Les pauvres sont responsables de leur pauvreté. De même, les kasserinois méritent leur sort. Le disque rayé de la machine propagandiste ressasse que les habitants de Kasserine sont fainéants, impatients, dangereux et fatalistes. L’absence de développement dans la région ? C’est assurément de leur faute, jamais celle des représentants de l’Etat, des élus ou d’un système économique gangrené par la corruption. Six ans après la révolution, malgré toutes les tentatives de castrer la résistance des pauvres, Kasserine garde espoir et renouvelle ses méthodes de lutte. La preuve, par quatre portraits.

Khouloud Ajlani, la violence policière n’est pas une fatalité

Derrière ses lunettes de soleil, ses yeux brillent de l’éclat d’un défi. Khouloud Ajlani, 30 ans, est l’une des têtes brûlées de Sbeitla. Elle est la militante à qui les victimes de la police s’adressent pour trouver un avocat ou une association qui puissent les défendre. Dans la rue, tout le monde l’interpelle. Certains la saluent avec respect. D’autres l’arrêtent pour avoir des nouvelles d’une affaire ou lui expriment leur solidarité. « Ne lâche rien, Khouloud ! On est tous avec toi ! », lui lance un jeune depuis sa voiture. Elle répond par un signe de la main et un sourire fier.

Un jean ample et des baskets, elle sillonne la ville à pied, les mains dans les poches. Elle ne presse jamais le pas. Elle ne change jamais de côté pour éviter de croiser les flics sur son chemin. Rien ne l’intimide. Khouloud se moque des remarques moralisatrices mais surtout des menaces régulières des policiers qui l’observent de près. « Je ne perds jamais mon temps à me justifier. Chacun son camp. Et moi, j’ai choisi le mien » affirme-t-elle.

Depuis 2011, Khouloud documente les violences policières et encourage les victimes à porter plainte. Son engagement réel a commencé quelques mois après la chute de Ben Ali. « J’étais en ville quand j’ai vu un policier en train de tabasser un mendiant. Je l’ai filmé. Je voulais l’empêcher de violenter le pauvre homme. J’ai été agressée, mon téléphone confisqué et conduite au poste de police », se rappelle Khouloud, avant d’ajouter : « mais à chaque fois que la police m’agresse, je ne réussis pas à porter plainte. Ici, les liens familiaux et les traditions ont la peau dure ».

En décembre 2016, Mosbah Choubani, 28 ans, est arrêté par la police. Quelques heures plus tard, il est transféré à l’hôpital régional. Il perd l’usage de ses pieds, un trou dans le crane et le bras droit fracturé. Le soir-même, Khouloud reçoit un appel. « Une source qui préfère rester anonyme m’avertit que Mosbah a été agressé violemment au poste de police et qu’il faut suivre l’affaire de près », explique Khouloud. Dès le lendemain, une photo est partagée sur facebook, trois avocats sont engagés et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme est avertie pour prendre en charge Mosbah.

À l’hôpital de Sbeitla, Khouloud prend des nouvelles de la victime et rassure la famille réunie dans la petite chambre mal éclairée. Mosbah est pauvre. Il transporte des gens sur une charrette et parfois des marchandises au Souk. Quelques mois avant le 14 janvier 2011, trois hommes lui ont demandé de transporter des briques contre trois dinars (le tarif d’aller – retour en charrette). La police l’a arrêté et il a été condamné à un an de prison pour vol. Lors des événements de la révolution, la prison de Kasserine a pris feu. Il s’est évadé comme la plupart des prisonniers. Mais il ne s’est jamais présenté à la police. Recherché, il a été arrêté par trois policiers, connus, d’après Khouloud, pour leur violence.

Si elle se bat pour avoir le dossier médical et aider la famille à porter plainte, Khouloud ne perd pas de vue son objectif initial.

Le plus important à mon avis est de tuer la peur en chacun de nous. Lutter contre ce monstre qui nous dévore et qui nous empêche de dénoncer les injustices.

