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Le 17 décembre 2010, un jeune tunisien s’immole par le feu. Les régions se soulèvent l’une après l’autre. Après 23 ans de dictature, Ben Ali quitte la Tunisie le 14 janvier 2011. Comme tant d’autres tunisiens, Karim Rmadi, Olfa Lamloum, Ghassen Amami et Selim Kharrat décident de revenir au bercail, après de longues années passées à l’étranger. Récit à quatre voix de l’euphorie révolutionnaire, des difficultés de la transition et d’une foi inébranlable en l’avenir.

Karim Rmadi : Combattre le terrorisme par la culture, moi j’y crois

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Installé depuis 1989 au Canada, Karim Rmadi est à l’origine ingénieur en télécommunications. Chef de projet chez Ericsson, il soutient de nombreuses initiatives socialement responsables dans le domaine culturel en Inde, aux États-Unis, au Kazakhstan, en Suède et en Syrie. Globe-trotter, il n’a jamais rompu avec son pays natal. En 1999, il crée Avant-Scène Production pour promouvoir la culture maghrébine outre-Atlantique.

Le 17 décembre 2010, l’expatrié atterrit à Tunis mais ne savait pas que son retour était définitif. Le 25 décembre, Karim devait rencontrer des amis. Ils finissent à la Place Mohamed Ali, pour le premier rassemblement de la capitale dénonçant la répression. Malgré son attitude zen, Karim Rmadi est un homme pressé. Dès mars 2011, il crée les Journées de la Tunisie Nouvelle (JTN), un festival multidisciplinaire. Un an après, il organise de nombreux concerts d’artistes de la scène émergente. Il participe à la production d’El Gort, documentaire de Hamza Ouni, primé aux JCC l’année dernière.

Un système de mécénat culturel décentralisé était le rêve de Karim à son retour. Fort de son expérience canadienne, il trouvait évident que des hommes d’affaire soutiennent ce genre d’initiatives.

Avec la montée d’Ennahdha, plusieurs ont eu peur. Ils ont préféré injecter de l’argent dans des partis politiques, tel que Nidaa Tounes. Maintenant qu’ils ont vu le résultat, je pense qu’ils commencent à changer d’avis, explique-t-il.

Son plus grand obstacle reste l’inertie administrative. « Après l’euphorie révolutionnaire, les réflexes de la dictature ont très vite réapparu. Les gens du milieu avaient des réflexes défensifs. Ils avaient l’impression que je venais prendre leurs places », déplore-t-il. Son plus gros souci était l’interdiction par le ministère de la Culture du concert de la chanteuse libanaise Yasmine Hamdane « le préavis a été émis quelques heures avant le début du spectacle. Le ministre avait même tenu une conférence de presse pour en parler. C’était la première fois que je me sentais important », ironise Karim.

Cet imprésario des temps nouveaux est persévérant. En 2014, il crée Link Productions, un label tunisien de management artistique. Ainsi, il réalise son rêve de seize ans, celui d’organiser un concert de Anouar Brahem. En 2014, il en organise deux, le premier au Kef et le second à l’ouverture du Festival International de Carthage. Depuis, au Kef, le festival SiccaJazz a pris le relais. Durant la même année, Link Productions enchaîne avec Joussour, une rencontre de la société civile et des arts underground à la Medina de Hammamet, mais aussi les concerts de Mounir Troudi aux Festivals d’été ainsi que la sortie en salle de plusieurs films tunisiens.

En 2015, Karim Rmadi est nommé coordinateur général des Journées Cinématographique de Carthage (JCC).

A la fin des JCC, j’ai été écarté. Il ne fallait pas que je parle. Il ne fallait pas que dans mon rapport au ministère, je fasse une autocritique de l’organisation. Il ne fallait envoyer à madame la ministre que de bonnes choses, déplore Karim.

Mais sa foi en la jeunesse est plus grande « Il y a avait beaucoup de jeunes dans l’organisation des JCC. Ils étaient très contents de la réussite de leur travail. Ils ont fait peur aux vieux de la vieille », dit-il avec fierté.

Certains disent que nous combattrons le terrorisme avec la culture pour en rire. Moi j’y crois. affirme Karim.

En 2016, il compte se lancer dans la production cinématographique et mettre en œuvre un projet d’envergure autour de la décentralisation culturelle.

Entre le 17 décembre et le 14 janvier 2011, il n’a pas vu de révolution mais un soulèvement populaire. « La révolution est une action continue », estime Karim. Malgré un contexte politique et économique morose, Karim ne lâche pas.

