Procrastination. Vous utilisez parfois le verbe procrastiner ? Moi, je l’emploie rarement mais je le pratique. Malgré son air snob de concept philosophique, il signifie tout simplement reporter au lendemain ce que l’on doit faire le jour même. Et il se conjugue comme les verbes les plus ordinaires. Je procrastine, tu procrastines, il ou elle procrastine, nous procrastinons, vous procrastinez, etc. La question que je me pose, c’est : peut-on l’employer pour les années, reporter à l’année prochaine ce que l’on doit faire cette année, l’année 2018 à l’année d’après. Ou, si ça se trouve, carrément l’annuler, la reporter d’année en année, jusqu’à ce que, de guerre lasse, elle finisse par disparaître ? Je me pose cette question parce que je crains le pire.

L’année qui s’achève n’était déjà pas bonne. Elle a vu l’entrée de Donald Trump à la Maison blanche et l’écroulement de tout espoir de changement rapide au Moyen Orient. Chez nous, le bilan est plus mitigé. A l’actif, dirais-je, nous avons connu de forts moments de résistances sociales, notamment au printemps dernier, et une magnifique campagne, en partie victorieuse, contre la loi dite de réconciliation. Ces luttes attestent, certes, que l’élan suscité par la révolution ne s’est pas épuisé. Mais le passif est plus lourd que l’actif. La régression politique domine. Elle a caractérisé l’année 2017 encore plus que les précédentes. On peut vraiment parler d’une offensive destinée à restaurer sinon l’ancien régime du moins un ordre autoritaire et policier dans le treillis des mécanismes démocratiques. Je n’évoquerai que quelques exemples, mais c’est déjà beaucoup : la fameuse loi sur la réconciliation, le retour en force d’anciens responsables RCD-istes dans les instances du pouvoir, la centralité renouvelée du ministère de l’Intérieur dans l’encadrement social, la répression croissante des mouvements de contestation, le retour de l’arbitraire et d’un certain nombre de pratiques policières qui avaient régressé au lendemain de la révolution (comme la torture), la collusion de plus en plus évidente et forte entre les sphères politiques de haut niveau, les médias, les milieux affairistes et mafieux,  et, pour conclure sur le volet politique, une présidentialisation accrue du régime au détriment du pouvoir législatif et au mépris de la constitution.

A cela s’ajoutent les progrès d’une libéralisation combinée à la puissance des réseaux de la grande corruption et du banditisme économique qui aggravent considérablement non seulement les conditions de travail et de vie des classes populaires mais menacent également l’ensemble du système productif. Nous sommes donc sur une mauvaise pente et si nous sommes sur une mauvaise pente, il faut en faire d’abord porter la responsabilité aux partis qui se partagent le pouvoir, en premier lieu Nida tounes et Ennahadha.

Tout indique hélas que cette remise en ordre autoritaire se poursuivra l’année qui vient. Sans craindre de se tromper, on peut émettre l’hypothèse que les sphères les plus influentes dans l’Etat ne ménageront pas leurs forces pour faire adopter certaines lois déjà en chantier comme celle sur la protection des « forces armées ». Ils prendront toutes les dispositions, y compris les plus crapuleuses, pour éviter toute mauvaise surprise lors des élections municipales du printemps prochain. Ils prépareront avec cynisme et par tous les moyens les élections législatives et présidentielles de 2019. L’argent sale coulera à flot et l’argent propre va se salir. Je n’ose même pas imaginer la pourriture qui va se déverser sur nous d’ici là.

L’année 2018 ne s’annonce donc pas toute rose. Bien au contraire. Je dirais qu’elle sera mauve, cette détestable couleur dont nous avons espéré nous débarrasser à jamais un certain janvier 2011. Une année où ce qui devait être fait cette année-là, et depuis tant d’années, a été fait. « Le moment est toujours juste pour faire ce qui est juste », écrivait justement Martin Luther King. Et la révolution est juste.