Les bras croisés, la tête baissée et le regard perdu, le vendeur n’a pas l’air de craindre qu’on lui vole sa marchandise, en l’occurrence des livres d’occasion sur un étal dans la rue Dabaghine. Ce terme arabe désigne les tanneurs du cuir qui se trouvaient jadis dans cette rue avant d’être délogés du lieu à cause de la pollution occasionnée par leur besogne.
Une seule jeune fille feuillette un livre avant de le déposer à sa place. “Cela fait 37 ans que je fais ce travail. J’ai vu des milliers de gens passer par là. Au fil des années, ils sont devenus quelques centaines puis quelques dizaines”, lance ce vendeur avec amertume.
Beaucoup de bouquinistes se sont installés à Dabaghine depuis des décennies. Ils ont pu voir le temps qui change, et avec lui, le visage des clients. “Les gens ne prennent même plus la peine de s’arrêter, de se pencher sur un livre”, se désole-t-il.
Dans cette rue flotte un air de nostalgie mélangé à l’odeur des vieux papiers. Les séquelles du temps sont visibles sur les visages des bouquinistes, âgés pour la plupart, comme sur les livres. Les rares à tenir encore boutique végètent dans un marasme qui ne dit pas encore son nom.
Le livre : une “marchandise” comme une autre
En cette matinée de la journée du 5 septembre, il y a peu de monde autour des étals des livres qui jonchent la rue et les ruelles la jouxtant. Pourtant, les prix de certains bouquins sont alléchants. Des livres pour enfants sont vendus pour à peine 500 millimes. Certains classiques de la littérature arabe ou française, sont proposés pour seulement trois dinars.
Des ouvrages d’historiens côtoient ceux du philosophe Marx, des romans comme “Le rouge et le noir” de Stendhal, des aventures de Harry Potter, des ouvrages scientifiques, des parascolaires ou encore des bouquins de savoir-vivre.
Rares sont les clients qui prennent le temps de piocher dans ce fourre-tout. La plupart jettent un regard furtif sur ces étals avant de poursuivre leur chemin.
Les quelques intéressés doivent s’armer de patience pour faire le tri dans des bouquins empilés dans des cartons. Ces derniers sont déposés sur des étals soutenus par des palettes en plastique. Ou sont mis par terre. Certains ouvrages sont laissés à même le sol.
A l’approche de la rentrée scolaire, plusieurs parents cherchent des livres scolaires et parascolaires. “Ces derniers sont assez chers dans les librairies”, lance une jeune maman, cliente régulière du souk.
Deux Algériens sont, eux, à l’affut de quelques pépites, en l’occurrence des Unes de journaux anciens. Il faut compter 50 dinars pour s’en procurer une seule.
Des livres aux vieux pages jaunâtres trônent dans les étagères. En les parcourant, on y trouve certains passages soulignés au crayon ou des commentaires griffonnés. Entre ces classiques se nichent des nouvelles parutions. Les piles de livres sont devenues de vrais murs.
Perdu dans son bazar, le bouquiniste n’arrive pas à trouver un roman réclamé par une cliente. Il semble aussi perdu quand il s’agit d’estimer la valeur marchande de certains bouquins.
Le roman “L’évènement” d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature de 2022 est vendu à 30 dinars dans les librairies. Chez ce vendeur, il est à 6 dinars seulement. Pourtant, il est en bon état, presque neuf.
Résidant en France, Mahmoud, septuagénaire, est ravi de ses prises : des encyclopédies et des romans pour ses enfants. “En France, tu les trouves à plus d’une centaine d’euros parfois. Ici je les achète à 10 euros, et le vendeur est content”, raconte-t-il. Et de poursuivre : “Certains bouquinistes sous-estiment la valeur de leurs ouvrages”.
Pourtant, tous les vendeurs nous assurent le contraire, et qu’ils sont eux-mêmes friands de littérature. Même si certains avouent qu’ils se sont trouvés dans ce métier par hasard. “J’aurais pu être un vendeur de légumes. Le destin a fait que je sois un bouquiniste”, lance l’un d’entre eux.
Cela fait une trentaine d’années qu’il effectue ce travail. D’ailleurs, pour lui, un livre est semblable à un kilo de légumes. “Le Tunisien peine à acheter un kilo de patates. Idem pour un bouquin”, explique-t-il doctement. Il se trouve en effet que le livre s’apparente ici à une marchandise comme une autre.
Quelques vendeurs sont prêts à baisser le prix initial de 10 dinars, pour convaincre des clients récalcitrants.
La même logique prévaut quand il s’agit de négocier le prix des ouvrages auprès de leurs propriétaires. Ces derniers les mettent dans des cartons. Et le prix d’achat de ces derniers varie. “Cela peut aller de 40 à 300 dinars le carton”, explique un intermédiaire entre les vendeurs et ces propriétaires. Il gagne sa vie en faisant ce métier.
Pour cela, il faut avoir des réseaux, dit-il. Il se procure des livres auprès des particuliers ou encore des librairies. Dans ce circuit, “chacun trouve son compte”, se félicite-t-il. Ce jour-là, il est tout en sueur. Il vient de ramener à un bouquiniste un carton et un sac d’une grande surface remplis de livres. Lui aussi raconte qu’il fait ce boulot depuis plus d’une vingtaine d’années et connaît la valeur de ce qu’il vend.
Souvent, il n’est pas amené à fournir énormément d’efforts pour décrocher le prix qui lui convient. Certains propriétaires, se trouvant essentiellement à la Marsa (banlieue nord de la capitale), précise-t-il, veulent surtout “se débarrasser” de ces livres qui appartiennent souvent à un parent décédé.
Il se trouve que les enfants de ces derniers sont par exemple des scientifiques contrairement à leur père ou mère. Pour eux, ces ouvrages sont comme un vieux meuble inutile dont il faut se défaire pour gagner de l’espace.
