L‘Union générale tunisienne du travail (UGTT) est agitée par une crise interne. Et à en croire le microcosme politique et syndical, si rien ne filtre des dissensions, c’est à cause du black- out imposé par la direction de la centrale, et en conséquence du rétrécissement du débat public en Tunisie. Toujours est-il que cette crise a gravement impacté cette organisation historique, réputée pour sa capacité de mobilisation, et a priori appelée à jouer un rôle de la première importance, dans cette étape charnière et décisive que traverse le pays.
Tout a commencé lors du congrès extraordinaire tenu par la centrale syndicale en juillet 2021 à Sousse, pour réviser ses statuts. Aujourd’hui, la situation s’est tellement compliquée qu’il est difficile, pour les dirigeants, d’y trouver une solution. Même après avoir décidé de porter le problème au Conseil national, qui représente la deuxième autorité de l’organisation. Ce dernier s’est réuni au cours de la première semaine de septembre dernier, mais n’a trouvé aucune issue. Il a été contraint de suspendre ses travaux dans un climat délétère, où dirigeants et adhérents entretenaient le secret le plus total sur le détail des propositions de sortie de crise. Pourtant, cette crise que d’aucuns qualifient de «crise de gestion», ne cesse de déteindre sur le dynamisme et le déploiement de l’organisation, voire même sur la régularité des réunions de ses instance, y compris le bureau exécutif, qui ne s’est pas réuni depuis le 7 septembre.
Cette crise interne s’est aggravée sous les coups de boutoir successifs du pouvoir visant à réduire l’influence de la principale force syndicale du pays. On l’a vu avec les campagnes de harcèlement et de dénigrement lancées contre des syndicalistes. S’y ajoutent les pressions émanant de l’opposition syndicale, née de l’amendement de l’article 10 des statuts de l’organisation, devenu article 20 depuis le congrès de Sousse, tenu en pleine crise de la pandémie du Covid. Cet amendement permettait aux membres du Bureau exécutif de l’UGTT de se présenter pour plus de deux mandats consécutifs, tout en exigeant le renouvellement d’un tiers de la composition. Ces modifications ont accentué les dissensions internes, au point que, pour désamorcer la crise, certains sont allés jusqu’à suggérer, entre autres, de nommer un successeur à Noureddine Taboubi au poste de secrétaire général. Ce dernier a réagi à ce qui s’apparentait à un début de débandade, en déclarant, à la veille de la réunion du Conseil national :
Ceux qui misent sur une fracture et une division au sein de l’UGTT se trompent (…) Dans toutes nos réunions, nous avons des divergences et des confrontations au sein de notre maison, des confrontations idéologiques, mais nous nous rencontrons sur la base de la divergence d’opinion pour formuler des contenus, renforcer l’immunité de la nation et servir les intérêts des travailleurs.
Un congrès consensuel ou extraordinaire ?
Depuis l’apparition de divergences inhérentes au mode de gestion de la centrale syndicale, après le 25 juillet 2021 et tout le branle-bas de combat qui s’en est suivi pour tenter de s’adapter aux bouleversements politiques survenus dans le pays, une redistribution des tâches au sein du Bureau exécutif du syndicat avait été proposée, avec pour objectif «tactique» de propulser un des membres de cette instance, à la place de l’actuel secrétaire général, Noureddine Taboubi. Cette proposition n’a pas réussi à enrayer le spectre de la crise qui planait sur l’organisation et qui va vite l’éloigner de la scène et l’empêcher de mobiliser, comme elle le faisait auparavant, pour faire face aux multiples dérives du pouvoir en place. D’autant plus que, traditionnellement, l’image et l’aura de la centrale sont, depuis sa création, assimilées au charisme de son secrétaire général, à qui les statuts de l’organisation accordent de larges pouvoirs.
L’absence de consensus sur le choix du successeur de Taboubi au poste de secrétaire général s’expliquerait par plusieurs facteurs qui n’échappent pas aux observateurs de la vie syndicale. D’abord, les candidats à ce poste doivent être dotés de qualités précises qui ne sont pas faciles à assumer, parmi lesquelles la propension à se démarquer de toute affiliation partisane ou idéologique, à gérer les conflits syndicaux et à apprivoiser les courants politiques qui traversent les différents secteurs syndicaux. Tout cela s’avérait insuffisant, compte tenu notamment du facteur régional qui risque de compliquer la situation. Ce qui a, d’ailleurs, amené à soumettre la crise au Conseil national de l’organisation, lequel s’est réuni début septembre dernier à Monastir.
Lors de cette réunion, deux formules ont été avancées pour sortir de la crise interne et des divergences qui tiraillent la centrale fondée par Farhat Hached. La première est de tenir un congrès extraordinaire électif, en avançant ou en maintenant la date initialement fixée, tout en suivant la tradition du syndicat qui est de présenter, avec consensus, la liste officielle ainsi que le nom du candidat à la succession de Noureddine Taboubi. Des noms ont effectivement été avancés, bien que de façon indirecte ou non officielle, parmi lesquels on peut citer l’ancien membre du comité central, Abdelkrim Jrad. Celui-ci présentait l’avantage de pouvoir concilier neutralité politico-idéologique et ancrage régional, du fait qu’il est originaire de la région de Sfax, très influente au sein de l’Union.
