La victoire de Kais Saied pour un second mandat à l’issue de l’élection présidentielle du 6 octobre 2024 n’a été une surprise ni pour les Tunisiens, ni pour les observateurs étrangers. Cependant, nul ne s’attendait à ce qu’il remporte 90,69% des voix. Les sondages qui fournissaient, lors des éditions précédentes, les indices de popularité des divers partis et personnalités politiques, brillaient cette fois-ci par leur absence. Mais dans un contexte marqué par la détérioration de la situation socio-économique et le recul des libertés, l’écrasant score officiel a de quoi surprendre. Et face à ce résultat, les forces d’opposition se retrouvent devant des choix limités: soit reconnaître la popularité et la légitimité du président, ou continuer dans la rhétorique habituelle en accusant le pouvoir d’avoir confisqué la volonté des électeurs. Or la deuxième option n’est acceptée ni par l’opinion publique, ni même par l’opposition. Et pour cause : les élections ont été taillées sur mesure. Les candidats les plus en vue, tels Mondher Zenaidi, Lotfi Mraihi, et Abdellatif Mekki ont été exclus de la course, via des tracasseries et des condamnations en séries. Des concurrents potentiels n’ont pu obtenir des documents administratifs exigés au préalable pour le dépôt de candidature.
Même les outsiders qui avaient pu passer entre les mailles du filet de la Commission électorale, à l’instar d’Ayachi Zammel, n’ont finalement guère été épargnés. Ainsi, Zammel, a été la victime d’une farce judiciaro-policière qui l’a mené directement de la campagne électorale vers une tournée marathon entre la prison et le tribunal. Et l’affaire n’a pas encore connu son épilogue.
Poursuivant sa politique de fuite en avant, le pouvoir a dépassé toutes les limites et outrepassé les usages juridiques et constitutionnels, en modifiant la loi électorale quelques jours avant le scrutin. Son parlement va faire passer en force et sans crier gare, des amendements retirant au tribunal administratif le pouvoir d’arbitrer les litiges électoraux au profit de la Cour d’appel. Au final, les élections n’auront réussi à mobiliser qu’à peine le tiers du corps électoral, tandis que diverses forces politiques auront boycotté un scrutin sans équivalent, depuis le déclenchement de la Révolution. Ainsi, le débat entre candidats a été annulé. Des associations ont été empêchées de surveiller les élections. Des médias ont été muselés. Alors que des candidats ont été la cible de harcèlements, de poursuites judiciaires et, pour certains, de condamnations à des peines de prison.
En clair, le scrutin a été entaché par l’inégalité flagrante des chances des candidats, l’instrumentalisation éhontée des institutions de l’État, et la répression des voix dissonantes. L’objectif étant de faire le vide autour du favori.
Saied, acteur unique
Kais Saied n’a pas attendu les élections du 6 octobre pour s’imposer comme unique acteur détenant tous les leviers de la vie politique nationale et définissant les priorités de l’heure. Il s’y était plutôt bien préparé en fixant de nouvelles règles dès septembre 2022, à travers notamment le décret présidentiel n°117 et la Constitution qu’il avait concoctée et soumise au référendum, et dans laquelle il s’est attribué des prérogatives exécutives et législatives exceptionnelles. Tandis que l’opposition s’était totalement effacée devant lui pendant trois ans, et n’a même pas réussi à réaliser la moindre percée électorale. Les seules fois où elle a osé affronter le président, c’était sur le terrain des droits ou de l’intégrité des élections et sur d’autres questions relatives à l’immigration irrégulière ou au racisme. Mais sur ce plan, le bilan de l’opposition et du monde associatif se révèle proche de zéro. Alors que le président, lui, a réussi à faire passer tous ses projets politiques et électoraux, n’ayant cure des multiples abus et violations qui ont entaché le processus.
