Une rage de dent, des amis à demeure plusieurs jours de suite, un mariage assommant (c’est la saison), quelques autres contrariétés domestiques qu’il serait inconvenant d’évoquer dans un média sérieux, il n’en a pas fallu plus, cette semaine, pour me mettre d’une humeur détestable. Ajoutez à cela que, ce matin, j’étais assis à la terrasse d’un café, méditant tranquillement sur les enjeux historiques des pourparlers en cours concernant la formation du gouvernement d’union nationale, quand je reçois un appel téléphonique d’une maman de ma connaissance qui me raconte dans le détail les exploits de son bébé de deux ans. Je n’ai rien contre les mamans ni contre leurs bébés, mais de telles pratiques devraient être interdites.

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Histoire de me calmer les nerfs, je vais jeter un coup d’œil sur facebook. Mal m’en a pris. Je tombe sur le post d’un « ami » progressiste qui adjure Béji Caïd Essebsi et le nouveau Premier ministre de ne pas céder aux exigences proprement ahurissantes du leader d’Ennahdha. Celui-ci, en effet, aurait le toupet de réclamer pour son parti une représentation au gouvernement qui ne serait pas purement symbolique. D’un point de vue démocratique, en tous cas telle que la démocratie est formulée dans notre constitution, cette revendication pourrait sembler tout à fait légitime compte tenu du poids d’Ennahdha à l’assemblée. Du point des démocrates et des progressistes, cela paraît d’une présomption insupportable.

Lors de la constitution du gouvernement Essid, ces mêmes démocrates et progressistes qui ont servi de marchepied à Nida Tounes et à Béji Caïd Essebsi, n’ont – naturellement – rien trouvé de mieux à faire que de reprocher à celui-ci d’avoir « trahi » ses promesses en s’alliant avec le parti islamiste. Parmi les nombreuses critiques qui ont été formulées contre ce gouvernement par les démocrates et la gauche, y compris par le Front populaire, il y en avait une qui, à leurs yeux, était plus importante que les autres, en l’occurrence la présence de quelques ministres nahdhaoui à des postes, pourtant, parfaitement secondaires.

Au cours des dix-huit mois qu’a duré ce ministère, les démocrates et les progressistes ont eu maintes occasions de constater (et, pour certains, de dénoncer) que la réhabilitation des anciens RCD-istes, leur retour aux affaires, les menaces récurrentes contre les libertés acquises avec la révolution, l’accélération de la libéralisation économique, étaient portés aussi bien par Nida Tounes que par Ennahdha. En ont-ils tiré comme conclusion que leur complaisance passée vis-vis de Béji Caïd Essebsi et de son parti avait été une grave erreur ? Non, ils en ont tiré comme conclusion qu’Ennahdha était la principale menace qui guettait notre pays.

Il serait certes embarrassant, aujourd’hui, alors qu’un nouveau ministère est en voie de constitution sous la direction d’un proche du président, de ménager Nidaa Tounes ou l’UPL ou Afek Tounes qui étaient de l’ancien gouvernement pour n’exprimer de défiance qu’à l’égard du parti de Rached Ghannouchi. On exige alors un gouvernement de technocrates, de « compétences », des gestionnaires et des bureaucrates efficaces, sans liens avec les partis politiques. C’est évidemment de la démagogie. Une démagogie d’autant plus dangereuse qu’elle caresse dans le sens du poil une opinion publique qui malheureusement tend de plus en plus à assimiler toute politique, un tant soit peu organisée, à la corruption et aux puanteurs politiciennes des « élites » au pouvoir. Mais, surtout, ne nous y trompons pas : pour la majorité des démocrates et des progressistes, un gouvernement sans ministre partisan, c’est d’abord et avant tout un gouvernement sans ministre d’Ennahdha. Et c’est là, pour eux, la priorité.

Demain, lorsque Youssef Chahed aura annoncé sa composition, suivez bien les commentaires et les critiques que suscitera le nouveau gouvernement. Vous verrez par vous-mêmes que le nombre de ministres d’Ennahdha et l’importance de leurs portefeuilles seront au centre des polémiques. Tant que vous y êtes, au cours des prochains mois, suivez l’actualité en rapport avec les élections municipales à venir, vous constaterez sans difficulté que les forces qui se réclament de la gauche ont une ligne de conduite secondaire, appelons-là tactique, et une ligne de conduite principale que nous dirons stratégique : la première consistera à gratter quelques élus ici et là, la seconde, déterminante, aura comme objectif premier, sinon exclusif, de faire obstacle à tout candidat plus ou moins proche d’Ennahdha et ce par tous les moyens, c’est-à-dire notamment sans être très regardant sur les alliés qu’ils se choisiront.

Le cauchemar des démocrates et de la gauche, la raison principale de leur défaite, ce n’est ni Ben Ali, ni les réseaux de l’ex-RCD, ni Nidaa Tounes, ni le diable en personne, c’est d’abord et avant tout Ennahdha. Une telle cécité, ça vous dégoûte de la vie ; je préfère encore ma rage de dents.