Je suis très optimiste. Depuis, 5 ans, la Tunisie arrive à se tenir sur un fil. Je ne sais pas comment elle fait. Je pense qu’un vrai changement prendra beaucoup de temps. Nous risquons de reproduire la situation libyenne ou syrienne, mais il est possible, aussi, d’évoluer dans le sens des pays nordiques.

Olfa Lamloum : The game is not over

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Adolescente, Olfa Lamloum s’intéressait déjà à la chose publique. Diplômée de l’ENA, elle quitte la Tunisie en 1992, pensant revenir après un an. Son exil durera 21 longues années au cours desquelles, elle n’a pas chômé. Olfa décroche une thèse en sciences politique, publie des articles et des livres, tels que Les femmes, alibi du pouvoir tunisien et La Tunisie de Ben Ali, qui lui attirent les foudres du régime. « Mes parents ont été harcelés et moi privée de mon passeport, pendant près de dix ans », dit-elle, sans l’ombre d’un regret.

Olfa pensait avoir tourné la page de la Tunisie, « la révolution a changé la donne ». Au soir du 14 janvier 2011, elle décide de rentrer. En 2013, elle s’installe en Tunisie. «J’ai beaucoup parlé et beaucoup rêvé d’un processus révolutionnaire, d’une révolution… Avec des gens de ma génération, nous avions fini par perdre espoir de le voir durant notre vie. Soudain, tout change, tout s’emballe et puis me voilà », explique-t-elle, encore émue. La chercheuse et la militante avait soif de terrain, elle sillonne la Tunisie profonde, des quartiers populaires de la capitale au Bassin minier et bien sûr Sidi Bouzid, Regueb et Bouzayane. « C’était extraordinaire de voir comment la peur n’existait plus. Les slogans sur les murs, la politisation des jeunes, toutes ces initiatives… des choses qui pour moi étaient impensables, comme de discuter du pouvoir qu’on doit mettre en place, de la réforme du ministère de l’Intérieur ou de l’absence de la police de certains territoires » raconte Olfa, encore euphorique.

Des expériences pareilles ne s’oublient pas, indépendamment des magouilles et de l’instrumentalisation. C’est un fait marquant, un tremblement. Ce qu’on a connu en Tunisie est un Tsunami. Et cette parenthèse qu’on a hâte de refermer, ne se referme pas, affirme-t-elle.

Après l’euphorie, des questionnements existentielles surgissent. « Qui suis-je pour être fière de ce que d’autres ont fait ?  », s’interroge la militante malgré ses années de lutte contre la dictature. Suivent d’autres questions, plus basiques « De quoi vivre ? Comment trouver un boulot après tant d’années d’absence ? ». Elle donne des cours, bénévolement, en master de science politique, pendant un an et demi, puis décroche un poste de Country Manager à International Alert Tunisia. Elle vise la mise en place d’une approche d’inclusion sociale, économique et politique des sans voix afin de soutenir une vraie transition politique. « Nous avons fait une enquête sur les jeunes de  Ettadhamen et Douar Hichir, les jeunes et la contrebande à Kasserine et la perception des habitants de la région, de la question de la sécurité, si c’est un besoin de présence policière ou la sécurité dans une approche plus large, qui intègre la question économique et sociale », explique Olfa avec enthousiasme.

La politologue considère que la Tunisie a raté une grande opportunité pour réformer les médias. Elle dénonce le redéploiement de « charlatans et faux experts qui nuisent à l’intelligence du citoyen. Dommage de perdre cet espace qui devait être le foyer d’échanges et de vrais débats. Une vraie pratique de quatrième pouvoir de contrôle. Ils essayent de kidnapper notre intelligence », s’indigne-elle.

Autre motif d’inquiétude, la remise en question des droits individuels et des libertés publiques. « C’est ce qui s’est passé durant les années 90, devant la montée de l’islam politique. Le slogan pas de démocratie pour les ennemies de la démocratie a légitimé la torture, les lois d’exceptions. On discrédite et criminalise toutes critiques. Nous sommes de nouveau face à des tabous qui se réinstallent », déplore-t-elle.

Comme beaucoup de chercheurs engagés, Olfa Lamloum hésite entre le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.

C’était rigolo de me retrouver dans des espaces où je ne connais personne et où je suis l’une des plus vieilles. Des jeunes qui n’ont pas un esprit figé, ni cette peur panique de l’islam politique. Ils restent attachés à cette utopie : Travail, Liberté et Dignité. Je me suis dit, c’est bien. Il y a un vrai renouvellement qui persévère et donne un sens à ma présence, encore, en Tunisie.