Traitée par les policiers de tous les noms « athée, communiste, pute, tête de mule … », Khouloud a reçu, il y a quelques jours, un dernier avertissement. « À travers mon frère, les policiers m’ont menacé de prison si je laisse pas tomber l’affaire de Mosbah ! Ils disent que je veux causer le désordre à Sbeitla ! Je sens c’est bientôt mon tour mais ça ne me fait pas peur », lance-t-elle souriante.

Moez Gharsalli, la justice environnementale pour les démunis

Moez Gharsalli, 38 ans, n’a jamais pensé s’installer à Kasserine avant la révolution. Après des études en hygiène du milieu et protection de l’environnement au Maroc en 2006, il court d’une aventure à l’autre entre Tunis et Paris. La dernière en date était de faire le tour des prisons tunisiennes en tant qu’hygiéniste. « Mais en 2012, l’idée de retourner aux origines m’a terriblement hanté. J’ai donc eu l’idée de lancer une association pour l’environnement et de travailler sur les espaces verts dans ma ville natale », se rappelle Moez. Mais sur le terrain, il change complètement de stratégie.

« Je voulais mettre en valeur la richesse de Kasserine. Je rêvais d’espaces verts, de jardins publics et de projets de réhabilitation pour drainer des visiteurs et améliorer la qualité de la vie des habitants. Mais, sur le terrain, j’ai été complètement déstabilisé par la réalité amère. Les gens ici n’ont pas le minimum d’hygiène. Ils sont abandonnés depuis très longtemps et vivent dans un chaos absolu », constate Moez.

À Oued Endlou, juste en face de l’usine d’Alfa, Moez observe les déchets de la production de papier accumulés depuis des années sur le vaste terrain. Il saute habilement entre deux rochers et ajuste son cache-col sur la bouche. « L’air est irrespirable ! » prévient-t-il. Et pourtant, des centaines de familles habitent ici. Elles n’ont ni assainissement, ni eau potable, ni électricité. « Quand nous avons commencé à faire des analyses de la terre, de l’air et de l’eau, nous étions frappés par les taux élevés de pollution. Lors de la première concertation avec les habitants, nous avons relevé le nombre hallucinant de maladies mentales, respiratoires et dermatologiques. Les gens ici souffrent de la pollution, mais pas seulement ». Moez s’arrête subitement, fixe le quartier d’un regard atterré avant de continuer : « ils souffrent de l’injustice et de l’abandon ».

La simple décision d’installer cinq mètres de canaux d’assainissement peut prendre des mois de combat, avec un bataillon d’obstacles invisibles.

Ni la municipalité, ni la direction régionale de l’ONAS, ni même le gouvernorat ne décident du sort des déchets et par conséquence de celui des habitants. « Ce sont les industriels qui dictent une politique aberrante et anarchique de la gestion des déchets, suivant leurs intérêts. Et il est quasi impossible de dénouer ce réseau mafieux complexe et de le dénoncer. A tel point que la simple décision d’installer cinq mètres de canaux d’assainissement peut prendre des mois de combat, avec un bataillon d’obstacles invisibles ».

A Kasserine, il n’y a pas de décharge contrôlée. Les municipalités de la région sont obligées de trouver des décharges sauvages pour se débarrasser des déchets en tout genre : domestiques, industriels, sanitaires. Ces décharges sont situées à proximité d’une zone agricole et près d’Oued “El Hatab”. Plus de 5000 habitants en périphérie souffrent de l’absence de station d’assainissement capable à prendre en charge l’eau des déchets industriels, organiques et chimiques rejettés par les usines des alentours.