En somme, Il apparait que Kais Saied, vainqueur des élections de 2019, est différent de celui qui a accédé au pouvoir absolu depuis le 25 juillet 2021, et également différent du Kais Saied, vainqueur du scrutin de 2024. Nous sommes aujourd’hui devant un président élu, doté de pouvoirs absolus, d’un parlement qui lui est dévoué, d’un pouvoir judiciaire sous pression et des médias publics sous contrôle. En plus d’une nouvelle «élite politique» qu’il avait personnellement aidée à se forger, et qui est composée principalement de l’Assemblée des représentants, du Conseil des régions et des districts, des assemblées régionales et des gens qui ont «investi» dans des projets attribués aux sociétés dites communautaires à travers toutes les régions.
Cette «élite» a prouvé son efficacité lors de la campagne électorale, avec l’appui des appareils de l’État, en supervisant la collecte d’un grand nombre de parrainages et en mobilisant environ deux millions et demi d’électeurs en faveur de son candidat. En contrepartie, des avantages et des subventions ont été octroyés par le pouvoir au profit des assemblées régionales et locales, des conseils des régions et des districts et des sociétés communautaires en difficulté. Une nouvelle élite politique notoirement incapable d’évoluer hors des cercles de Kais Saied, et qui lui est redevable à vie. Ses membres rivalisent en flagornerie et en surenchère, à la manière des zélateurs de Zine El-Abidine Ben Ali. On a vu avec quelle virulence ils vilipendaient quiconque oserait soutenir un potentiel concurrent de leur idole. Son plus grand «exploit» est d’avoir réussi à instrumentaliser le Parlement pour torpiller la loi électorale et dépouiller le tribunal administratif de ses attributs. Celui-ci avait voulu imposer la loi et garantir le droit des citoyens de se présenter librement aux élections.
Le président entame son nouveau mandat avec un paysage qui avait commencé à se dessiner voici trois ans. Mais il part avec un lourd héritage et un cumul de dossiers en attente, tout aussi brûlants les uns que les autres. Sachant qu’il n’a même pas présenté de programme électoral esquissant des solutions aux problèmes courants tels que le coût de la vie, la pénurie des produits de première nécessité. Sans même parler des questions du développement, du chômage, et l’épineux dossier des migrants irréguliers. Le discours présidentiel s’est focalisé sur la guerre de libération nationale, et le combat livré contre ceux qu’il qualifie de «traîtres» ou d’«agents à la solde de l’étranger».
Toujours est-il que Kais Saied sort aujourd’hui renforcé, face à une opposition plus atomisée que jamais. Une brève lecture de son discours indique que la politique de restrictions, de procès d’opinion et la judiciarisation des questions politiques, sociales et des droits de l’homme sera maintenue. En dépit du ton optimiste de certaines personnalités, évoquant une avancée politique dont on ne voit pour l’heure aucun signe.
Cap sur les droits de l’homme
Passé l’épisode des élections, avec tous ses avatars, les campagnes de harcèlement, les poursuites visant les candidats potentiels, l’amendement à la hussarde de la loi électorale, les arrestations et autres intimidations ciblant les citoyens et les blogueurs, les forces d’opposition semble encore assommées. Mises devant le fait accompli, elles sont réduites à chercher une tactique de survie adaptée à la nouvelle conjoncture.
Les résultats des élections pourraient être l’occasion de remettre en cause certains choix faits par les partis d’opposition, voire aussi par les organisations de la société civile et les forces syndicales, pour une plus grande efficacité de l’action associative et politique dans les batailles menées sur le champ des droits, de la justice et des libertés politiques et sur celui de la lutte contre la marginalisation politique et économique.
Cela dit, si l’opposition peut justifier sa situation actuelle par les coups de boutoir du pouvoir en place, les arrestations et l’instrumentalisation des institutions de l’Etat, elle n’en est pas moins responsable des fractures qui émiettent ses propres rangs. Ses représentants n’ont même pas été capables de s’entendre sur une position minimale quant à la participation ou non aux élections. Certains ont boycotté les différentes étapes du scrutin, tandis que d’autres y ont pris part, soit en présentant leur candidature, soit en protestant contre les violations répétées ou en exigeant un minimum d’honnêteté et d’égalité des chances. D’autres d’encore y ont participé, de façon indirecte, en soutenant un ou plusieurs candidats concurrents de Kais Saied.