L’avenir ? « Il y a plein de madame soleil en Tunisie, mais je n’en fais pas partie. Je ne peux pas prévoir », ironise la politologue.

On est pris dans une onde de choc. Rien n’est stable. Ni les partis au pouvoir, ni l’opposition ne le sont. Et c’est normal que l’équilibre des forces soit précaire. En vue de ce qui se passe chez nos voisins, personne ne peut prévoir ce qui pourrait arriver… The game is not over.

Ghassen Amami : des percées de soleil à travers la grisaille

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Admis à l’Atelier de Formation à l’écriture du scénario à la FEMIS (Paris), Ghassen Amami quitte la Tunisie en 2009. Sa formation achevée, il s’inscrit en thèse à l’Université Paris VIII et envisage un « séjour entre deux rives ». A partir du 17 décembre 2010, Ghassen suit de près le soulèvement populaire, « par procuration virtuelle voire fantasmatique », ironise-t-il.

La distance et des difficultés matérielles qui rendaient difficile la poursuite de ses études doctorales amènent très vite le jeune artiste à envisager le retour définitif.

J’étais revenu en Tunisie, à temps, pour prendre une bonne dose de gaz lacrymogène, respirer la résistance à pleins poumons. C’était à la manifestation du 15 Août 2011 violemment réprimée par la police aux ordres de Béji Caid Essebsi, se souvient Ghassen.

Il part en mission de consulting sur terrain pour le renforcement des capacités de la société civile dans plusieurs régions tunisiennes. « Cela m’a permis de découvrir les nouvelles associations locales, post-14 janvier », explique-t-il, mais aussi de se forger une opinion sur le nouveau contexte politique. « Corruption, pouvoir des clans mafieux proches du régime destourien, violence policière, absence de réels projets de développement dans les régions privées de toute dignité humaine ; en plus de la mainmise croissante des islamistes sur plusieurs associations et sur la gestion des affaires locales… ». A la veille des élections législatives d’octobre 2011, Ghassen voyait, déjà, les premiers signes du « mariage désormais consommé » entre des cadres d’Ennahda et des destouriens.

Après les élections de 2011, Ghassen a été sidéré par l’incapacité de la gauche à dépasser ses querelles sempiternelles et à s’ouvrir sur les catégories de citoyens dynamiques et éclairés. « Pourtant, la gauche rêvait d’élaborer un projet sociétal digne de la Révolution et du sang versé des martyrs », regrette-il, il observe et dénonce la « réhabilitation et retour en force » des destouriens et la fertilisation de l’embryon de Nidaa Tounes.

Depuis, il ne compte plus sur les politiques dans le processus révolutionnaire.

Les objectifs du soulèvement seront atteints par le biais du travail associatif et artistique, affirme-t-il.

Avec un groupe d’amis, artistes et techniciens, il crée Freesh Production et collabore avec plusieurs ONG nationales et internationales. Ensemble, ils produisent des supports didactiques et de sensibilisation sur les droits humains, le genre, la citoyenneté et la démocratie. « Hormis les difficultés du marché audiovisuel tunisien et le peu d’encouragements publics et privés, à Freesh Production, nous continuons à produire. En 2014, nous avons produit la série Hajarland diffusée sur la chaîne nationale», dit-il, persévérant.

La même année, Ghassen réalise l’Affaire Barraket Essahel – Eclairage premier documentaire de plaidoyer mené par l’Association Insaf/Justice pour les anciens militaires pour la réhabilitation des 244 victimes de cette abominable purge perpétrée par le régime de Ben Ali au début des années 90.

Aujourd’hui, un champ infini d’actions et d’expressions nous a été ouvert grâce aux sacrifices de milliers de Tunisiens, oubliés et trahis par la machine propagandiste des médias dominants à la solde de certains clans mafieux, s’insurge le jeune artiste.

Il estime que l’urgence est de se consacrer à élever le niveau des débats publics, attaquer les chantiers des réformes nécessaires et éclairer les esprits de nos concitoyens plongés, depuis des décennies, dans la tyrannie et de l’indigence matérielle et culturelle. « Au lieu de bâtir une Tunisie débarrassée de ses démons et forte de la diversité de ses composantes, nous dépensons nos plus belles années à combattre une coalition contre-révolutionnaire, travestie en porte-parole de la révolution tunisienne», déplore-t-il.

