La polémique provoquée dans la région arabe et dans le monde par le film indien «The Goat Life », n’est pas près de retomber. Les questions de la violation des droits des travailleurs étrangers en Arabie Saoudite, et notamment la cruauté du système dit de «parrainage» (kafala), reviennent sur le tapis. D’autant plus que ce système archaïque malmenant aussi bien les droits des travailleurs que les libertés individuelles, compte aussi des victimes parmi les Tunisiens. Certains de nos concitoyens ont été condamnés et emprisonnés pour une simple publication sur les réseaux sociaux. Cela dit, l’appât du pétrodollar n’attire pas seulement des individus poussés par la crise économique à migrer vers ces monarchies des sables. L’odeur des hydrocarbures incite des gouvernements entiers à se plier, sans rechigner, aux lubies des Al Saoud, en échange d’une hypothétique aide financière.
À l’ère du «gasoil», comme le décrit si bien le poète syrien Nizar Qabbani, le centre de gravité politique s’est déplacé vers la péninsule arabique et ses monarchies nouvellement indépendantes, qui ont investi leurs immenses revenus pétroliers pour s’imposer au plan régional. Avec l’éclatement des révolutions arabes qui ont démarré en Tunisie pendant l’hiver 2010-2011, ces pays du Golfe observaient avec expectative et appréhension ces changements politiques, et la propagation à haute vitesse de cet esprit révolutionnaire et émancipateur dans la région. Leurs relations avec la Tunisie ont connu, durant quatorze ans, des hauts et des bas, mais toujours mues par des velléités de corruption : en agitant la carotte de l’aide à des gouvernements financièrement asphyxiés, en échange d’un ralliement à leur stratégie visant à étendre leur influence à l’échelle régionale. En contrepartie, les gouvernements défaillants qui se sont succédé en Tunisie pendant près d’une décennie et demie, étaient prêts à fermer les yeux sur toute sorte d’atteintes à l’intégrité de leurs ressortissants ou même à la souveraineté du pays.
Que vous soyez Indien ou Tunisien, la souffrance est la même !
Le film The Goat Life a reconstitué la triste réalité du système de parrainage et décrit le calvaire qu’endurent les travailleurs étrangers dans la monarchie wahhabite, qui a construit ses villes et ses tours, et créé sa propre «intelligentsia» avec les bras et les cerveaux de ceux qui, venus de l’Est et de l’Ouest, avaient quitté leurs patrie appauvries par ses propres «tuteurs», à la recherche d’un avenir meilleur. Bien que de production indienne, ce long métrage n’en reflète pas moins la réalité de travailleurs issus d’horizons différents, mais qui partagent, à des degrés divers, la même souffrance. Les Tunisiennes et Tunisiens n’ont pas eu droit à un meilleur traitement, leur «arabité» ne leur ayant été d’aucun secours ! Des dizaines de témoignages, dont une enquête publiée par le site Middle East Eye, relatent les conditions inhumaines dans lesquelles sont confinés, là-bas, des Tunisiennes et des Tunisiens contraints, selon les règles du système de parrainage, de subir en silence, humiliations et violences. Ces maltraitances ne se limitent pas au monde du travail. Ainsi, Mahdia Marzouki, médecin tunisienne exerçant en Arabie Saoudite, a été condamnée à 15 ans de prison, uniquement pour avoir relayé une publication sur les réseaux sociaux. Elle ne savait pas qu’elle venait de dépasser une ligne rouge tracée par un régime qui considère le Hezbollah libanais comme un mouvement terroriste et poursuit toute personne, sur son territoire, affichant un soutien, fut-il virtuel, à cette organisation, comme l’avait fait la Tunisienne. Celle-ci, après purgé trois ans de prison, a été libérée en avril 2023.
Mais une question demeure: où étaient les différents gouvernements tunisiens ? Comment un Etat peut-il garder le silence face aux abus commis contre ses ressortissants, et à quel prix ?
25 juillet 2021 : «La bénédiction !»
Si les relations de l’Arabie Saoudite avec le palais de Carthage s’étaient déjà consolidées à l’arrivée au pouvoir de l’ex-président Béji Caïd Essebsi, l’épisode du 25 juillet 2021 va donner une plus grande impulsion à la relation avec le nouveau venu, Kais Saied.
