Eu égard à ce qui va suivre, nous souhaitons d’abord rendre hommage à ces personnes portant l’uniforme et pour lesquelles “servir, secourir et protéger” relève, plus que du devoir, mais aussi d’un grand sens de l’honneur dans l’exercice de leurs fonctions. Il ne s’agit pas ici d’une simple formule de convenance, mais d’un authentique hommage issu d’un vécu, quand il s’est agi d’être, nous-mêmes, secouru. Je n’en dirai pas plus. Car, dans ce papier, il ne s’agit ni de nous ni de ces fonctionnaires qui honorent, admirablement, le serment de l’article 6 de la loi 82-70… et dont l’un d’entre eux est venu témoigner à Nawaat.

Il s’agit plutôt de la dénonciation de la violence du fort sur le faible ; de celui qui représente l’État, sur des citoyens sans défense ; de celui qui, à la fois, violente, porte des accusations puis dresse des procès verbaux en toute impartialité ; de celui, dont le physique relève de l’armoire à glace, en train de démonter le visage d’une frêle femme à coup de baffes ignobles (ainsi que saisi par une caméra de surveillance)… Sans compter toutes les exactions derrière les murs de certains postes de police qu’aucune caméra ne documentera.

Et c’est précisément à cause du fait de vouloir documenter, via des portables, des violences indignes par le verbe et par les actes que des parents, accompagnés de leurs enfants, furent violemment battus puis jetés -y compris avec des enfants terrifiés- dans de sombres fourgons cellulaires. Ces mêmes fourgons, à « l’air à peine respirable, que l’on utilise pour le transfert des détenus », témoignent les victimes.

Supporters de l’Espérance Sportive de Tunis, ce qu’ils avaient envisagé comme un dimanche de fête au stade de Radès, pour la grande joie des gosses, va s’achever, le 20 août 2017, par un cauchemar, avec des enfants traumatisés. Ils ne quitteront que tard, le soir, avec leurs parents, un poste de police lugubre, où ils n’avaient rien à y faire, tant les scènes décrites auxquelles ils ont assistés, au sein du poste en question, ne relevaient pas de leurs âges… le moins que l’on puisse dire !

Parmi les victimes venues témoigner devant les caméras de Nawaat, il y avait aussi un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, ayant vécu, avec ses deux enfants, le même sort. “Protéger et servir” relève pour lui de la tradition familiale. Ses deux parents étant d’anciens fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Ce serviteur de l’État a voulu témoigner à visage découvert, car ce qu’il voulait dénoncer dépassait sa personne. Mais à Nawaat, nous avons lourdement insisté pour que son visage soit masqué.

Depuis quelque temps déjà, et au-delà du cas d’Aymen, Adnen, Wassim et des enfants venus témoigner, les violences policières en Tunisie deviennent de plus en plus alarmantes. Au cours de ces deux dernières années, un processus semble s’être amorcé en faveur de la “re-normalisation” de l’impunité de telles violences. Pire encore, nous en sommes même au point de discuter d’un projet de loi destiné à consacrer une telle impunité in jure, incriminant, de surcroît, le fait même de la dénoncer !

Au demeurant, même les auditions de l’”Instance Vérité et Dignité” consacrées à pareilles violences ne semblent pas avoir eu grand effet. Et pour cause, à peine quelques jours après de telles auditions, une émission TV sur la violence, en prime time, ne fit même pas la moindre allusion aux tortures et à la violence décrites par les victimes auditionnées. Au cours de cette émission de Samir El-Wafi, il fut, en effet, question de violences et de sauvageries, mais exclusivement de celles de Daesh, des djihadistes Tunisiens en Syrie et des terroristes ayant frappé sur le sol national. Quant à la violence policière ou la torture qui persévère encore dans les locaux de la République, ce fut le silence total. Un silence singulièrement choquant ! (cf. Partie 1 et Partie 2 de l’émission)

En réaction, Nawaat a réalisé un montage croisant des d’extraits de cette émission avec des extraits des témoignages devant l’IVD. Parmi les participants à l’émission d’El-Wafi, il y avait M. Farid El Béji. Le montage étant sévère, nous avons estimé qu’il était correct de l’inviter au cas où il souhaiterait commenter ses propos et sa participation à une émission dénonçant une violence à sens unique. Courtoisement, il a accepté notre invitation, dont voici la vidéo :

 