« Désespéré ?! Non, jamais ! », reprend Moez en repositionnant ses lunettes sur son visage serein. Et d’ajouter « je ne suis pas pessimiste, mais je n’ai pas de solutions miracles. Pour sauver Kasserine, la responsabilité doit être collective ». L’année dernière, Moez a été invité à une réunion ministérielle qui visait à débloquer une subvention accordée depuis 2011 par l’Agence française de développement et jamais mise en œuvre. « Après une longue négociation, j’ai réussi à convaincre les décideurs de changer la vocation du projet qui était initialement destiné à réhabiliter les espaces au tour du Mont Chaambi. Maintenant le projet vise à créer des activités génératrices. Un combat de gagné contre l’embargo sécuritaire imposé sur la communauté appauvrie par la discrimination économique et politique ».

Ghawth Zorgui : du théâtre contre l’abrutissement de la télé-poubelle

Originaire de Kasserine, Ghawth, 28 ans, prof de théâtre au collège de Cité Ennour. Une matière rarement enseignée en régions. Son visage juvénile s’illumine à chaque fois qu’il évoque les séances de création avec ses élèves. « Ils ont vraiment changé ma vie ! Je pensais qu’après mon diplôme, je me consacrerais à la création théâtrale professionnelle à Tunis. Mais depuis que je suis ici, je me rends compte que ma mission est plus importante ! Ici, j’apprends aux enfants comment être soi-même, dans une voie qui ne soit pas celle d’un délinquant ni d’un terroriste ! Je leur apprends à dire non d’une façon différente à ce qui leur est prédestiné et aux injustices qui les entourent ! »

Tel un comédien constamment en performance, Ghawth raconte les débuts de son aventure. Il n’est pas évident de susciter l’imagination et la créativité des enfants issus d’un milieu aussi pauvre en culture et en activités intellectuelles. « Au départ, je pensais que le plus grand défi serait la violence de la rue, la radicalisation ou encore le conservatisme. Mais j’ai été très vite frappé par une autre réalité. Les modèles de ces enfants sont les vedettes des show-poubelles comme Alaa Chebbi et Samir El Wafi. Quand je les invite à jouer sur scène, ils reproduisent les plateaux télé avec les mêmes mots violents, les mêmes bagarres et les mêmes situations », décrit Ghawth.

Quand on essaye d’expliquer ce que c’est le théâtre à des gamins de 12 ans qui n’ont jamais vu une scène, on a un sentiment fort de culpabilité et de honte. Est-ce de leur faute si dans tout le gouvernorat il n’y a aucune salle de théâtre ni de cinéma.

Petit à petit, Ghawth réalise l’ampleur de ce qu’il appelle « le vrai terrorisme ». Entre l’absence de toute activité ou espace culturel et la télévision, les enfants grandissent avec un manque flagrant, d’après lui, de curiosité et d’imagination. « La première fois que je leur ai fait découvrir des textes de Shakespeare, ils étaient étonnés et confus ». En vrai, le seul Shakespeare qu’ils connaissent est celui de Arbi Mezni, un humoriste de la télévision qui ridiculise le grand écrivain en lui collant des citations débiles comme « La Tunisie est stable et ils disent d’où vient la fumée ! ». « Le dilemme est quel Shakespeare quoi ? Celui de Arbi Mezni ou celui dont je leur parle ? », ironise Ghawth.

Depuis 2014, à coté de ses cours de théâtre, Ghawth anime un club amateur avec des enfants entre 12 et 14 ans. Au sein du club, les enfants écrivent des textes dramatiques, fabriquent des décors et des costumes, apprennent à maquiller les personnages et à installer les lumières de la scène. « Le rêve de ces enfants est de participer à la compétition nationale de théâtre et de gagner un prix ! » explique-t-il avec enthousiasme.

Mais le plus grand défis de Ghawth est de créer une vie culturelle à Kasserine. En 2017, un centre dramatique ouvrira ses portes dans la ville. Ghawth a des projets et une vision qu’il a élaborés avec d’autres artistes de Kasserine pour ce nouveau centre. « Mon objectif est de rendre cet espace populaire au vrai sens du terme. Populaire avec sa fréquentation mais aussi avec l’art et la culture qu’il produira. Un vrai changement se fera quand le patrimoine culturel des régions discriminées comme Kasserine sera reconnu en dehors des étiquettes folkloriques officielles ».

