« Entre le 6 et le 15 mars 2019, 15 nouveau-nés décèdent des suites d’une infection nosocomiale […] ». C’est le chiffre avancé, le 16 mars 2019, par le président de la commission d’enquête sur la tragédie du service de néonatalogie Wassila Bourguiba de l’hôpital de la Rabta. Selon Mohamed Douagi, président de la commission à l’affirmation médicalement osée, « ce bilan est définitif [sic] ».
Ce drame qui va susciter une grande vague d’indignation au sein de l’opinion publique reflète, pour beaucoup, l’état de la Santé publique en Tunisie où la sécurité des patients a déjà atteint un seuil de précarité qui n’est plus tolérable.
Pourtant, non seulement un tel drame était prévisible, mais de nombreux intervenants dans le champ de la Santé publique tiraient la sonnette d’alarme depuis quelque temps déjà, notamment en ce qui concerne les infections nosocomiales (I). Mais le laisser-aller ne faisait que s’aggraver. Et lorsque le drame nosocomial de la Rabta survient, il en devient un révélateur médiatiquement spectaculaire des défaillances accumulées.
L’électrochoc induit, largement relayé par les médias, a installé la panique parmi ceux qui, à défaut de réformer, ne s’occupaient plus que de l’intendance du laisser-aller. La panique du gouvernement Chahed, aggravée par un contexte préélectoral, était éminemment perceptible au travers d’une gestion de la crise calamiteuse (II). Il est vrai que la lutte contre l’ogre nosocomial ne s’improvise pas. Il relève du cauchemar pour tous les établissements de santé (III), a fortiori lorsque la pente des dysfonctionnements à remonter est très raide. Elle est si raide du reste, qu’il est illusoire de croire qu’elle puisse être remontée convenablement sans la pression offensive de la société civile et des associations de victimes du système de Santé. Le partage d’expérience d’un certain A.-M. Ceretti, une sorte de « Rottweiler » du paysage sanitaire français s’avère, quand bien même exogène, très utile (IV). Le rapprochement des situations fait ressortir un des éléments qui a, sans doute, manqué à la Tunisie pour que des réformes juridiques en matière de Santé publique voient le jour, alors même qu’un projet –non encore soumis à l’Assemblée- existe déjà (V).
I.- Le cas de la Sotugeres, lanceur d’alertes sur les risques thérapeutiques.
En matière de sécurité des patients, il était opportun de revenir sur l’œuvre du professeur Chalbi Belkahia. Ceci en reprenant dans la vidéo ci-dessus l’hommage émouvant rendu par le Dr Lotfi Benmosbah au pionnier tunisien de la pharmacovigilance.
Tout comme son Professeur, le Dr Benmosmah, anesthésiste réanimateur, est un « activiste » en matière de gestion des risques pour la sécurité des patients.
Avec des confrères et consœurs, dont l’énergique Dr Ines Harzallah, ils fondent « la Société Tunisienne de Gestion des Risques en Établissement de Santé (SOTUGERES) ». Une association de droit tunisien dont l’action « […] repose sur une approche globale visant à l’identification, la localisation et la mesure des risques dans le but de mettre en place une action à la fois préventive et proactive qui, seule, permet de réduire ces risques ».
Lors de la 2e édition des « journées de la sécurité des patients », organisée par la Sotugeres, nous avons suivi le Dr Benmosbeh ainsi que les conférences que le temps nous a permis de suivre en intégralité et d’y participer (voir ci-bas les vidéos).
Lors de ces journées, nous avons également interviewé le président de la SOTUGERES. Malgré la fatigue d’une fin de journée bien chargée et un timing serré, il a chaleureusement accepté de répondre à nos questions. L’homme s’est révélé passionné par son travail. Il réfléchit vite et fait preuve de pédagogie pour rendre accessibles des problèmes d’une complexité certaine.
Son enthousiasme et son engagement sont appréciables. Et cet engagement « pourrait » porter des fruits, si l’on s’en tient à l’un des principaux objectifs de la SOTUGERES, exprimé au sein de l’interview : « être un moyen de pression pour imposer un responsable de la gestion des risques médicaux dans chaque établissement de santé ». Quelque temps, en effet, après la présente interview où il est question de cet objectif, un projet de loi organique s’est mis à circuler et qui pourrait le concrétiser … hélas, non sans peine (nous y reviendrons).