L’échange avec M. El Béji a également porté sur les défaillances d’une réelle culture qui rejette la violence d’où qu’elle vienne. Par cette défaillance, c’est l’avenir même de la jeune démocratie tunisienne que nous compromettons, dans une “presque” indifférence de la classe politique et des intellectuels de ce pays. Pour la Nahdha, à force de vouloir normaliser, à grand zèle, la pratique du pouvoir par un parti islamiste au sein d’une démocratie, elle en arrive presque à jouer avec le feu, tant ses connivences passives et actives avec la pratique de la violence d’Etat deviennent dangereuses. Pour Nidaa Tounis, il n’est même plus utile d’en parler. Quant à l’opposition, moribonde, elle est de plus en plus mollassonne dans sa dénonciation de cette violence… Pour nos intellectuels, enfin, ils semblent être trop occupés ailleurs…

Lors de l’échange avec M. El Béji, celui-ci reprend un argument, du reste souvent partagé, à propos du fait que la violence de l’Etat relevée n’est pas le fait d’une approche politique conçue officiellement en ce sens. Or, quoi que l’on dise, tolérer cette violence en ne faisant pas le nécessaire contre son impunité (de fait) incarne un acte positif qui la consacre. Par cet acte positif, on continue à entretenir une culture de la violence, laquelle, par nature, n’épargne personne… tôt ou tard.

Car, et quitte à nous répéter, la lutte contre la violence n’est pas uniquement une question de loi, c’est surtout une culture. Non pas celle qui relève de la «bien-pensance» ou du politiquement correcte, mais celle autrement plus utilitariste et pragmatique reposant sur l’intime conviction qu’en luttant ainsi, l’on se protège soi-même et les siens de la barbarie, d’où qu’elle vienne. Un barbare par ses actes de cruauté demeure un barbare, quel que soit son bord.

Que l’on songe à tous ces visages de l’ancien régime -y compris quelques porte-parole des syndicats de police- lesquels deviennent si prolifiques sur les plateaux TV quand il s’agit d’évoquer les actes sanguinaires des djihadistes Tunisiens en Syrie ou ailleurs. Pourtant, inutile d’aller si loin pour relever des actes aussi cruels, à l’instar de ceux amplement décrits par Sami Brahem, perpétrés par d’ignobles personnages que l’on croise quotidiennement dans les habits du bon père de famille ou dans les uniformes de la République !

Et dire qu’il y a des bougres qui continuent encore à s’interroger, avec un ton si niais : «mon Dieu, comment la Tunisie a-t-elle pu enfanter des terroristes aussi violents ?». Peut-être aussi, parce qu’une large frange de l’élite -avec ses journalistes et “intellectuels”- préfère se complaire dans pareilles niaiseries, plutôt que d’être intransigeant en dénonçant avec la plus grande fermeté la violence terrible cachée derrières d’épais murs, juste en bas de chez eux !

Depuis des décennies, la Tunisie détourne lâchement la tête d’une violence bien enracinée et entretenue, mais plus ou moins dissimulée, pernicieuse, parfois tabou. Il y a les violences et les tortures «politiquement correctes», celles du fort, de l’État, de l’institution pénitentiaire, celles dont on détourne la tête. Et puis il y a la torture « politiquement incorrecte » que l’on dénonce, celle des « barbares », celle de ceux dont on est prompt à déshumaniser l’Être, afin de justifier la barbarie à leurs égards. Après tout, ne sont-ils pas des barbares ? Exclamation fréquemment lue et entendue sur les médias.

Quoique puissent affirmer les niaiseries de certains relatives au caractère paisible du Tunisien, dès lors que l’on considère l’ambition de ce pays à être une démocratie civilisée, la Tunisie demeure un pays violent. Parfois même très violent par sa culture, par ses traditions et par ses habitudes. Et le plus déshonorant pour le Tunisien que nous sommes, c’est que cette violence s’exerce surtout sur les faibles, les détenus, les femmes, les enfants, les minorités et les indigents.

Certains pourraient trouver nos propos excessifs sur le caractère violent de la Tunisie. C’est possible, dès lors que l’on ne partage pas la même ambition pour ce pays d’être une «Démocratie politique civilisée» (pardon pour le pléonasme) […]. À non point douter, l’appréciation de la marche vers cette société civilisée est non détachable de la relation que nous entretenons à la violence et à la cruauté.