La grande effervescence qui s’est emparée de la rue tunisienne au plus fort de la vague du Covid, entre juin et juillet 2021, et la réticence des autorités à apporter des vaccins, a été l’occasion en or, à la fois pour la présidence de la République et la monarchie saoudienne pour essayer de tirer le meilleur parti de l’incurie du gouvernement Mechichi et, derrière lui, les partis alliés, menés par le mouvement Ennahdha. Le 12 juillet de la même année, les journaux saoudiens ou pro-saoudiens annonçaient à la «Une» : «L’Arabie Saoudite envoie un million de doses du vaccin contre le coronavirus à la Tunisie. L’aide médicale intervient deux jours après l’entretien de Kais Saied avec le prince Mohammed bin Salman. » Le président de la République donnait alors l’impression d’être le seul à pouvoir prendre les choses en main et à sauver la vie des Tunisiens, grâce au prestige dont il jouissait dans de nombreux pays. Moins de deux semaines plus tard, Saied décida de prendre ce qu’il appelait, à l’époque, des «mesures exceptionnelles», de suspendre les travaux du Parlement et de dissoudre le gouvernement. C’est ainsi que la «générosité» saoudienne pouvait se poursuivre en faveur de ceux qui cherchaient à mettre fin à la dernière expérience démocratique dans le monde arabe, après la déroute égyptienne et le glissement des soulèvements d’autres peuples vers des guerres civiles et des interventions militaires étrangères. Une «générosité» qui s’est traduite par l’envoi, dès le 25 août 2021, d’un nouveau lot de 600 000 doses de vaccins.
Cet élan de solidarité saoudienne avec le locataire du Palais de Carthage ne s’est pas limité à l’aide médicale, mais s’est aussi porté sur le plan politique. Ainsi, le 30 juillet, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Fayçal ben Farhan ben Abdallah, s’est rendu en Tunisie pour rencontrer le président de la République et lui déclarer que Riyad soutenait «la sécurité et la stabilité de la Tunisie» et «tout ce qui contribue à la prospérité des frères tunisiens». Le prince Fayçal avait réitéré «la confiance du Royaume dans les dirigeants tunisiens pour surmonter les circonstances actuelles et assurer la prospérité du peuple tunisien frère. » La lune de miel s’est poursuivie avec la convocation, dès le 9 août, de l’ambassadeur de Tunisie auprès du Royaume, Hicham Fourati, pour un entretien avec le ministre saoudien des Affaires étrangères, afin de discuter de l’évolution de la situation en Tunisie. La rencontre sera suivie, le 20 août, d’un appel téléphonique du roi d’Arabie Saoudite, Salman bin Abdulaziz, au président Kais Saied, pour lui présenter les «félicitations» du Royaume suite au tournant du 25 juillet.
Si le soutien politique de l’Arabie Saoudite vise clairement à mettre fin à l’ère de l’avant 25 juillet, le soutien financier constitue l’’instrument le plus efficace pour y parvenir. Son aide financière, à travers le Fonds saoudien pour le développement, s’est élevée à 507 millions de dollars, entre 2021 et 2023. Il faudrait y ajouter les facilités accordées à la Tunisie pour l’obtention d’un prêt d’une valeur de 1,2 milliard de dollars auprès de la Société internationale islamique de financement du commerce (ITFC), dont le siège est à Riyad. Cela dit, la carte dont le président de la République, Kais Saied, va user le plus dans sa propagande, sera le projet de construction d’un hôpital universitaire à Kairouan baptisé du nom du Roi Salman bin Abdulaziz, et dont le contrat a été signé le 5 septembre dernier au siège du ministère de la Santé, en présence du ministre de la Santé, Mustapha Ferjani, et de l’ambassadeur saoudien en Tunisie, Abdelaziz bin Ali Sakr. Le projet a accusé un retard de plus de 7 ans, depuis la signature du protocole d’accord en 2017, avant que Saied n’en fasse un engagement personnel en 2020.
Le prix à payer pour cette «magnanimité» saoudienne, s’avérera plus lourd. Outre le silence officiel de la Tunisie sur l’injustice subie par le médecin Mahdia Marzouki et d’autres violations ayant touché des ressortissants tunisiens établis en Arabie Saoudite, le Palais de Carthage a, à plusieurs occasions assuré Riyad de son soutien indéfectible au plan international. Un soutien qui s’est illustré par l’adhésion de la Tunisie à l’initiative saoudienne visant à mettre fin à la guerre au Yémen en mars 2021, oubliant que l’Arabie Saoudite était à l’origine de cette guerre, et qu’elle avait encouragé les luttes fratricides dans ce pays, tout en faisant table rase de son silence pendant des années sur les crimes et les massacres commis contre le peuple yéménite. La Tunisie s’est également rangée de manière décisive aux côtés de l’Arabie Saoudite sur la décision du groupe «OPEP+» de réduire la production pétrolière, malgré les répercussions négatives attendues sur l’économie tunisienne en raison de la hausse prévisible des prix du baril sur le marché international. Pour rappel, cette position, réitérée dans une déclaration du ministère tunisien des Affaires étrangères, a suscité le courroux des Américains qui ont sévèrement critiqué l’Arabie Saoudite.