Sans rentrer dans les arcanes de la « sociologie de vigilance »(1), la Sotugeres, comme quelques autres associations de professionnels de la Santé, sont devenues, par la force des choses, des lanceurs d’alerte, malgré elles. Mais celles-ci prêchent, hélas, dans un espace confiné. Bien que le travail de la Sotugeres soit remarquable, elle demeure pourtant dans une bulle, la sienne et celle des professionnels de la Santé. Ceci faute d’un intérêt suffisant des médias autour du travail qui est fait.
En échangeant hors micro avec Lotfi Benmosbeh, je lui ai fait part d’une certaine gêne que j’éprouve à l’égard de deux bulles qui se côtoient sans presque interagir. Il y a celle où s’organisent les conférences, colloques et rencontres scientifiques, au décor bien léché et à l’ambiance aseptisée. Événements où ne manquent ni les exposés ni les échanges académiques de haute volée. Les événements organisés par la Sotugeres témoignent de l’une de ces bulles que l’on ne distinguerait pas d’une autre, similaire, à Paris, Londres ou New York.
Et puis il y a la bulle des autres, des usagers des hôpitaux publics et des services d’urgence délabrés, manquant de tout et autrement moins aseptisée… et dont le personnel médical est pourtant le même que l’on croise dans la bulle aseptisée. C’est à croire que l’enthousiasme, la compétence et l’ambition pour une médecine de qualité n’arrivent toujours pas à percer d’une bulle à l’autre. L’absence d’une telle passerelle est très frustrante. Absence due également à la nonchalance générale des médias, pas assez attentifs aux bonnes volontés de ce pays. Il est vrai que ces mêmes médias furent plutôt invités officiellement à faire de la propagande en matière de Santé publique (cf. plus bas).
Ainsi, malgré les efforts de certains, non seulement le blocage sur le plan des réformes persiste, mais le glissement des hôpitaux publics tunisiens vers une situation de plus en plus médiocre s’accentue. Une médiocrité à l’image de la conférence de presse de la ministre intérimaire de la Santé, tant sur la forme que sur le contenu.
II. – Une gestion de la crise par le gouvernement Chahed calamiteuse.
La tragédie des 15(?) nouveau-nés ne pouvait que profondément choquer l’opinion publique. L’image que l’on se fait de ces 15(?) nouveau-nés, étendus sans vies, en devient obsédante par sa brutalité. L’empathie éprouvée par les Tunisiens face au désarroi des parents endeuillés (de surcroît recevant les corps de leurs bébés dans de vulgaires boîtes en carton) ne pouvait que susciter colère et indignation. Colère aggravée par une gestion de la crise par le gouvernement calamiteuse. Tout aussi calamiteuse que la conférence de presse de la ministre intérimaire de la Santé, péniblement arrogante. La ministre parlant du ministère de la Santé comme s’il s’agissait d’un legs familial, et non comme une charge d’un serviteur public dont la fonction est temporaire, comme l’est tout mandat ministériel.
Agressivité, contradictions, chiffres brumeux, règlements de comptes politiques impudiques et directives verbales à peine masquées à l’attention des médias : « Il y a une crise de confiance entre le citoyen et les professionnels de la santé […], votre rôle [les médias], c’est de nous aider –assène-t-elle– à rétablir la confiance du citoyen ». En somme, expliquer aux citoyens que « ça va mal, mais tout va bien !»
Quinze(?) bébés emportés par une infection nosocomiale, un ministre de la Santé qui démissionne, la directrice générale de la santé, la directrice générale du Centre d’obstétrique et de gynécologie de Tunis et le directeur général du Laboratoire national de contrôle des médicaments sont limogés… Mais ayez confiance, nous sommes là ! Le sauveur de la nation vient de « prendre en main » le secteur de la Santé. Ne reste plus aux médias que d’expliquer au citoyen que « le soleil va enfin briller sur tout le monde », selon la célèbre expression de Ben Ali. Et pour beaucoup de médias, ils n’en furent pas loin d’une telle propagande dans les jours qui ont suivi cette conférence de presse, plutôt que de faire du « fact-checking » !
Pour les contradictions, tantôt les décès des prématurés relèvent d’un fait médical à peine ordinaire -la ministre intérimaire avance un taux de mortalité dépassant les 40% parmi les prématurés entre 28 et 32 semaines, aussi bien en Tunisie qu’ailleurs-, tantôt elle qualifie le secteur de la Santé publique en état d’urgence. Comprendra qui pourra !
