C’est du jamais vu depuis la chute du régime de Ben Ali. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le syndicat le plus populaire et le plus mobilisateur de Tunisie déserte, tout d’un coup, la rue, et ses dirigeants n’apparaissent plus dans les médias. Comment expliquer l’absence de la centrale syndicale dans le mouvement social et la mobilisation actuelle pour les droits et les libertés ?  La question taraude les observateurs de la scène syndicale et politique.

Cet immobilisme donne du syndicat fondé par Farhat Hached l’image d’une organisation dévitalisée, y compris au sein de ses structures les plus actives, telles que les Unions régionales de Tunis ou de Sfax. L’organisation n’a jamais caché son hostilité aux nouvelles orientations du pouvoir, avec les persécutions, les condamnations visant des candidats aux élections présidentielles, les ravages du fameux article 54 et les discours vindicatifs et de diabolisation, symptomatiques d’un retour à l’autoritarisme et au despotisme. Cependant, ces positions ne se sont pas traduites en mobilisation de rue, comme celles qui, d’habitude, s’ébranlaient depuis la place Mohamed-Ali, en réponse aux dérives des différents gouvernements de l’avant 25 juillet 2021.

La dernière action menée par la centrale syndicale à la place du Gouvernement, à la Kasbah, remonte à mars 2024. Ce jour-là, le secrétaire général, Noureddine Taboubi, s’en était violemment pris au pouvoir, en réaction aux intimidations et arrestations qui ciblaient des syndicalistes, à l’image d’Anis Kaabi, le secrétaire général du syndicat des agents de la Société Tunisie Autoroutes (STA), qui sera ensuite relâché, et de Sanki Assoudi, le secrétaire général de l’Union régionale de Kasserine qui, lui, est à ce jour incarcéré. Dans son allocution enflammée, Taboubi a évoqué devant les syndicalistes les atteintes aux droits et aux libertés en général. Il a en outre réclamé la mise en application des accords signés, et un retour à la table de dialogue avec les représentants du gouvernement.

Ce choix fait par l’organisation de se mettre quelque peu à l’écart des événements semble étroitement lié à la complexité de la crise politique en Tunisie et à la difficulté de sa résolution. Surtout dans un contexte marqué par le verrouillage des médias publics, et l’autocensure qui fait rage dans les médias privés.

Tout cela ne doit, en aucun cas, occulter la crise interne qui mine la centrale. Décrite comme une crise de gestion, celle-ci a fini par brouiller la vision, au sein de toutes les instances, au point d’empêcher les dirigeants de se faire une idée juste de la situation et de mesurer l’impact d’une grande mobilisation qui risque de déborder sur les revendications politiques. Chose qui les a obligés à concentrer tous les efforts sur les moyens à mettre en œuvre pour assainir les schismes internes. 

À la recherche du ton perdu

 Interrogé par Nawaat, Samir Cheffi, secrétaire général adjoint de l’UGTT, estime que le syndicat « n’était pas absent » malgré les poursuites dont sont victimes des faiseurs d’opinion, dont notamment des journalistes, des militants des droits de l’homme et des syndicalistes, visés par le décret 54. Selon lui, l’Union n’est pas restée les bras croisés, « mais a toujours, dit-il, élevé la voix et n’a cessé d’alerter, de dénoncer les innombrables mesures coercitives ciblant les libertés et les droits politiques, économiques et sociaux. »

Entre la voix élevée et la lutte silencieuse, l’UGTT se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins – Photos Nawaat

Cheffi poursuit : « S’agissant des libertés publiques et individuelles et des droits syndicaux, nous n’avons pas cessé d’appeler à l’abrogation du décret 54 et au respect du pluralisme d’opinion. Personne ne peut ignorer les positions de l’Union et le rôle qu’elle joue, sur ce plan. Dire que l’Union se serait effacée pour éviter de s’accrocher avec le Front de salut national n’est pas du tout correct (…) En tant que coalition de partis, ils ont le droit d’exprimer leurs opinions et d’agir, et notre désaccord avec eux ne signifie pas nécessairement que nous devons fermer les yeux sur des questions légitimes et réelles. »

Cheffi souligne que la position de son organisation sur la situation politique est « claire et connue de tous ». Pour lui, le retour des restrictions sur les libertés et les pressions exercées sur les « corps intermédiaires », tels que les partis politiques, les organisations et les associations, font planer un réel danger. Le secrétaire général adjoint de l’UGTT conclura en assurant que son organisation n’accepterait « aucun retour au passé sous quelque forme que ce soit ».

Le minimum syndical

C’est notoire : le chef de l’Etat ne croit pas aux corps intermédiaires qui ne gravitent pas dans son orbite, tels que les syndicats, les partis ou les associations. On sait également à quel point il veut s’approprier toute avancée dans les grands dossiers, y compris lorsque celle-ci n’est encore qu’au stade de promesse ou d’instruction. Cette approche est mise en évidence lors de ses visites de travail ou de ses rencontres avec les membres du gouvernement et les hauts responsables de l’administration. 

