ennahdha-congres-normalisatioon

J’entends. J’entends les uns crier à l’imposture, à l’hypocrisie, au double-langage, au subterfuge. Encouragée par l’éclatement des partis « séculiers » et par les chamailleries au sein des blocs parlementaires modernistes, Ennahdha simulerait le renoncement aux dogmes de la tradition des Frères musulmans pour manipuler l’opinion publique, s’emparer du pouvoir et imposer finalement son rêve théocratique. J’entends les autres se féliciter du pragmatisme d’Ennahdha et de son sens du compromis, de sa capacité à se renouveler pour s’adapter à la société tunisienne, à évoluer pour s’intégrer dans la modernité, horizon universel, nous dit-on, et indépassable de l’humanité.

La première interprétation procède d’une vision policière et complotiste de l’histoire doublée d’une détestation primaire de toute forme de politique fondée en islam. La seconde relève d’une sorte de fétichisme de l’Etat moderne et d’une conception de la politique comme recherche du consensus et de l’illusoire déconflictualisation de la société et de l’histoire.

J’avancerai pour ma part quelques hypothèses provisoires.
En premier lieu, la métamorphose d’Ennahdha, telle qu’elle a été entérinée par son congrès extraordinaire, ne saurait être considérée comme une mutation brutale et inattendue. Elle représente plutôt le couronnement d’un processus entamé avant la chute de Ben Ali et commun à d’autres formations politiques du même type. Je pense notamment à la « tunisification » ou la localisation de ses enjeux, la prééminence prise par le cadre de l’ « Etat-nation » au détriment de l’espace géopolitique « musulman » dans lequel s’inséraient précédemment la stratégie et les perspectives de ce courant.

Ce processus s’est brusquement accéléré avec la révolution et l’élection de l’Assemblée constituante qui a conduit Ennahdha au pouvoir. A l’encontre de choses qui ont pu être dites, les décisions prises par le congrès d’Ennahdha expriment moins la transformation d’un mouvement contestataire en une organisation qui aspirerait désormais à gouverner, que l’absorption par la logique de l’Etat moderne d’une organisation qui avait auparavant le projet de s’emparer du pouvoir pour en transformer radicalement les dispositifs, les procédures et les contenus afin de fonder ce qu’elle désignait comme un Etat islamique. La métamorphose annoncée par ce congrès est ainsi le témoignage de la puissance d’intégration des logiques de l’Etat bourgeois moderne. Autrement dit, ce ne sont pas les impératifs de la politique qui ont prévalu sur les motivations religieuses mais la dynamique et l’esprit de l’Etat fondé par Bourguiba et poursuivi par Ben Ali qui se sont imposés à la politique alternative – dit sans connotation positive – que portait jusque-là ce mouvement.

On glose énormément ces temps derniers sur les déchirements au sein des partis « modernistes » de la majorité gouvernementale et des blocs parlementaires qui leur sont attachés. Et on parlera sans doute beaucoup demain de dissensions au sein d’Ennahdha. Il me semble pour ma part que ces conflits, qui ne sont bien souvent que des conflits d’individus et de cliques cherchant à renforcer leur propre pouvoir, masquent une réalité bien plus importante dans laquelle il faudrait situer les orientations du congrès d’Ennahdha. En l’occurrence, les progrès d’un processus, en cours, de convergence et d’homogénéisation politique de la classe dirigeante, à travers différentes formations dont Nida Tounes et Ennahdha.

Ce processus qui manifeste l’émergence de nouvelles sphères bourgeoises qui aspirent à peser directement sur le pouvoir, à exister politiquement, dans le cadre d’une reconfiguration du rôle de la bureaucratie d’Etat et de ses sommets, permise à la fois par les transformations du régime produites par la révolution et par l’accélération en cours de la libéralisation économique. Et en cela, la contre-révolution en Tunisie ne saurait être une reconduction à l’identique des mécanismes du pouvoir antérieurs à la révolution. Le parrainage du congrès d’Ennahdha par Béji Caïd Essebsi, dont on connaît le parcours, me paraît être une illustration parfaite de cette convergence.