La ministre intérimaire évoque la conformité du secteur de la Santé aux standards internationaux en matière de soins médicaux, puis insiste sur un grave « problème de gouvernance ». Il convient ici de préciser que l’expression « problème de gouvernance » dans le jargon de la Santé relève d’un jonglage sémantique assez habile. Le même accident médical, rappelle fort judicieusement le Pr R. Amalberti, est vu « en 2001 […] comme un problème professionnel, en 2005 comme un problème managérial, puis en 2009 comme un problème de gouvernance »(2).
Autant dans un système de Santé respectant effectivement les standards internationaux (surtout s’agissant des procédures de gestions des risques médicaux) le raisonnement de ce glissement sémantique est fondé, autant dans la bouche de la ministre cela relève de la foutaise.
Quant aux 40% de décès avancés par la ministre, y compris dans des pays étrangers, soit ladite ministre compare avec les chiffres de la République de Débâclistan, soit elle ment ! Car sous les cieux de ceux qui respectent effectivement les standards internationaux, les chiffres au sein des publications scientifiques la contredise catégoriquement.
Sans aller très loin pour avoir un ordre d’idée au regard des statistiques françaises ou anglaises, les 40% de décès avancés pour les prématurés de 28 à 32 semaines s’avèrent grotesques. Nous en sommes à une moyenne qui oscille autour de 5% selon la méthode de calcul.
Dans l’étude française, les auteurs livrent les résultats suivants :
”A total of 0.7% of infants born before 24 weeks’ gestation survived to discharge: 31.2% of those born at 24 weeks, 59.1% at 25 weeks, and 75.3% at 26 weeks. Survival rates were 93.6% at 27 through 31 weeks and 98.9% at 32 through 34 weeks. (3)
Pour le Royaume-Uni, les chiffres de l’année 2014 publiés par l’Office anglais des statistiques sont sensiblement proches.
Ci-bas, les mêmes statistiques, mais avec une courbe inversée sur les décès (source : https://www.ons.gov.org/)
Pour être raisonnable, l’on ne s’attend pas à ce que les chiffres tunisiens soient comparables à ceux français ou anglais, et pour cause… En revanche, l’on s’attend à voir des écarts tolérables, d’autant plus qu’en matière d’infections nosocomiales, les exigences ne dépendent pas uniquement des moyens financiers et matériels, mais de la rigueur des pratiques quotidiennes d’hygiène selon les règles de l’art médical et les standards internationaux, effectivement appliqués.
III.- Le cauchemar des établissements de santé : les infections nosocomiales
Lors de sa conférence de presse, la ministre expliquait aux journalistes que « tous les établissements de santé, dans le monde entier, sont exposés aux infections nosocomiales ».
Cette affirmation est bien en dessous de la réalité. Car, il ne s’agit pas de simple exposition de temps à autre, mais de contaminations d’une récurrence implacable. La seule variable qui change, c’est le nombre des victimes. Celui-ci est étroitement lié à la manière avec laquelle sont respectés les protocoles d’hygiène ainsi que les mesures prises pour la gestion des risques. Et ce que l’ancienne secrétaire d’État à la santé ne dit pas, c’est que l’organisation, in jure, des mécanismes de gestion des risques médicaux, comme cela existe ailleurs, n’ont toujours pas vu le jour en Tunisie.
Et l’on n’insistera jamais assez, il y a en permanence des patients ayant effectué un séjour en établissement de santé qui sont victimes d’infections nosocomiales.
Derrière le sort fatal des nouveau-nés, aussi douloureux soit-il, se cache vraisemblablement des milliers de victimes, dont certaines n’ont jamais su (et ne sauront probablement jamais) que la pénible infection contractée, le fut par une contamination en établissement de santé. Ceci est dû au fait que les temps d’incubation sont parfois relativement longs, avec des patients mal informés des risques encourus et des unités de soin qui ne rappellent pas (ou exceptionnellement) lesdits patients en cas de doute relatif à une contamination possible.
Lorsque les victimes sont des adultes, certaines se soignent et s’en sortent sans séquelles importantes, d’autres avec de graves séquelles physiques et un lourd préjudice matériel. Et pour les plus « malchanceuses », elles décèdent des suites de leurs infections.
