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Par Ghazi Mrabet et Nour El Houda Bey,
Nous aurions aimé commencer ce dialogue ouvert en énonçant un fait grave. Mais nous avons vu qu’il n’y avait rien d’assez grave. Au bout de près de six ans de « Révolution », nous avons vu toutes les gravités se perpétuer au point de devenir, peut-être, immunisés. Rien ne nous étonne. Plus exactement, rien de « mauvais » ne peut plus nous étonner. Et, dans cette situation il n’y a plus de gravité.  Il n’y a rien de grave. Il n’y a qu’un seul fait majeur. Youssef Chahed a été nommé Chef du gouvernement.  Alors, il y aurait un seul fait grave. Ce serait qu’un jeune ne puisse pas rendre à la jeunesse ce qui lui appartient. 

Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat

ghazi-mrabetGhazi Mrabet est avocat au Barreau de Tunis. Il est diplômé de la Faculté de Droit et des sciences politiques de Tunis et de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. Agé de 38 ans, il est connu pour sa défense des droits humains, des libertés publiques, et notamment des jeunes victimes de la loi 52.


Ghazi Mrabet
On se rappelle encore du 14 Janvier 2011, de ces jeunes volontaires descendus en masse dans nos villages, nos villes, un peu partout dans le pays. Soudée et déterminée comme jamais, cette jeune a guidé l’élan de la dignité et de la liberté, mettant un terme à un régime autoritaire qui a commencé avec les premières années suivant l’indépendance pour durcir au fil des années.
Bien que 60 % de la population tunisienne soit composée de jeunes, la représentativité des jeunes à l’Assemblée des Représentants du Peuple est quasi nulle. Seulement sept députés des 218 sont jeunes. Et, en tout état de cause, leur présence à l’ARP n’est due qu’à un vote massif pour des listes de grands partis qui a permis l’élection du troisième ou quatrième candidat listés.
Durant ces six dernières années, et malgré les espoirs naissants de la révolution, les jeunes ont perdu définitivement confiance en la politique et en ses représentants. Au delà des discours barbants sur la rupture avec le passé, rien n’a été fait en ce sens. La nomination de Youssef Chahed pourrait-elle faire renaitre l’espoir d’un véritable changement ?

Toi, par exemple, Nour El Houda, qui es encore plus jeune que moi, quelles seraient tes attentes ?

Nour-El-Houda-BeyNour El Houda Bey est étudiante en Droit à l’Université Paris II Panthéon Assas et à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Agée de 21 ans, elle est Présidente et fondatrice du collectif (CAPA) à la FSJPST et également à l’origine de l’initiative Bouebdelli Alumni.


Nour El Houda Bey
Je ne sais pas ce que j’attends. Et, je ne sais pas si, au bout de tant d’échecs, j’ai encore le droit d’attendre.
Quand la révolution a éclaté, j’avais 15 ans. J’ouvrais à peine les yeux sur le monde, la vie et la politique. Je n’ai pas su me faire une opinion concrète sur le sujet. Quand on m’a dit que j’étais désormais libre, je n’ai pas compris ce que cela signifiait. Car, au final, je suis de cette génération qui a eu un cours d’histoire sur le 7 novembre 1987 et qui a eu droit à des photos de Ben Ali dans ses manuels scolaires.

Mes parents ne votaient pas, mais à 14 ans, cela ne m’a pas interpellée. Et, bizarrement, lorsque mon entourage parlait de politique, il ne débattait que sur l’actualité française ou internationale tout au plus.

Alors, trop jeune, encore enfant, je n’ai pas participé à la Révolution, mais on dit qu’elle m’appartient.

Peut-être pas, finalement.

Je n’ai rien demandé et on m’offre des libertés sur un plateau argenté. Et, des jeunes, moins jeunes que moi, se sont battus pour que je ne sois pas opprimée.

Toutefois, ces jeunes-là je ne les vois pas. Ils sont partout pourtant. Ils seraient trop jeunes pour une telle ou une telle responsabilité. Alors, on les regarde de haut et on leur prend tout ce qui leur appartient. La seule chose qui leur appartient manifestement, c’est le temps. Contrairement à de très respectables responsables et même aux moins respectables d’entre-eux, la jeunesse a du temps devant elle, mais elle n’a pas le temps de prendre le temps. Autrement dit, nous n’avons plus le temps d’envisager peut-être, penser à, éventuellement, si possible, tout céder à la jeunesse.

Je dis céder, mais ce n’est pas le bon verbe. Il faudrait « rendre » à cette jeunesse – dont je fais aujourd’hui partie – le temps et le pays qu’on lui a confisqués.

Ghazi Mrabet
Tes attentes sont donc les miennes. Cependant nous sommes face à un problème de taille. Non seulement la jeunesse ne demande rien mais ne sait même pas ce qu’elle veut. 

Tu dis également qu’il faudra rendre à la jeunesse ce qui lui appartient. Mais les jeunes sont, pour la plupart, carrément désintéressés. Ils ne croient plus du tout que le salut viendra des politiques ou des choix gouvernementaux. Je crois que la jeunesse ne doit pas attendre encore qu’on lui rende ce qui lui appartient.