Le futur, Ghassen le voit assombri par les nuages de « l’injustice et l’iniquité, principaux ingrédients du terrorisme ». Mais il demeure optimiste en voyant des percées de soleil. « Je vois des batailles remportées par le rêve, l’amour, l’art, le savoir et la diversité, et des victoires certaines », explique Ghassen non sans émotion. En 2016, la lutte continue. Freesh Production s’est engagée pour deux films : Saïda malgré les cendres de Soumeya Bouallegui et La fille du 8 janvier 2011 de Marouen Meddeb.

Selim Kharrat : La peur castratrice est derrière nous

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Après avoir obtenu sa maîtrise en sciences de gestion à l’IHEC en 2004, Selim Kharrat quitte la Tunisie. D’abord, il part à Paris pour un master à Paris-Dauphine, puis à Bruxelles dans le cadre d’un échange académique. En 2007, il revient à Paris pour y travailler. Depuis la révolution, l’idée de rentrer en Tunisie, croît chez Selim. Il est attiré par l’euphorie post-révolutionnaire et veut absolument faire quelque chose pour cette nouvelle Tunisie. En 2012, Selim décide de tout plaquer et de retourner au bercail.

Une fois en Tunisie, il participe à la création de Al Bawsala qu’il dirige entre 2012 et 2014. « C’était la principale raison de mon retour en Tunisie », explique Selim. A l’époque, il voyait que le champ d’action était énorme en Tunisie, comparé à la France, « pays vieillissant ». Selim n’avait pas de grandes attentes. Il était conscient que le pays allait passer par beaucoup de difficultés liées à l’instabilité de son contexte post-révolutionnaire politique, économique et social. Après toutes ces années à l’étranger, il savait qu’il lui fallait du temps pour la « réadaptation ». « Mon choix de quitter une situation plus que confortable était bien assumé », explique-t-il avec assurance.

Pour Selim, rentrer avec un projet, a facilité sa réinsertion. Il a, donc, consacré tout son temps et son énergie à la création d’Al Bawsala.

Pas de temps de latence. J’ai quitté mon boulot à Paris un vendredi. Lundi d’après, j’étais dans mon nouveau bureau tunisien, raconte Selim.

Très vite porté par le projet, Selim s’est concentré à défier les difficultés pour créer un corps capable d’observer et contrôler le travail de l’Assemblée Nationale Constituante.

Travailler dans la société civile m’a aidé à reconstituer très rapidement un réseau relationnel. En quelques mois après ma réinstallation, j’avais le sentiment de n’avoir jamais quitté la Tunisie. Les choses se sont donc bien passées pour moi, surtout qu’Al Bawsala a rapidement gagné en maturité et en crédibilité, explique-t-il.

Selim s’est donné deux ans pour mettre sur pied une association pérenne. Début 2014, il cède ses responsabilités au sein d’Al Bawsala pour fonder son entreprise de conseil Human Capital Value pour accompagner les acteurs de la société civile et de la coopération internationale dans leurs projets. En parallèle, il continue à s’investir pour Al Bawsala. « C’est un travail très prenant mais bien passionnant qui m’aide à tenir le coup. Quand j’observe l’engagement de mes concitoyens, surtout en région, pour améliorer les choses, soutenir les populations vulnérables, plaider pour leurs droits […] C’est une source de grande satisfaction pour moi. Je n’éprouve aucun regret quant à mes choix, bien au contraire », dit-il, fièr de son chemin impressionnant.

Évoquant son futur, Selim l’envisage en Tunisie. Il ne veut plus s’éloigner de son pays natal, de ses proches et de ses amis. L’idée de quitter la Tunisie semble inconcevable.

Je compte continuer à m’investir dans les projets associatifs que j’accompagne dans les quatre coins du pays. C’est vraiment un métier que j’aime. Pour moi, c’est une sorte de thérapie régulière à travers laquelle je peux constater l’évolution des mentalités et le changement, même à petit pas. Certes, les difficultés sont encore immenses, le doute est constant, mais je garde l’espoir, avoue Selim.

Quant à l’avenir du pays, toutes les hypothèses sont possibles selon Selim, surtout que les acquis des dernières années sont encore beaucoup trop fragiles, et que la situation du pays est loin d’être stabilisée. Il s’attend à pas mal de déceptions, mais aussi à des choses positives. Le pays va continuer à évoluer en dents de scie pour encore pas mal d’années. Selim est confiant :

Contrairement au passé, la peur n’est plus aussi castratrice et beaucoup de tunisiens continuent à travailler pour améliorer les choses. C’est pour moi la meilleure garantie d’un avenir meilleur.