Dans une étude tunisienne de 2018 concernant des malades atteints d’infections nosocomiales (suite à leurs admissions dans un hôpital public au centre du pays), les auteurs concluent que « la situation [est] jugée préoccupante. [elle] pourrait être expliquée par l’absence d’un programme structuré de lutte contre les infections nosocomiales à l’échelle de l’établissement, malgré les efforts des cliniciens réanimateurs qui représentent la catégorie des professionnels de santé la plus motivée et sensibilisée pour la prévention des infections nosocomiales »(4).
Ceci pour les adultes, autrement plus résilients que les bébés prématurés. Pour ces derniers, voir entre autres L. Merzougui et al. : « Facteurs de risque de l’infection nosocomiale bactérienne au niveau d’un centre de néonatologie du Centre Tunisien. “Étude cas-témoin” à propos de 184 cas.», Journal de Pédiatrie et de Puériculture, vol. 31:1, mars 2018, pages 18-26.
Face à l’ogre nosocomial, ce qui est sinistre, ce sont ces attitudes, à l’instar de certains « officiels » de la Santé publique, qui se réfugient derrière l’aspect systématique des risques nosocomiaux pour minorer la gravité de la situation actuelle.
Qu’aucune institution sanitaire au monde n’ait réussi à éradiquer lesdites infections (voir plus haut l’interview du Dr Lotfi Benmosbeh), ne peut servir de prétexte pour laisser se perpétuer un laxisme et un laisser-aller qui relèvent de l’infraction pénale. Ceci tant en matière du respect des protocoles d’hygiène que, plus généralement, des process de gestion des risques, destinés à assurer la sécurité des patients. Des process pour se prémunir, en amont, contre les erreurs médicales et minimiser l’aléa thérapeutique et en aval, lorsque le mal est fait, pour prendre en charge la victime.
Or, s’agissant des protocoles d’hygiène, il est effarant de constater quotidiennement des scènes invraisemblables, tant elles heurtent les règles d’hygiène les plus élémentaires. Dès les abords des établissements de santé, il est choquant de voir du personnel soignant se balader dans la rue avec la tenue réglementaire, supposée être préservée hygiéniquement.
À l’heure du repas de midi, nous retrouvons ces mêmes uniformes, jusqu’au sabot/wock, dans les gargotes du voisinage des établissements de santé. Ces mêmes sabots, piétinant le sol graisseux de la gargote, qui serviront ensuite à marcher dans les chambres des malades et dans les corridors de l’établissement. À l’intérieur de l’enceinte dudit établissement, c’est même pire. On voit les mêmes uniformes déambuler entre la cafétéria et les lieux les moins indiqués. Des uniformes à l’aspect douteux, dont le nettoyage n’est pas assuré par l’établissement, mais laissé à la charge du personnel ! Et comme me le rappelait amèrement un médecin ayant usé ses blouses dans les blocs opératoires : « on croit faire l’économie d’une buanderie, pour faire de lourdes dépenses inutilement sur d’autres postes budgétaires relatives à l’hygiène », s’insurge-t-il.
De même, le port de bijoux, alliances, gourmettes, etc., pourtant prohibé durant l’exercice des soins, est monnaie courante. Et que dire de celui ou celle qui arrive auprès du malade, la seringue dans une main pour injecter un produit, et, dans l’autre, ce vivier à microbe qu’est le téléphone portable, que l’on glisse dans la poche tout juste avant l’injection. Et par pudeur, l’on ne parlera ni de l’état des vestiaires, ni des sanitaires, ni des locaux communs réservés au personnel médical.
IV.- Du rôle des associations d’usagers : à quand un Ceretti tunisien ?
Il s’appelle Alain-Michel Ceretti et rien ne le prédestinait à agir dans le champ de la Santé publique. Mais, un jour tout bascule au sein de sa famille. Son épouse, Béatrice, est contaminée, en 1991, dans un établissement de santé par une bactérie très virulente (xénopie). Elle développe une sévère tuberculose osseuse qui la fera souffrir le martyr durant des années, sans comprendre au départ ce qui lui arrivait.
En postface du livre de Béatrice, le drame de la famille Ceretti est ainsi résumé : « L’infection, pourtant connue depuis 1993 par les dirigeants de la clinique, n’a été prise au sérieux qu’après cinq ans d’un incroyable périple médical. Béatrice Ceretti dénonce l’incompétence des « spécialistes », le cynisme froid des responsables de la Clinique du Sport, l’impéritie des pouvoirs publics, mais aussi l’aveuglement de tous ceux qui n’ont pas su voir sa douleur et n’ont pas cru en sa souffrance. »,( cf. « Ils m’ont contaminée », L’archipel, 2004).