Ces bonnes affaires ne semblent pas suffire pour faire le bonheur des marchands. Le confinement causé par la crise sanitaire du Covid a impacté ce secteur, déplorent les bouquinistes. Ces derniers se plaignent aussi des pénibles marchandages avec les clients potentiels afin de raboter les prix, qui sont déjà assez bas, selon eux. “Ils n’ont qu’à aller dans les librairies et voir ce que valent certains livres. Leurs prix sont incomparables aux nôtres”.
En effet, neuf, le premier tome de l’essai de Simone de Beauvoir “Le deuxième sexe” coûte près de 50 dinars. Auprès d’un bouquiniste de ce souk, on peut se procurer les deux tomes de cet essai à moitié prix, soit à 25 dinars. Et ces deux livres semblent intacts.
Une dizaine de boutiques de bouquinistes ont été fermées après le décès de leur locataire. Et leur commerce n’a pas trouvé preneur car il est jugé peu rentable, souligne un vendeur, résigné.
“Les merceries s’en sortent beaucoup mieux. C’est pourquoi, ils prennent les boutiques sur la rue principale dont les prix de location sont plus élevés”, explique-t-il. Hormis quelques étals situés sur la rue principale, la plupart des bouquinistes se trouvent dans les ruelles adjacentes. La foule se forme essentiellement dans les boutiques de mercerie.
Vers midi, les bouquinistes commencent à mettre des bouts de cartons sur les livres étalés par terre pour les protéger du soleil. C’est qu’il n’y a quasiment plus de clientèle. Cette dernière est en revanche assez nombreuse dans la gargote juste à côté qui vend des fricassés. Il faut patienter plus d’une dizaine de minutes pour attendre son tour.
Les Tunisiens et la lecture : l’histoire d’un désamour
Au fil des années, le profil des clients a changé, racontent à l’unanimité les bouquinistes. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux sont des étudiants à la recherche de livres liés à leur spécialité, des parents appâtés par les bas prix des parascolaires. Ils sont rares à être vraiment des passionnés de littérature. Âgé de 27 ans, Montassar fait exception. Il est étudiant en langue et littérature anglaises. Et il est un habitué du lieu. Chaque semaine, il vient fouiner dans une tanière à bouquins. Souvent à la recherche de romans de littérature anglaise, raconte-t-il.
“Ici tu peux tomber sur des éditions inédites de livres qu’on n’imprime plus. Ou qu’il faut commander auprès des libraires à des prix très élevés”, affirme-t-il.
Des clients comme Montassar se distinguent de la masse des Tunisiens. En effet, près de 70% de ces derniers n’ont chez eux que le Coran ou d’anciens journaux. 86% n’ont pas acheté un livre en 2021. Ce désamour de la lecture se manifeste aussi au niveau de la fréquentation des bibliothèques publiques.
Le nombre des lecteurs dans les bibliothèques publiques pour adultes, jeunes et enfants a baissé de plus de 50% en cinq ans. Il est passé de 3,1 millions en 2016 à 1,4 million de lecteurs en 2020.
Entre 2019 et 2020, ce nombre a chuté d’un million de lecteurs. En 2019, on compte 171 mille 125 abonnés dans les 434 bibliothèques publiques dans le pays. En 2020, ils sont 127 mille 293. Le nombre des ouvrages prêtés est également passé de 2,6 millions en 2016 à 1,7 millions en 2020.
Pour un bouquiniste de Dabaghine, les Tunisiens ne lisent pas à cause d’internet. En effet, les gens sont absorbés par leur téléphone, particulièrement par les réseaux sociaux. Et ceux qui montrent encore de l’intérêt pour la lecture se détournent du papier en faveur des écrans.
Jeunes et moins jeunes ont aujourd’hui accès à une large palette de choix sur internet. Les bouquins numériques sont téléchargeables gratuitement.
C’est le cas d’Ines, âgée de 15 ans. Ce jour-là, elle et sa mère cherchent les romans préférés de la fillette. Cette dernière est férue de la littérature fantastique en langue arabe. “C’est la première fois que je viens ici. D’habitude je télécharge les bouquins sur internet”, affirme-t-elle.
Pas loin, un père et son petit garçon feuillette un manga. Deux filles, âgées d’une vingtaine d’années, ont l’air de savoir d’emblée ce qu’elles désirent. En l’occurrence, des romans de l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski, traduits en langue arabe.
“L’arabe est plus accessible pour moi par rapport à l’anglais ou le français”, affirme l’une d’entre elles. De quoi enchanter un vieux bouquiniste, passionné aussi bien de littérature française qu’arabe. “Cela change de la clientèle avide de bouquins de coachs de vie ou des romans à l’eau de rose”, se réjouit-il. Et de regretter aussitôt : “Toutes nos relations humaines sont bousillées parce qu’on ne lit plus comme avant. Des têtes vides ne sont pas aptes à comprendre le monde, ni à bien se comporter”. Autour de lui, aucun client ne pointe à l’horizon.
D’autres bouquinistes sont plus optimistes. Certains écrivains tunisiens ont la cote, à l’instar de Amira Ghenim ou encore Hassanine Ben Ammou. “Les livres de Faten Fazaa se vendent comme des petits pains”, se réjouit un vendeur.
Pas certain que ces succès arrivent à conjurer le spectre de la crise. Une crise qui ronge aussi bien les bouquinistes de Dabaghine que les librairies et les maisons d’édition. Et ce ne sont pas les premiers qui risque de dépoussiérer le secteur. “Nous sommes délaissés par les pouvoirs publics. Aucun responsable du ministère des affaires culturelles n’est jamais venu nous voir”, lance un bouquiniste.
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