Autre facteur important qui expliquerait cette démobilisation : un large éventail de militants de l’opposition ne se sont engagés dans l’action politique et associative qu’après la révolution. De ce fait, ils ne sont guère préparés à une posture d’opposant sous un régime autoritaire.
C’est pourquoi les actions de l’opposition et des organisations de la société civile s’apparentent plutôt à une forme de réactions aux décisions et aux politiques du pouvoir. Aussi, une partie des militants de l’opposition et des organisations de la société civile s’est-elle retrouvée prise dans l’engrenage des harcèlements policiers, des arrestations et des poursuites judiciaires. Alors qu’elle n’était pas réellement préparée pour y faire face. Alors que le discours officiel monolithique accuse les opposants, les syndicalistes et les militants d’intelligence avec l’étranger, de trahison et de chercher à provoquer des pénuries des produits de base, l’inflation et même à entraver «la marche du développement». Or cette rhétorique a contribué de manière significative au reflux de l’activité de l’opposition, l’empêchant de se redéployer sur le terrain et de communiquer directement avec l’ensemble des citoyens.
Cela n’empêchera pas de relever un véritable paradoxe : un président aux pouvoirs absolus s’empare du discours de l’opposition, mais n’assume aucune responsabilité dans la détérioration de la situation à tous les niveaux.
En effet, le pays traverse une conjoncture complexe et incertaine, et évolue sans perspectives politiques clairement définis dans des programmes ou des projets. Nous assistons à un débat à sens unique, porté par un homme seul qui a tout fait pour vider la scène politique et l’espace public de toute rivalité ou critique. Une réalité qui place l’opposition face à un dilemme : comment continuer à s’opposer à un pouvoir autoritaire et renfermé, qui ne reconnaît pas la divergence d’opinion, ni ne garantit l’exercice de l’opposition, et banalise les solutions sécuritaires et judiciaires pour faire face aux mouvements de protestation et de revendication ? L’opposition tunisienne devrait-elle concentrer ses efforts sur les questions de droits et des libertés ou plutôt sur les alternatives économiques ou, encore tenter de combiner les deux approches ?
La fragilité des alliances politiques et les dissensions internes apparues dernièrement ont un impact évident sur la performance de l’opposition. Certains partis d’opposition ont suivi une politique d’ouverture sur la société civile pour organiser des sit-in ou des manifestations de protestation sur certaines questions, dans le cadre notamment du Réseau tunisien des droits et libertés. Mais cela ne paraît guère suffisant. Ayant des objectifs clairement définis, ce réseau est difficile à transformer en alliance politique.
Cela dit, la confusion qui règne actuellement et le recours de plus en plus assumé à la répression ne doivent pas pousser à s’incliner devant le fait accompli. Reconnaître le rapport de forces n’implique pas d’accepter une situation perverse qui ne garantit pas le strict minimum de la liberté d’opinion, d’expression et des libertés politiques. Les marches organisées récemment par le Réseau des droits et des libertés et la mobilisation des mouvements de jeunes dans des actions de rue pourraient aider à reconstruire cette opposition. Ce sont des forces qui étaient présentes sur le terrain pour croiser le fer avec les gouvernements successifs de Nidaa Tounes, d’Ennahdha, puis de l’alliance Ennahdha-Qalb Tounes qui soutenait le gouvernement Mechichi, avant rejoindre, à la fin, le mouvement opposé à la normalisation avec l’autoritarisme.
Notre histoire contemporaine regorge d’exemples de régimes qui donnent l’impression d’être inébranlables mais qui s’effondrent rapidement ou s’ébranlent à la moindre révolte populaire. Dans la conjoncture actuelle, si les forces d’opposition et autres associations sont appelées à se réorganiser, elles ne doivent pas, pour autant, sous-estimer le poids des mouvements de jeunesse dans le combat politique. Leur capacité de mobilisation, leur discours plus radical contre l’injustice et l’impunité, leur pragmatisme, tranchent avec la rhétorique populiste et complotiste du pouvoir en place. La voix de ces jeunes s’élèvera et saura certainement se faire entendre dans la période à venir.
iThere are no comments
Add yours