Ainsi scandalisé par la façon avec laquelle la famille Ceretti fut traitée par le milieu médical, le couple va engager une bataille dont l’issue, à l’époque, était incertaine ; mais qui débouchera en 1998 sur l’un des plus grands scandales sanitaires en France, celui de « la clinique du sport ».
Ce que la vidéo d’Alain-Michel Cerutti ne révèle pas, c’est que l’auteur expose un état des lieux sur les droits des malades qui se confond avec le parcours d’une grande partie de sa vie et de celle de sa famille.
Personnalité plutôt courtoise et engageante, personne n’avait vu venir le côté « Rottweiler » du « bonhomme ». Au travers de l’association qu’il créera -« l’Association de Lutte, d’Information et d’Étude des Infections Nosocomiales (Le L.I.E.N.) »-, il sera au cœur des avancées françaises – tant institutionnelles que législatives et jurisprudentielles- en matière des droits des malades et d’indemnisations des victimes du système de santé. Mais pour y parvenir, le « Rottweiler » a dû sortir ses crocs, parfois avec férocité, doublé d’un sens de la formule assassine, n’épargnant ni institutions ni personnalités officielles.
Son habilité, dès ses premières apparitions médiatiques, fut de ne pas se présenter comme victime et de ne pas plaider spécialement le cas de sa famille, mais de généraliser le drame en exposant les souffrances des autres victimes auxquelles le public va s’identifier. Dès lors la machine médiatique s’emballe. Là où publications scientifiques et rapports médicaux sur les infections nosocomiales n’ont jamais réussi à franchir le cap de l’attention du grand public, l’époux de Béatrice y réussira avec brio. Il se permettra même le luxe d’inverser les rôles. Ceci en devenant, à beaucoup d’égards, le porte-parole également de la frustration des auteurs des publications mentionnées, tant leurs travaux ne recevaient pas la considération requise.
S’il l’on insiste sur le profil hors-norme de A.-M. Ceretti et le travail de son association, c’est parce que, sans doute, sans associations montées par et pour des malades et des victimes, il sera difficile d’observer des avancées substantielles relatives aux droits des patients. À ce titre, l’association « Le L.I.E.N. » est un cas d’école en matière de démocratie sanitaire(5). En scrutant son mode d’action et la stratégie suivie, il y a beaucoup à méditer.
En parlant des associations créées « par et pour » des malades et des victimes, il ne s’agit pas de minorer le travail accompli par les associations fondées par des professionnels de la Santé. Elles sont complémentaires, quand bien même elles ont leurs propres limites. Si les réformes juridiques en matière de gestion des risques médicaux et de protection des malades tardent à venir, c’est aussi par manque de pressions conséquentes de la part des associations d’usagers des établissements de Santé.
V.- L’urgence des réformes juridiques qui tardent !
Si l’autorité inhérente à l’expertise médicale des associations de professionnels de la Santé parvient, tant bien que mal, à convaincre de la nécessité de revenir sur les défaillances de la Santé publique, si les professionnels du droit de la santé y contribuent également, il n’en demeure pas moins qu’à la fin, les choses s’enlisent sinistrement.
Quoi que l’on dise, lesdits professionnels souffrent d’un handicap majeur. Leur qualité de professionnel limite leurs champs d’action du fait d’un possible conflit d’intérêts. De même, la nature des rapports entretenus avec les autorités officielles entrave les ardeurs afin d’éviter les confrontations aussi bien avec les institutions que ceux qui les représentent. Ces derniers sont parfois des collègues ou des confrères. A.-M. Ceretti qualifiera fort pertinemment cet aspect par « connivence du système ».
À cet égard, la vidéo de l’exposé de l’ancien président du conseil de l’ordre des médecins, Dr Nejib Chaabouni, est assez symptomatique des difficultés du corps médical à faire aboutir des réformes, même pour ce qui touche directement ledit corps. Les critiques sévères exprimées contre le caractère suranné du régime juridique actuel de la responsabilité médicale demeurent à ce jour lettre morte. Et les reproches du nouveau président du Conseil de l’ordre, Dr Slim Ben Saleh, tout comme ceux du Dr Abdelwahed El Abassi sont tout aussi sévères (voir la vidéo des débats). Pour un exposé plus approfondi du régime actuel, voir la conférence de Salma Abid Mnif : La réforme de la responsabilité médicale, une nécessité impérieuse).
