SARAH-TOUMI

A l’entrée de Bir Salah, un jeune garçon en kimono nous fait signe : « Vous venez pour l’association ? C’est un peu plus loin, à gauche ». On devine qu’il n’est pas nécessaire de vérifier de quelle association il parle. Dream in Tunisia est un peu la fierté des habitants de ce petit village, situé à une cinquantaine de kilomètres de Sfax. La réunion a déjà commencé lorsque nous arrivons. On parle de permaculture, de « mauvaises herbes » qui ne sont jamais mauvaises, d’agriculture traditionnelle, ou encore de recettes miracles à base de plantes. Les ambassadeurs d’ « Acacias for all », plutôt jeunes, sont là : Monastir, Tozeur, Sousse, Sfax, ou encore Kairouan, ils ont tous fait le déplacement.

Sur les murs, couverts de post-it et de grandes affiches, le jargon de l’entrepreneuriat social règne en maître : « Mur des fiertés », « Mur des rêves », « Nos attentes », etc. Nous sommes au siège de l’association, dans une maison baptisée le « Fortin de la connaissance ». Au milieu de la salle, cinq ou six femmes s’affairent, déplacent les tables, apportent des assiettes d’huile d’olive, de miel et de dattes. C’est l’heure de la pause, annonce une voix douce et calme. Il s’agit de Sarah Toumi, une jeune franco-tunisienne qui a élu domicile il y a quelques années dans le village natal de son père afin de poursuivre le combat de celui qu’elle érige en modèle. Discrète et humble, elle aurait pourtant plus d’une raison d’avoir la grosse tête : prix Ashoka Youth-Change Makers en 2008, prix Women for Change en 2013, et il y a quelques mois, son projet Acacias for all lui a valu de figurer dans le classement mondial 2016 des trente meilleurs entrepreneurs de moins de 30 ans, établi par le magazine américain Forbes.

Mon père avait une association qui aidait les enfants du Moyen-Orient, et il nous emmenait, ma sœur et moi, dans ses voyages humanitaires.

Des expériences qui ont façonné de manière décisive la conscience altruiste de Sarah. Elle se souvient de ces étés où, déjà à 11 ou 12 ans, elle remplissait sa valise de jeux, crayons, et activités en tout genre pour animer avec sa sœur des ateliers avec les enfants de Bir Salah. Elle se souvient aussi de ces 300 000 livres rapportés de France entre 2006 et 2011 et qui a valu au trésorier de l’association un séjour en prison. « En allant à Bir Salah chaque été, j’ai pris conscience des injustices de ce monde, mais aussi de la chance que j’avais. Et cette chance, je voulais la partager ». Mais elle réalise aussi combien les habitants de Bir Salah avaient à lui apprendre. « Dans une capitale comme Paris, il n’y pas de place pour les sentiments et notre humanité est niée », souligne t-elle. Elle va tout de même y créer un incubateur de projets associatifs portés par les étudiants, alors qu’elle poursuit ses études en littérature française. On l’aura compris : pour Sarah, l’engagement n’est pas une option. Si bien qu’en 2012, elle décide de s’installer durablement dans le village où est aujourd’hui enterré son père.

De l’éducation à l’agriculture

Créée en 2006, l’association Dream in Tunisia se lance dans d’ambitieux projets, dont la réhabilitation de l’école primaire, l’équipement de la maternité d’El Hencha avec du matériel d’échographie, la création d’un club pour enfants, le réaménagement d’un espace pour développer les connaissances et les compétences des habitants, et accompagner les jeunes chômeurs. Ainsi, les enfants de l’école primaire de Bir Salah peuvent quotidiennement pratiquer différentes activités : théâtre, lecture, karaté. « Ce club est une sorte de bulle, un espace de liberté où l’enfant s’épanouit et où il reprend confiance en lui-même », assure Sarah. Les plus vieux, y trouvent conseils, soutien et accompagnement. Une petite salle a été réservée à l’atelier d’artisanat, un lieu où « le travail de l’artisane est valorisée ». L’initiative prend progressivement de l’ampleur car elle catalyse les espoirs d’une population structurellement marginalisée, et démontre qu’il est possible de donner vie à des territoires oubliés. Mais il aura tout de même fallu près de 150 000 euros de la Fondation Orange (France) pour en arriver là. Ce qui n’empêche pas Sarah Toumi de réfléchir à un modèle économique viable, afin de ne pas rester « dépendant des programmes internationaux ». Actuellement, elle bénéficie d’une « petite bourse » d’Ashoka, une ONG qui accompagne les entrepreneurs sociaux à travers le monde.

C’est aussi sur la question de l’agriculture et de l’environnement que Sarah Toumi met la vitesse supérieure. Elle créée le programme Acacias for all qui a un triple objectif : faire face à la désertification, répondre aux besoins des agriculteurs et sensibiliser ces derniers à une agriculture respectueuse de l’environnement. Ainsi, 3 000 moringas et 7000 arbres fruitiers ont été plantés sur des parcelles appartenant à des habitants du village. « Nous donnons à un prix symbolique les arbres aux villageois, ils s’en occupent, et nous nous engageons à acheter la production et à la commercialiser. Notre projet a une dimension écologique, mais aussi sociale : nous voulons que cela génère des revenus aux agriculteurs ». Il a fallu près de deux ans, pour maîtriser la plantation de cet arbre et s’initier à différentes techniques. De la permaculture, à l’agro-écologie, en passant par l’agriculture traditionnelle, l’équipe d’Acacias for all, expérimente. D’ici 2018, l’association espère planter un million d’arbres. En attendant, elle est en train de créer un réseau d’ambassadeurs régionaux qui bénéficieront de formations aux techniques agricoles respectueuses de l’environnement et qui recevront des arbres et des graines. La production sera vendue à l’association, « à un juste prix ». Car une des missions que s’est donnée Sarah est de réhabiliter le métier de l’agriculteur et de l’aider à vivre dignement.

Persévérance

Celle qui a su à la fois s’ancrer dans un territoire, tout en valorisant son travail à l’échelle internationale, a dû faire face à de nombreux obstacles. En arrivant à Bir Salah, elle cumulait déjà plusieurs « handicaps » : « Je suis une femme, je suis jeune, et je vivais à Paris. Ce n’était pas gagné », résume celle qui a su par son charisme naturel et sa persévérance, amener les habitants les plus sceptiques à lui faire confiance. Elle confie qu’en épousant, en 2012, un homme de Bir Salah, elle a su gagner le respect des anciens. Son mari, qui possède des terres, avait la légitimité de l’expérience du terrain. Mais ce sont surtout les femmes qui l’ont soutenu au départ. « Elles n’avaient rien à perdre, car ici, on n’a de toute façon rien prévu pour elles », s’indigne Sarah. Elle se souvient du choc ressenti, lorsque plus jeune, elle apprend que ces cousines ne pourront pas poursuivre leur scolarité parce que le collège est trop loin. Elle affirme faire partie de ces « féministes musulmanes qui luttent pour faire reconnaître les droits des femmes au sein de notre société, des droits acquis à la naissance de l’Islam, et qui pour beaucoup ont disparus en raison des mentalités et des habitudes misogynes ». D’ailleurs, l’association compte aujourd’hui 23 femmes, et un homme. Une belle revanche.