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« Il ne sera pas parti seul, il aura emporté ce satané gouvernement avec lui ». Nous sommes le 8 février lorsque cette phrase d’un proche de Chokri Belaïd est lâchée devant son cercueil. Il aura fallu près de deux semaines d’agonie gouvernementale pour que la prophétie se réalise.

Dès le 10 février, nous évoquions ici-même la possibilité d’une manœuvre politique de l’ex Premier ministre Jebali. Il faut dire que la promptitude avec laquelle le coup de poker du gouvernement de technocrates fut lâché avait tout d’un gage en trompe-l’œil.

Aujourd’hui, et sans doute pour des années à venir, nul ne pourra affirmer avec certitude que Hamadi Jebali fut le brave soldat de son parti, sacrifié sur l’autel des « Frères », ou s’il a été ce patriote soudainement adulé par l’opposition pour son sens de l’Etat.

Une chose est sûre, celui que d’aucuns appellent « le vieux renard d’Ennahdha » a su temporiser, en se jouant de l’appétit du pouvoir de ses interlocuteurs.

L’une des dernières déclarations publiques de Belaïd avait été en réponse à une question sur une éventuelle alliance du Front Populaire au front électoral de « l’Union pour la Tunisie ». Il avait alors, selon la verve qu’on lui connait, rejeté toute idée d’alliance superficielle, « sans aucune base sociale », avec « des gens qui ont accouru, à chaque fois qu’Ennahdha leur a miroité un partage du gâteau du pouvoir ».

A la vision des délégations Nidaa Tounes, al Joumhouri et autres partis politiques se précipitant à Dar Dhiafa pour rentrer bredouille, Belaïd aurait probablement ri jaune.

Mardi, Jebali « tire les conséquences de son échec », selon la formule consacrée, et démissionne. L’Histoire politique montre néanmoins que les adieux télévisés solennels cachent souvent d’heureux comebacks électoraux.

L’homme ne s’y est pas trompé : au premier jour de son éphémère mandat d’expédition des affaires courantes, il visitait le marché du gros de Tunis face à des commerçants déboussolés par son statut hybride. Quelques heures plus tard, il posait devant les médias avec le butin de la Garde nationale, la saisie d’armes de guerre à la Mnihla. Pas de doute, une campagne électorale précoce est lancée.

Jebali inspectant des explosifs saisis à la Mnihla, "en expert" diront les réseaux sociaux facétieux

Ali Laârayedh en joker providentiel

Si ces petits arrangements entre amis de la classe politique auraient recueilli l’ironie de Chokri Belaïd, la promotion, suite à sa mort, de l’homme qui le honnissait le plus au rang de numéro 1 de l’exécutif, est un jeu de chaises musicales à se retourner dans sa tombe.

Alors que l’ensemble de la presse donne l’impopulaire Noureddine Bhiri comme favori à la succession de Jebali, le décidément imprévisible Conseil de la Choura en décide autrement.

En dépit d’un bilan problématique à la tête de l’Intérieur, Ali Laârayedh est bombardé Premier ministre, une promotion controversée pour ceux qui réclament toujours des comptes dans divers dossier, en tête desquels figurent les évènements du 9 avril 2012, de l’utilisation de la chevrotine à Siliana, ou encore de l’indulgence face l’attaque du siège de l’UGTT.

En somme Ennahdha remet de l’ordre dans sa maison. Si la pilule passe, c’est grâce à une certaine aura d’homme d’Etat dont jouit Laârayedh, réputation sérieusement entamée mais encore source de respect hors Front Populaire qui dans un communiqué publié samedi rejette fermement sa nomination.

Une manif (trop ?) spontanée

Crédit photo Seif Soudani

Le nouvel homme fort de la Kasbah commence ceci dit son mandat sous une forte pression de la rue. A peine désigné et virtuellement encore ministre de l’Intérieur, il devait faire face hier samedi à une manifestation Avenue Habib Bourguiba réclamant la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd, avec à la clé un slogan simple, brandi par quelques milliers de personnes : « Who killed Chokri ? ».

Fait rare depuis la révolution, le rassemblement n’était pas encadré par un quelconque parti politique. Pensé par des internautes, le mouvement populaire est un casse-tête en termes de gestion et de communication pour le Front Populaire de Hamma Hammami qui le soutient sans en assumer l’organisation.

Souffrant d’une forme d’inertie depuis le séisme du meurtre de Belaïd, le parti est logiquement doublé par ses bases qui n’attendent plus leur hiérarchie pour s’emparer de la rue. Sur le papier, l’idée est plutôt séduisante. En pratique, cette totale spontanéité s’est révélée être une arme à double tranchant.

Si les jeunesses du Front ont respecté la discipline de parti, en vigueur même à gauche, en brandissant la demande politique d’un « sommet national du salut », les nombreux électrons libres y sont allés de leurs lubies et de leurs maladresses, et celles-ci n’étaient pas des moindres…

Plusieurs fausses notes et autant de calamités pour le mouvement dit démocrate : la nostalgie très sérieuse de l’ancien régime, affichée via une image de Ben Ali. Un slogan où l’on pouvait lire qu’ « un bon islamiste est un islamiste en prison ». Le drapeau syrien du régime de Bachar al Assad. Et une version locale des Black Block, sorte de défoulement belliciste en accoutrement cagoule et bottes de cuir pour adolescents anti islamistes.

Sur les réseaux sociaux, les pages pro islamistes ne retiendront naturellement que cela, et on ne peut leur en vouloir d’être dans leur rôle.

Où en est l’enquête ?

La densité de l’actualité tunisienne en ferait presque oublier l’essentiel : la progression de l’enquête sur l’abject assassinat politique. Première anomalie : elle a été confiée à une simple brigade criminelle et non à une juridiction antiterroriste.

Bientôt 3 semaines plus tard, elle serait quasiment au point mort si ce n’est une conférence de presse tenue vendredi par le comité de défense de Belaïd.

De prestigieux ténors du barreau, tous compagnons de route du martyr, se sont succédé à la tribune laissant cependant une étrange impression d’une conférence confuse, parfois cacophonique et houleuse.

En cause, la « piste algérienne » effleurée par Me Faouzi Ben Mrad, porte-parole du comité. « Un tunisien a fait rentrer 3 algériens par Kasserine la veille du 6 février. Les mêmes éléments ont été exfiltrés du territoire quelques heures après le meurtre » explique l’avocat citant « des sources fiables ». Tollé dans l’audience, indignée de l’initiative prise par Ben Mrad d’avancer la thèse de l’implication de mains étrangères.

Mokhtar Trifi fulmine, et le frère du défunt retirera même la confiance de la famille à Ben Mrad.

Pourquoi la piste de l’Algérie dérange-t-elle tant ? Pourquoi tant d’émoi, là où un esprit rationnel devrait précisément envisager tous les scénarios ?

Il semble en tout cas que nous soyons, l’émotion aidant, face à la création typique d’un tabou. Le régime Bouteflika est en effet de plus en plus donné en exemple dans son traitement autoritaire de la question islamiste. Un régime semi militaire pourtant passablement irrité par les révolutions arabes.

Du coup, cela fait tâche de pointer du doigt le voisin algérien adulé par les plus nationalistes des bases du Watad, d’autant que tout le monde s’est mis d’accord d’avance sur un accusé politique local.

Entre pouvoir partisan et partisans qui s’entretuent, l’enquête est bien mal engagée.

Seif Soudani