Le 14 janvier 2011 au soir, le départ de Ben Ali est annoncé. Une heure après, dans une totale confusion, Mohamed Ghannouchi, Abdallah Kallel et Foued Mbazaa apparaissent à la télévision nationale et annoncent le maintien de la continuité du pouvoir. Les jeunes qui viennent de réaliser que c’était la fin du règne d’un dictateur et de sa famille, refusent d’avaler la pilule. Tout commence lorsqu’un jeune de Menzel Bouzaine lance, à ses camarades, cette idée insensée: « Et pourquoi ne pas partir à Tunis à pied? ». La proposition circule sur les réseaux sociaux suscitant un élan de solidarité dans tout le pays.

Nous avons senti le danger d’un retournement contre la révolution. C’est pourquoi nous avons pensé à une idée neuve qui consistait à occuper la place de la Kasbah qui symbolise le pouvoir politique. Le lendemain, nous avons commencé la marche. Plusieurs villes nous ont suivi et nous avons fini par prendre des bus et des voitures pour arriver à destination dans la même journée, se souvient Safouen Bouzid, un jeune militant de Bouzayane.

Le choix de la place et son occupation n’étaient pas anodins. Investir la Kasbah signifiait la réappropriation de l’espace public confisqué, à l’image des idéaux démocratiques où la représentativité politique n’interdit ni d’interroger le pouvoir ni de prendre en compte les exigences du Peuple. Bien qu’ils n’avaient pas ni de idées claires ni une bonne stratégie, la volonté de confronter le monstre dans sa propre caverne était une source d’énergie extraordinaire qui a réuni les Indignés de la Kasbah.

Une fois sur place, les tentes s’installent, la nourriture circule, les tagues, les slogans et les chansons fusent de toutes parts. On ne parlait plus que des revendications et des méthodes d’organisation de ces indignés.

C’était un mouvement extraordinaire de solidarité et d’autogestion, durant lequel nous avons vécu l’absence totale de l’autorité. Les gens ont eu un comportement exemplaire durant cette période. Par exemple, aucune décision ne passait sans l’accord de tout le monde à travers des relais qui coordonnaient entre tous les groupes, affirme Azyz Amami, militant indépendant.

Le 27 janvier 2011, La Kasbah 1 a contraint le Premier ministre Mohamed Ghannouchi a changé son premier gouvernement. Mais les occupants décident de revenir, peu de temps après, malgré la répression, pour forcer l’ancien premier ministre de Ben Ali, lui même, à démissionner. Le 3 mars, Foued Mbazaa annonce la nomination de Béji Caid Essebsi à la tête du nouveau gouvernement et présente une feuille de route pour des prochaines élections constituantes en Tunisie. Le 4 mars, la Kasbah s’achève, presque définitivement. Mais, entre temps, une campagne de dénigrement démarre dans les médias. « Assez d’anarchie et de chaos ! Rentrez chez vous! », tel était le slogan d’un autre camp de Tunisiens qui voulaient conserver le peu de confort hérité de Ben Ali.

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Depuis l’achèvement de la Kasbah 2 sur un semblant de compromis, les barricades bouchent la place. Dans les mois et les années qui suivirent, certains ont tenté, en vain, de reconquérir les lieux. Personne n’a réussi à y remettre les pieds, mis à part les gens proches du pouvoir. Les forces de l’ordre surveillent les lieux et répriment toute tentative d’occupation. C’était bien fini pour les « révoltés », et le pouvoir a appris la leçon.

Maintenant, après quatre ans de militantisme acharné, ceux qui ont sonné le glas de la dictature ne sont plus les mêmes. À leur tour, ils ont appris la leçon en reconsidérant les faits avec plus de recul. Même si la Kasbah continue à être idéalisée, beaucoup ont déduit que les erreurs des sit-inneurs étaient le principal facteur de leur « l’échec ». Et pour cause ! Durant l’expédition de la Kasbah, surtout la 2e, les faiblesses stratégiques et les défaillances en communication, interne et externe, ont ouvert la brèche à une grande manipulation.