La plupart de ces dossiers ont fait l’objet de négociations et de discussions avec l’Ugtt et l’organisation patronale (Utica), en présence parfois de l’Organisation internationale du travail (OIT). Ces discussions ont été suspendues en raison de désaccords profonds, avant qu’elles ne soient officiellement interrompues concomitamment avec la suspension des travaux du Conseil national du dialogue social.

C’est aussi le cas du Fonds d’indemnisation des pertes d’emploi, dispositif prévu dans le projet de loi de finances de 2025. Ce dossier avait été, pendant trois ans, l’un des points forts des discussions de la tripartite gouvernement-Patronat-UGTT, cette dernière étant représentée par l’ancien membre de direction Abdelkrim Jrad. Aujourd’hui, le pouvoir décide d’agir en solo, en présentant le dispositif et en l’inscrivant dans la loi de finances, sans avoir à en expliquer les modalités de création et de financement.

Quant à l’augmentation du salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig), il est d’usage qu’elle soit annoncée dans le cadre d’une réunion conjointe entre le gouvernement et l’UGTT. Or, lors de la dernière augmentation approuvée en Conseil des ministres le 4 juillet dernier, cette tradition n’a pas été respectée.

Et l’exclusion de l’organisation syndicale dans les dossiers qui relèvent de son domaine ne s’arrête pas là. Selon certaines sources, le gouvernement aurait récemment engagé des discussions sur son projet de révision du Code du travail avec le patronat, sans y inviter des représentants de l’UGTT. Cette énième marginalisation aurait été la goutte qui a fait déborder le vase.

Mars 2024. Grand rassemblement de l’UGTT devant le siège du Chef du gouvernement. En est-elle encore capable ? – Photos Nawaat

Malgré tout ce constat, le représentant de la centrale syndicale, Samir Cheffi, poursuit avec le même flegme :

Je ne pense pas que le gouvernement et le pouvoir en général cherchent à couper l’herbe sous le pied de l’Union ou à l’écarter en s’y substituant, par exemple sur la question des augmentations du Smig, ou en traitant unilatéralement des dossiers tels que la sous-traitance (…) L’Union est partie prenante de toutes les questions et dossiers de l’heure.

Cheffi estime que « si la stratégie du gouvernement est d’exclure l’UGTT et d’agir en solo dans sa quête de solutions aux problèmes sociaux et économiques, cela ne fera qu’aggraver encore davantage les crises accumulées. Alors que nous savons, enchaine-t-il, que ces crises ne peuvent être résolues que par le dialogue, qui demeure une revendication majeure de l’organisation, et l’unique alternative à la reprise des manifestations et des grèves, que nous laissons comme ultime recours. »

L’inéluctable retour à la rue

La tendance du pouvoir à marginaliser l’UGTT et à contourner le dialogue social pousse l’organisation dans ses derniers retranchements. Ainsi, parallèlement aux efforts déployés pour tenter de remettre de l’ordre dans ses rangs, la direction a instruit son deuxième pouvoir de décision qu’est le conseil national, pour appeler à des grèves générales dans la fonction publique et tout le secteur public. L’objectif étant de faire aboutir des revendications sociales énoncées par le conseil dans la résolution professionnelle qu’il avait adoptée.

Aussitôt, le groupement de la Fonction publique, réuni le 2 octobre, adopte une résolution appelant à mettre en œuvre des mouvements de protestation dans tous les secteurs de la Fonction publique, en plus d’un rassemblement national à la place de la Kasbah, en attendant la réunion du groupement du secteur public prévue prochainement, et des instances de direction régionales. Avant de revenir à la direction nationale, qui, elle seule, fixera les dates des débrayages qui iront en s’amplifiant. A moins que, bien sûr, des développements de dernière minute ne surviennent.

A ce propos, le secrétaire général adjoint de l’UGTT affirme que le blocage continu du dialogue social, le reniement des accords conclus et l’absence de solutions réelles à la détérioration du niveau de vie des citoyens, des travailleurs et des employés tunisiens, et la chute de leur pouvoir d’achat, n’a laissé à l’Union d’autres choix que d’exercer son rôle légal et sa fonction sociale, en soutenant les travailleurs. Notre interlocuteur soutient que si la porte du dialogue demeure fermée, le syndicat sera contraint de recourir à d’autres voies légales, à savoir notamment les grèves, dont le principe a été approuvé par son Conseil national à la majorité des membres, à l’issue d’un débat approfondi sur la situation qui prévaut dans le pays :

La grève est la solution la plus désagréable pour les syndicalistes. Mais si nous sommes obligés de la mettre en œuvre, nous ne reculerons pas. Nous espérons bien trouver des solutions, avant d’y être contraints.