrains et des incantations rythmiques propres de la démagogie politique.”

En nous basant sur ce qu’affirme le Prix Nobel, il apparaît – et c’est un fait documentable – que tous ceux qui ont supporté Leila et Ben Ali ne pouvaient avoir de goût. En fait, il s’agit d’arrivistes professionnels, champions de la médiocrité que ce soit dans le domaine du journalisme, de l’université, des arts, de la culture ou autre…

Puis Brodsky continue: “En fait, il ne s’agit pas tellement du fait que la vertu n’est pas une garantie pour produire un chef-d’œuvre. Il s’agit plutôt du fait que le mal, surtout le mal politique est toujours de mauvais goût et de style médiocre. Plus l’expérience esthétique de l’individu est substantielle, plus son goût est raffiné, plus sa morale est droite, et plus libre il est – même s’il n’est pas nécessairement plus heureux!

Retour à l’Islam tunisien et au bon goût

Encore une fois et eu égard au rapport défendu ci-haut par Joseph Brodsky entre éthique et esthétique, notre petit pays peut postuler à donner ses enseignements aux autres pays musulmans. Notre Islam est un Islam de bon goût, c’est-à dire qu’il allie l’éthique à l’esthétique. Notre vie en Tunisie est colorée, elle n’est pas en noir et blanc comme dans plusieurs pays du Mashreq arabe où l’homme est vêtue de blanc et la femme de noir. Nous allons à la prière du vendredi avec des Jebbas rouges, bleus, vertes, jaunes et des chéchias colorées aussi. Une femme mariée tunisienne commet très difficilement l’adultère – je ne garantis rien quand même – mais cela ne l’empêche pas d’être coquette, parfumée et de souffrir le martyr pour se faire épiler tout le corps y compris ses parties intimes pour être belle: éthique et esthétique font décidément bon ménage.

Les Tunisiens semblent avoir une répulsion presque naturelle envers les Salafistes, et ce rejet s’explique d’abord par des raisons esthétiques: ils sont moches et de mauvais goût. A-t-on idée de porter un Kamis afghan avec des baskets? Demande le Tunisien/ne Lambda. La barbe qui pourrait être un composant esthétique a été transformée par les Salafistes en épouvantail épouvantant femmes et enfants.

Retournons à ce sujet à Brodsky qui nous dit: “C’est que l’esthétique est la mère de l’éthique; les catégories de “bon” et “mauvais” sont d’abord et avant tout des catégories esthétiques et précèdent – éthymologiquement au moins – les catégories de “bon” et “méchant”. Si “tout n’est pas permis” du point de vue moral, c’est que “tout n’est pas permis” du point de vue esthétique parce que précisément le nombre de couleurs dans le spectre est limité. Le jeune bébé qui pleure et rejette l’étranger ou qui au contraire tend les bras vers lui, fait cela instinctivement, faisant ainsi un choix esthétique, et non moral.”