Après les slogans glorieux de la Ksabah, comme quoi elle nous unissait, nous avons commencé à voir les divisions. « La Tunisie Laïque » et « la Tunisie musulmane » ont signé le premier clivage entre les jeunes de la révolution. Après, ont surgi les conflits d’intérêt entre ceux qui représentent la classe bourgeoise et moyenne (la Kobba) et ceux qui sont anti-système et maintiennaient une position radicale par rapport au passé (la Kasbah). Et finalement, il y a eu l’investissement en force des partis politiques qui ont démarré, très tôt, leurs campagnes électorales et qui ont pris la place des jeunes dans la négociation des revendications, analyse Amane Allah Mansouri, journaliste et militant politique.

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Selon l’avocat Khaled Aouinia, la manipulation de la Kasbah était orchestrée par les forces réformistes et réactionnaires proches du régime de Ben Ali. Même s’ils se cachaient sous de nouvelles structures, les vieux démons de la dictature ont continué à tirer les ficelles et ont réussi à étouffer dans l’œuf toute tentative de contre-pouvoir permanent et populaire.

Quand les jeunes de la révolution ont décidé d’investir la place du Premier Ministère et d’installer un gouvernement révolutionnaire, les forces réformistes, à l’instar de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique de Yadh Ben Achour, sont arrivées sur la scène. Cette Instance voulait absorber les demandes des révolutionnaires et recruter quelques meneurs de la Kasbah pour calmer le jeu. L’Association des Avocats, qui était la couverture des islamistes, a poussé la Kasbah vers les élections constitutionnelles, et finalement l’UGTT, qui était la façade des libéraux et des anciens rcdistes, a demandé aux jeunes de la Kasbah de céder la place aux connaisseurs en politique. N’est-ce pas ces mêmes forces qui ont, aujourd’hui, le pouvoir ? s’interroge Khaled Aouinia, qui a eu un rôle important dans les deux Kasbah.

Si les grandes forces politiques ont réussi à contrôler la Kasbah, c’était à cause de la maladresse des jeunes qui géraient le noyau de l’occupation. En effet, la confusion des uns et les vieux complexes des autres ont rendu possible l’extinction du mouvement au profit des forces contre-révolutionnaires ou réformistes.

Azyz Amami reconnaît, volontiers, que « notre échec était notre propre sous-estimation de nos réelles capacités. Au début de la Kasbah 2, nous avons poussé les partis politiques à y participer, à travers leurs jeunes militants. Par la suite, ces mêmes partis nous ont mis à l’écart en utilisant l’argument fatidique de l’expérience politique. À l’époque, les relais qui coordonnaient les prises de décision ont estimé qu’ils n’étaient pas capables de négocier avec le pouvoir et de diriger le changement au Palais de la Kasbah. Alors que s’ils étaient à la Kasbah, c’est parce que la révolution est l’expression tangible de l’échec politique de ces mêmes partis politiques et des syndicalistes ».

Ces erreurs ont été posées et absorbées. Il reste tout de même à faire la lumière sur les réussites de la Kasbah. « Nous avons imposé par la Kasbah un seuil éthique indiscutable pour tous les partis politiques », assure Azyz. Mais pas seulement, car les jeunes de la Kasbah ont réussi à faire preuve d’une extrême créativité démocratique qui a surpassé les formes anciennes du pouvoir. À l’instar du Mouvement du 15 mai, d’Occupy Wall Street et des indignés en Europe, les jeunes de la Kasbah ont touché le nœud de la problématique politique contemporaine qui met en cause l’oligarchie moderne des pouvoirs dans le monde.

Les idéaux de la Kasbah, ainsi que son mode de fonctionnement, ont cassé définitivement le mythe du mouvement politique hiérarchisé à l’image du système et des ses adversaires traditionnels. Certains considèrent que la structure participative et horizontale de la Kasbah est son talon d’Achille. Pour cette raison, le réel combat, des jeunes de la révolution, consiste à prouver que cet élan révolutionnaire est en train de gagner en expérience pour lutter contre la représentativité politique financée par l’argent privé et les intérêts individualistes qui dévient la voie de l’intérêt général.