La carotte du pétrodollar était là depuis 2014 !
Les révolutions du «Printemps arabe» de 2011 ont été vécues comme un cauchemar par le régime saoudien. Ces événements l’ont incité à intervenir militairement à Bahreïn pour réprimer dans le sang le soulèvement du peuple bahreïnien, par le biais des brigades du «Bouclier de la Péninsule». Cependant, le succès de l’expérience en Tunisie et l’arrivée au pouvoir du mouvement Ennahdha, dirigé par Ghannouchi, à l’issue des élections d’octobre 2011, ont soulevé sa rancœur, compte tenu de la longue histoire d’animosité entre le leader d’Ennahdha et le régime d’Al Saoud. Pour rappel, les autorités saoudiennes l’avaient empêché d’accomplir les rituels du Hajj en 2007. Aussi, les propos tenus par Ghannouchi lors de son voyage aux Etats-Unis en novembre 2011, annonçant la fin imminente des monarchies du Golfe dans le sillage du «Printemps arabe», avaient suscité le courroux des Saoudiens.
L’hostilité que nourrit le régime saoudien à l’égard des islamistes en Tunisie s’est illustrée dans son empressement à apporter son soutien à l’ex-président Béji Caïd Essebsi, dès son arrivée au pouvoir fin 2014. C’est ainsi que les relations commençaient à se réchauffer entre Riyad et -exclusivement- le palais de Carthage, et que les Saoudiens recommençaient à se servir de la carotte de l’aide financière pour soudoyer ou monter des alliances pour casser tel ou tel courant.
L’influence saoudienne sur la Tunisie a été particulièrement perceptible depuis 2014. Cela s’est traduit par une série de faits marquants, dont la visite de l’ex-président de la République, Béji Caïd Essebsi, en Arabie Saoudite, le 22 décembre 2015, à l’invitation du roi Salman bin Abdulaziz.
Cette visite, qui avait suivi l’annonce, à Riyad, de la création, en 2015, d’une Coalition militaire «islamique» de 34 pays, dont la Tunisie, pour lutter contre le terrorisme, a ouvert la voie à une coopération militaire plus étroite entre les deux pays. Au même moment, l’Arabie saoudite accordait à la Tunisie un don de 48 avions de combat F5 de fabrication américaine. Il s’est avéré que ces appareils, fabriqués dans les années 1960, étaient hors d’usage dans l’armée de l’air saoudienne depuis déjà plus de deux décennies. En plus d’avoir rejoint cette coalition essentiellement dirigée contre l’Iran, le Hezbollah et le régime syrien, Tunis s’est astreint à fermer les yeux sur la classification du Hezbollah comme organisation terroriste, et aussi sur l’agression saoudienne contre le Yémen. En 2016, la Tunisie a pris part aux manœuvres militaires conjointes de la coalition islamique dites «Tonnerre du Nord» et approuvé la déclaration finale du Sommet arabe de 2016, qui incluait une menace explicite contre l’Iran. L’influence saoudienne a même poussé le gouvernement tunisien à limoger son ministre des Affaires religieuses, le 4 novembre 2016, pour avoir tenu des propos jugés anti-saoudiens. Un des moments forts de cette coopération, sous Béji Caïd Essebsi, a été le lancement d’exercices militaires conjoints de l’armée de l’air, le 3 octobre 2018 sur territoire tunisien, pour la première fois dans l’histoire des deux pays, cinq jours seulement après la décision rendue par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies de proroger le mandat de la mission onusienne chargée d’enquêter sur les crimes de guerre au Yémen, alors dirigée par Kamel Jendoubi.
La voix officielle s’est fait fort de s’élever contre l’agression sioniste dans la bande de Gaza, en dénonçant les massacres d’enfants confrontés à la famine. Mais la même voix officielle n’a pas songé un seul instant à mettre en cause un régime dont l’avion a bombardé un bus scolaire à Sanaa, le 9 août 2018, provoquant la mort de 29 enfants. Aussi, cette même voix défendant la souveraineté et l’indépendance de décision et appelant à la lutte contre l’impérialisme, ne voit aucun mal à s’aligner derrière une monarchie sanguinaire qui assassine ses opposants à l’intérieur de ses ambassades à l’étranger et corrompt, à coup de milliards, des régimes aux abois, comme dans le poème de Nizar Qabbani : «Le pétrole nous a attaqués comme un loup, et nous nous sommes jetés à ses pieds ! »
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