Fatma Rhimi, une voix contre la corruption

Ses grands yeux écarquillés suggèrent une innocence et une paix enfantines, et pourtant elle est loin d’être naïve. Fatma Rhimi, 27 ans, animatrice de la Radio Houna Gasserine [Ici Kasserine], est l’une des militantes les plus redoutées de la corruption à Kasserine. Son émission  Doussiettes  [Dossiers], diffusée chaque mardi, est suivie par des centaines d’auditeurs. Chaque semaine, Fatma et ses deux collaborateurs creusent une affaire de corruption à Kasserine. Les dossiers que Fatma a répertoriés et diffusés sont nombreux. Son émission est produite en partenariat avec l’Instance nationale de lutte contre la corruption.

Avec un sourire empathique, elle reçoit dans le hall de la radio un des blessés de la révolution. « Un des plus grands dossiers de la corruption à Kasserine est celui qui concerne les blessés et les martyrs. Nous avons découvert que des fonctionnaires au gouvernorat ont remplacé plusieurs noms de martyrs et de blessés par ceux des membres de leurs familles. Des centaines de noms et de comptes bancaires ont été remplis au détriment des vraies victimes qui n’ont rien reçu. La situation est complexe et les coupables sont visiblement intouchables », se désole Fatma. Le blessé, accompagné de son fils, n’a pas reçu son indemnisation. Il s’adresse comme des centaines de victimes à la radio qui transmet les doléances des Kasserinois. « Nous diffuserons ton témoignage le plus vite possible… mais le gouverneur est déjà au courant de toute l’affaire », dit Fatma au blessé pour le rassurer.

Lors de son émission, Fatma invite des responsables de la région. « Le gouverneur a assisté trois fois à notre émission. Il a écouté les gens, il a vu les dossiers et il a examiné les preuves dans différents dossiers de corruption. Mais au final, il n’a rien fait. Aucune mesure n’a été prise contre les coupables. Même pas un limogeage ! », s’indigne Fatma. D’après elle, la corruption est au cœur de l’administration à Kasserine. Et rien ne pourrait changer dans la région si les politiques n’éradiquent pas cette épidémie.

En 2015, Fatma obtient sa licence appliquée en hygiène de vie. Pour ne pas rester au chômage, elle se présente à la radio associative Houna Gasserine en tant que volontaire où elle travaille à plein temps. « Ce n’est pas vrai de dire que les jeunes de Kasserine ne veulent pas travailler. Tous les jours, des jeunes diplômés frappent à notre porte pour bosser ou donner un coup de main. Mais le vrai problème de la région est le népotisme et la corruption qui mènent à une absence totale de développement. Cette injustice est flagrante et les responsables sont au courant mais personne ne fait rien », explique Fatma.

Malgré l’importance de son travail, Fatma ne se prend pas au sérieux. Elle est tout le temps disponible pour répondre aux questions des auditeurs qui l’appellent ou postent des commentaires sur les réseaux sociaux et pour recevoir les victimes.

Mon travail est basé sur la confiance et la communication. Grâce à cela, je réussis à avoir des dossiers importants de corruption. Et c’est aussi grâce à cela que l’émission a de la crédibilité et une grande notoriété par rapport aux autres émissions.

Optimiste, Fatma garde espoir et n’a pas peur de l’avenir. « Cette révolution, nous l’avons commencé ici et elle continuera ici. Pacifique et visionnaire ! Les jeunes de Kasserine sont de plus en plus actifs dans des associations et des collectifs qui lancent des initiatives citoyennes. Et nous sommes nombreux à militer contre la corruption et la bureaucratie étouffante à Kasserine. Cette prise de conscience portera ses fruits tôt ou tard », promet-t-elle tout sourire.