D’où le rôle décisif, dans une telle configuration, des associations de victimes pour faire bouger le législateur. Car, face à l’urgence de leurs situations et des préjudices subis, ils n’ont que faire de la courtoisie et encore moins à ménager les interlocuteurs officiels.
Aussi, autant dire que c’est la faiblesse de la « force de frappe » de telles associations qui a manqué pour faire avancer le projet de loi organique relatif aux droits des malades. Celui-ci traîne encore, depuis plus d’un an, dans les tiroirs du ministère de la Santé, malgré les efforts de l’Association tunisienne de défense du droit à la santé, présidée par le Dr Abdelwahed El Abassi.
Pourtant dans l’urgence, hormis quelques réserves, si ce texte pouvait passer au vote de l’assemblée, même en l’état, cela serait déjà une grande avancée. Les ajustements pourront toujours intervenir ultérieurement.
Au sein du projet, outre les droits des patients qui relèvent de l’éthique médicale et du respect de la dignité humaine, on y intègre de nombreux mécanismes très attendus.
D’une part, la médiation acquiert enfin la place qui lui est due. Une place unanimement revendiquée par tous les intéressés tant professionnels qu’usagers (unanimité notable dans les vidéos). Des « commissions régionales de conciliation et d’indemnisation » sont créées au niveau de chaque direction régionale de la santé.
D’autre part, dans le titre sept de la loi, la gestion et la prévention des risques médicaux devient obligatoire pour tous les établissements de santé, publics et privés. Un médecin ou un pharmacien est affecté à plein temps à cette gestion des risques (art.53).
Le projet de loi revient enfin sur la responsabilité civile médicale et la responsabilité pénale pour faute lourde. Pour la responsabilité civile, une « caisse d’indemnisation des préjudices thérapeutiques » est créée. Préjudice relevant aussi bien de l’aléa thérapeutique que de la responsabilité civile. Les infections nosocomiales sont expressément mentionnées (art.15).
La tragédie des 15(?) bébés et l’électrochoc qu’elle a engendré au sein de l’opinion publique tunisienne pousseront-ils à l’urgence de l’adoption du projet en question ? Si oui, nous demeurons néanmoins convaincus que l’étendue de son application effective dépendra étroitement de l’action de la société civile, d’une part, et de la hardiesse, d’autre part, de cette partie du corps médical prête à ne pas se taire devant les dysfonctionnements impliquant des confrères.
À suivre…
1.- Cf. les travaux de Francis Chateauraynaud & Didier Torny, notamment : « Les sombres précurseurs. Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque ». Paris, éd. EHESS, 2013.
2.- Cf. Pr. René AMALBERTI : « Repenser les EIG (événements indésirables graves) : définition, analyse et mesure ».
3.- Cf. Pierre-Yves Ancel, François Goffinet et EPIPAGE-2 Group : “Survival and Morbidity of Preterm Children Born at 22 Through 34 Weeks’ Gestation in France in 2011”, JAMA Pediatrics, mars 2015, Volume 169, Nr. 3, pages 230-238.
4.- Cf. Latifa Merzougui, Tarek Barhoumi, Tayeb Guizani, Hafed Barhoumi, Hajer Hannachi, Elyess Turki et Wael Majdoub : « Les infections nosocomiales en milieu de réanimation: incidence annuelle et aspects cliniques au Service de Réanimation Polyvalente, Kairouan, Tunisie, 2014 ». The Pan African Medical Journal. Juin 2018; vol.3:143.
5.- Le nombre des publications universitaires la concernant est impressionnant. A titre d’illustration, cf. Michel Naiditch : « Les associations d’usagers et les infections nosocomiales », In Revue ADSP n°68, septembre 2009, pages 47-49.
Franchement, ce n’est pas probablement pas les lois déjà existantes et/ou les projets de loi non encore entérinés qui manquent et qui changeront la donne: les bonnes pratiques c’est essentiellement “une prise de conscience professionnelle, citoyenne et humaine” et émanent du “bon sens”. Le problème du manque de qualité de la santé (publique mais également privée) ne relève pas du manque de textes mais de l’absence de volonté, politique en premier et individuelle en dernier. Quand un responsable d’une institution hospitalière, ou autre, passe à coté d’une poubelle sur son chemin vers son bureau, et qu’il considère ceci comme faisant partie du paysage “normal”, il ne servira à rien de promulguer de nouvelles lois.