Fin juillet, Wiem B. s’apprêtait à rejoindre son mari, d’origine kerkennienne, et ses enfants déjà sur place. Accompagnée de deux cousins, dont l’un est aussi d’origine kerkennienne, elle a été empêchée de parvenir aux îles. Au port, après avoir payé son ticket d’entrée, un agent en civil l’a apostrophée. « Il m’a demandé pourquoi nous voulons aller à Kerkennah. Je lui ai exposé la situation en lui montrant, carte d’identité nationale à l’appui, que mon époux est natif des îles. Il n’a rien voulu entendre et nous a ordonnés de faire demi-tour », raconte-t-elle à Nawaat.

L’agent lui a demandé ensuite de notifier par écrit son entrée à Kerkennah au poste de police situé au port. Une formalité rejetée par un autre agent et le directeur même du poste consultés par Wiem et ses cousins. Il a fallu ainsi environ 20 minutes de pourparlers pour qu’enfin, ils puissent s’installer au ferry. D’autres personnes n’ont pas eu cette chance, ajoute Wiem. « Ce jour-là, beaucoup ont été refoulés. Les uns en pleurs, les autres demandaient des explications. C’était l’incompréhension totale ».

Crédit photo : Malek Khemiri

Ces pratiques policières s’intègrent dans une approche sécuritaire de la lutte contre la migration irrégulière, explique à Nawaat le chargé de la communication du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane Ben Amor. « Cette recrudescence de la surveillance policière fait suite aux tentatives de départ depuis Kerkennah et notamment après le drame des naufrages des embarcations de migrants en 2017 et 2018. Elle est aussi réclamée par l’Italie. Le limogeage du gouverneur de Sfax récemment répond ainsi à une pression italienne car ce responsable a été accusé de laxisme dans la gestion sécuritaire de la question migratoire », fait-il savoir. Et d’ajouter : «Au lieu de s’attaquer aux réseaux qui collaborent avec des agents de sécurité pour faciliter les départs de migrants, l’Etat s’attaque au maillon faible, en l’occurrence, les citoyens », fustige-t-il.

Rappelons que des accords bilatéraux secrets de lutte contre la migration irrégulière ont été conclu entre la Tunisie et l’Italie suite aux visites répétitives des ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères italiens en juillet et août 2020.

Hachem M., 30 ans, dont la mère est Kerkennienne a été ainsi empêché de rejoindre sa famille. En 2017, un agent l’a interpellé au port en lui réclamant sa carte d’identité nationale. « L’agent m’a demandé ensuite le montant de la somme que j’aurais payée pour un projet de migration. Je lui ai expliqué que ne je n’ai pas l’intention de quitter le pays, que j’ai de la famille sur place. En vain», raconte-t-il à Nawaat. Le jeune homme a été trainé au commissariat et a fait l’objet d’un harcèlement policier ayant duré environ deux heures. Au final, les agents ont exigé qu’un membre de sa famille installé à Kerkennah vienne cautionner par écrit son entrée dans les îles.

Crédit photo : Malek Khemiri

Pour Romdhane Ben Amor, les protestations sociales de 2016 à Kerkennah ont marqué les esprits des policiers : « Ils ont été malmenés lors de ces évènements. Ils agissent depuis dans une optique revancharde. Comme les instructions ne sont pas claires, cela leur permet d’abuser de leurs pouvoirs ».

Autre victime de cet excès de zèle policier, Amal E., 31 ans. Accompagnée d’une amie d’origine kerkennienne, elles ont été récemment interpellées au port de Sfax par un policier. « Après l’examen de nos cartes d’identité nationale, il nous a interrogées sur les raisons de notre visite des îles puis sur nos origines. Consciente de nos droits, mon amie ne s’est pas laissée faire et il a fini par nous permettre d’accéder au ferry », témoigne la jeune femme à Nawaat. Et de reprendre aussitôt : «Ce n’était pas le cas pour beaucoup de jeunes ce jour-là. Les policiers les choisissaient au faciès pour les sommer de descendre du ferry ».

Crédit photo : Malek Khemiri

Le contrôle policier s’exerce au faciès, confirme le représentant du FTDES. « Ce contrôle cible une catégorie de jeunes selon leur apparence, leur statut social et leurs origines. C’est un procédé stigmatisant et discriminatoire », relève-t-il.

Et ce n’est pas qu’à Kerkennah que ces pratiques sévissent. Aux entrées de villes et villages du Sahel, de Nabeul, de Djerba et de Zarzis, des contrôles au faciès sont également effectués. Des descentes policières près des ports sont également monnaie-courante, indique Ben Amor. Ainsi donc, même le chapitre II de la Constitution de 2014 non-suspendu par le décret présidentiel 122 n’est pas respecté par les autorités. Son article 24 dispose « Tout citoyen dispose de la liberté de choisir son lieu de résidence et de circuler à l’intérieur du territoire ainsi que du droit de le quitter », doit-on rappeler.