Cela dit, le Conseil national n’a tranché pour aucune des deux propositions, ni esquissé une solution qui mettrait fin à la crise. C’est pourquoi, les travaux ont été suspendus et la réunion a été laissée ouverte jusqu’à nouvel ordre, après les discussions houleuses et le retrait de plusieurs représentants des régions, à leur tête Youssef Aouadni, secrétaire général de la région de Sfax.
Les statuts du syndicat stipulent, dans leur deuxième partie (de l’article 11 à l’article 14), que le Conseil national est le deuxième pouvoir de décision après le congrès général, et qu’il est habilité à prendre et à suivre la mise en œuvre des décisions issues du congrès, dans le cadre des options générales du syndicat. Il comporte une large représentation des structures de l’organisation, comprenant les secrétaires généraux des unions locales et des sections universitaires structurées au sein du syndicat.
Ce que propose l’opposition syndicale
L’opposition syndicale, ou ce qu’on appelle le Forum syndical pour l’ancrage de la pratique démocratique et le respect des statuts de l’organisation, constitue l’une des formes de pression exercée sur la centrale syndicale. Il a été créé suite à l’amendement de l’article 10 des précédents statuts de l’organisation, devenu l’article 20 depuis le congrès extraordinaire non-électif.
Le Forum syndical, qui n’a aucun caractère officiel engageant l’UGTT, est composé majoritairement d’anciens syndicalistes des structures intermédiaires et des syndicats de base, à l’instar de Taieb Bouaicha, qui fut membre du bureau exécutif de l’Union générale de l’enseignement secondaire pendant la période où l’actuel porte-parole de l’organisation, Sami Tahri, en était le secrétaire général, avant 2011.
Cette opposition propose la création d’un organe de direction provisoire en remplacement du bureau exécutif national, qui supervisera la restructuration de l’Union, à commencer par les syndicats de base, en passant par les structures intermédiaires des unions régionales et des organisations sectorielles. Cet organe aura aussi comme tâche de convoquer un congrès national devant aboutir à l’élection d’un nouveau bureau exécutif et d’un nouveau secrétaire général, en remplacement de la direction actuelle de l’UGTT.
Cependant, l’opposition syndicale se heurte à de nombreux écueils juridiques dans sa proposition, dont notamment celui relatif aux statuts de l’organisation, qui ne permettent pas à ceux qui ne font pas partie des structures de se présenter aux élections ni d’agir sur la vie ou l’avenir du syndicat. Aussi, la centrale syndicale refuse-t-elle de négocier ou de s’exprimer en dehors de ses structures, malgré la pression accrue qu’exerce sur elle l’opposition syndicale. Et à en croire les bruits qui circulent du côté de la place Mohamed-Ali, l’opposition syndicale tablerait sur une offensive du pouvoir contre l’organisation et ses dirigeants. Une offensive qui permettrait ainsi à l’opposition syndicale de prendre le contrôle de l’UGTT.
Crise ou divergences ?
Interrogé par Nawaat, Samir Cheffi, membre de la centrale syndicale, refuse de qualifier de «crise», ce qui se passe au sein de l’organisation. Selon lui, le syndicat connait juste de simples divergences d’opinions et de points de vue. Et d’après Cheffi, cela est normal, « étant donné la grande diversité qui caractérise la composition de l’organisation à différents niveaux de ses structures centrales, régionales, sectorielles ou locales. » Et d’ajouter :
Le Conseil national s’est tenu dans des circonstances exceptionnelles, dues à la situation extrêmement complexe que traverse le pays sur les plans économique, social et politique. Evidemment, l’Union ne peut être à l’abri de cette situation. Ce qui explique pourquoi les travaux du Conseil ont été, par moments, houleux.
D’après le secrétaire général adjoint du syndicat, le Conseil national a approuvé des décisions qui entérinent le maintien de la restriction du dialogue social, relèguent au second plan les accords conclus et n’offrent aucune solution réelle susceptible d’atténuer la souffrance des citoyens, des travailleurs et des employés tunisiens. Ainsi, le syndicat n’avait d’autre solution que d’exercer son rôle légal et sa fonction sociale, et de défendre son droit de négocier sous toutes les formes légitimes, y compris les grèves.
Pour le membre de la centrale syndicale, se focaliser sur les effets négatifs de la révision des statuts, dont notamment l’article 20, n’apporte aucun éclairage nouveau. Car, selon lui, l’enjeu actuel de l’organisation est la démocratie interne.
Dans ses recommandations finales, le Conseil national de l’UGTT prévoit de lancer prochainement des grèves dans la fonction publique et dans les secteurs public et privé, sans fixer de date. La direction nationale s’en chargerait. Nawaat reviendra dessus dans un prochain article qui abordera l’absence de l’organisation sur la scène nationale au cours des derniers mois.
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