Pour changer de destin, notre pays se doit d’accepter la jeunesse. Sans elle, notre société ne pourra pas combattre les maux qui la rongent. Il ne lui faudra même pas attendre de gagner la confiance de Youssef Chahed. Il faudra qu’elle participe pleinement aux différentes décisions du prochain gouvernement, notamment celles qui concernent directement les jeunes comme, par exemple, la formation professionnelle. Qui en parle aujourd’hui ? Personne. Méconnue, voire méprisée chez nous, la formation professionnelle constitue l’un des principaux leviers de croissance économique dans tous les pays développés ? Pourquoi ne pas essayer l’expérience des « emplois jeunes » qui a crée des centaines de milliers d’emplois en France et des millions dans le monde ? Comment aider un jeune diplômé à créer et à financer une PME ? Les microcrédits peuvent-ils offrir une première solution ?

Serait-il judicieux d’exclure, encore une fois, les jeunes au nom de la Realpolitik ? Qui connait mieux qu’eux les problèmes des quartiers (et les élections municipales seront une occasion pour faire valoir la place des jeunes dans la vie publique), les difficultés liées à la bourse des étudiants ou encore les soucis du logement universitaire ? Comment revoir toute notre vision pour la culture, les arts ou le sport ?

Nour El Houda Bey
Comment participer pleinement ? Un jeune de 20 ans peut-il participer pleinement ?
Croit-on en ces jeunes-là ? Peut-on voter pour ces jeunes-là lors des élections municipales ?
Tu sais, Ghazi, rares sont les personnes qui comme toi, croient en moi et en ceux qui ont mon âge, d’autres personnes sont loin de cela.
L’idée véhiculée est qu’un jeune de ma génération, également appelée la, est un individu lambda
Souvent appelée Génération Ben Ali, ma génération est représentée et perçue comme un ensemble d’individus sans horizons et sans avenir.
On nous interdit de rêver, car ils sont aigris. On nous empêche de changer, car la stabilité archaïque serait meilleure. Je peux te donner des exemples vifs. Un Professeur m’a dit qu’un class gift serait mal vu, sous prétexte de coller à l’université une « posture de mendiante ». Le don est ainsi assimilé à la mendicité et tu me parles d’une jeunesse qui ne souhaite pas s’impliquer ? Nous sommes soumis aux volontés de l’ancienne génération qui nous regarde de très haut. Nous sommes les victimes d’un système éducatif boiteux où nous avons longtemps été des souris de laboratoire. Les personnes qui sont à l’origine de ce que nous avons subi viennent très fièrement nous faire des reproches. Si la jeunesse d’aujourd’hui ne leur sied pas, ils n’en sont que les plus responsables. Si toute une génération a échoué à encadrer une autre génération, ce n’est pas la faute de la seconde.
Par ailleurs, il y a des personnes moins jeunes que nous ; celles qui sont dans ta tranche d’âge. Elles ont beau croire en nous, elles n’ont pas encore pris la place de l’ancienne génération. Youssef Chahed, du haut de ses quarante et un ans, pourrait apporter un changement, auquel, en toute confidence, je peine à croire.

Ghazi Mrabet
L’inégalité est le problème majeur auquel est confrontée la jeunesse. L’injustice sociale est durement vécue par nos jeunes principalement dans les quartiers difficiles. Cela commence très tôt. Un mal-vivre est installé dès les premières années, notamment à l’entrée à l’école, qui cristallise la disparité régionale et les écarts entre les classes sociales. Ainsi, la qualité de l’enseignement dans un établissement du primaire du quartier Ezzahrouni est différente de celle des écoles de Kasserine. Les difficultés sont encore plus prononcées depuis la grande mode des écoles privées et l’incapacité rampante de l’école publique à transmettre, comme il se doit, le savoir à tous nos enfants.
Il va sans dire que l’enseignement de base est déterminant dans l’avenir scolaire voire même universitaire. Toutefois, des exceptions existent. Cette jeunesse des quartiers difficiles ou des zones rurales réussit souvent. Elle constitue une part importante de l’élite tunisienne. Mais la dégradation de l’enseignement ces vingt dernières années a élargi la fracture qui existait déjà. L’éducation est un combat insoutenable et décisif pour tous ces jeunes : l’échec risque de les toucher de plein fouet.

Des milliers de jeunes quittent chaque année les bancs du lycée. A cause de leur faible niveau, des élèves se trouvent exclus dès le collège. A défaut de tout encadrement scolaire ou familial, certains d’entre eux commencent alors à connaitre la petite délinquance.

L’institution carcérale est un autre champ de bataille pour la jeunesse tunisienne. Dans les 27 établissements pénitenciers du pays, des dizaines de milliers sont injustement privés de liberté suite à un harcèlement policier et souvent à cause de certaines lois liberticides, à l’instar la loi 52 de 1992 relative aux stupéfiants.

Les prisons tunisiennes sont actuellement remplies de jeunes à cause de cette loi. Sais-tu par exemple que dans la prison de La Mornéguiya, ici à quelques kilomètres de Tunis, pratiquement une personne sur deux a été incarcérée pour consommation ou détention de drogue. Sais-tu que 60% des condamnés à un an de prison ferme et à 1000 dinars d’amende (le fameux 3am w Vespa) ont entre 18 et 29 ans ?

Quel gâchis ! Le gouvernement Chahed aura-t-il le courage de pousser vers l’abrogation de ce genre de lois ? Aura-t-il d’ailleurs le soutien d’une majorité parlementaire ? Combien de tragédies familiales pourrions-nous éviter ? Est-ce que notre classe politique est consciente que cela pourrait émettre un signal fort aux jeunes ? Une fois mise en œuvre, cette promesse électorale sera-t-elle enfin cette main tendue que pourront serrer nos jeunes en toute confiance ? Confiance ; voilà ce qui nous manque, voilà ce dont nous avons le plus urgemment besoin.