Recevoir des aides financières de l’Europe, tout en se dérobant à ses engagements de protection des migrants en situation irrégulière, diaboliser les activistes -et emprisonner certains d’entre eux-, tout en utilisant leur activisme comme faire-valoir pour réfuter les accusations de mauvais traitements dans les forums internationaux : voilà comment le pouvoir en place fait d’une pierre deux coups, sous les acclamations de ses laudateurs.
Cela fait plus de trois mois que Saleh, un jeune Soudanais de 17 ans ayant fui les horreurs de la guerre, attend de recevoir une carte de demandeur d’asile de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). A ce jour, il n’a pas reçu de réponse concernant le sort de son dossier. La même situation est vécue par Abdallah, qui a également échappé aux affres de la guerre civile, et attend le renouvellement de sa carte de demandeur d’asile, dont la validité a expiré. Interrogé par Nawaat, Abdallah témoigne :
J’ai peur parce que mon statut est illégal depuis l’expiration de ma carte. J’ai contacté le HCR pour savoir où en est mon dossier, mais je n’ai reçu aucune réponse. Lorsque les réfugiés ont organisé un sit-in devant le siège du HCR, voici trois mois, nous avons eu droit à cette réponse : le gouvernement tunisien s’orientait vers le refus d’octroyer l’asile et envisageait de clore les dossiers.
La situation d’Abdallah et de Saleh n’était pas différente de celle de 12 364 demandeurs d’asile, selon les statistiques du HCR en Tunisie. Or avant leur arrivée dans notre pays, la majorité d’entre eux étaient exposés à de graves dangers.
La chasse aux migrants
Dans un rapport publié en mai dernier, le HCR admet qu’« à la suite des enquêtes récentes impliquant plusieurs organisations de la société civile et des ONG, y compris l’un des partenaires du HCR, les opérations de pré-inscription ont été temporairement suspendues ». Cette mesure va empêcher les migrants déplacés de force à avoir accès aux procédures de demande d’asile ainsi qu’aux prestations de base, telles que l’assistance sanitaire, la protection des enfants, la gestion des refuges, l’aide financière ou l’éducation, en particulier dans le Grand Tunis, à Sfax, à Médenine et à Zarzis. Le rapport ajoute que « l’arrêt temporaire des inscriptions a engendré une accumulation de demandes d’asile et une augmentation du nombre de demandeurs non-inscrits ». Chose qui « a rendu plus difficile le soutien global apporté aux réfugiés et accru le sentiment de frustration parmi les demandeurs d’asile ».
Le rapport du HCR publié en mai, évoque l’affaire du Conseil tunisien pour les réfugiés, qui avait fermé ses portes après l’arrestation de son président et d’un directeur de projet au sein de cette structure. Cette nouvelle situation va plonger les migrants entrés en Tunisie par les frontières terrestres avec l’Algérie ou la Libye dans le désarroi total et les mettre dans le collimateur des autorités. Celles-ci décident, au nom de la loi, de les expulser vers les frontières ouest ou sud au motif qu’ils n’auraient pas de carte de réfugié ou de demandeur d’asile. Il s’agit d’une politique systématique qui vise à serrer l’étau autour de tous ces migrants ayant fui les horreurs de la guerre, et à les pousser à choisir entre deux options : demander un retour volontaire ou courir le risque d’être abandonnés aux frontières désertiques et arides.
La politique du président Kais Saied, salué par l’extrême droite italienne pour ses « exploits » en matière de lutte contre l’immigration, repose sur une stratégie qui vise plusieurs objectifs à la fois. Cette approche fait peu cas des droits des migrants, garantis par les conventions internationales ratifiées par la Tunisie.Le premier objectif étant de leur retirer leur statut de réfugié ou de demandeur d’asile, qui oblige légalement l’Etat à ne pas les expulser ou les reconduire à la frontière. En mai dernier, Mustapha Jamali, président du Conseil tunisien pour les réfugiés, et Abdelrazek Krimi, chef de projet au sein du même organisme, ont été arrêtés pour avoir hébergé illégalement des étrangers et reçu des financements étrangers. Ils ont été poursuivis pour constitution d’une entente dans le but d’assister des étrangers à entrer illégalement sur le territoire tunisien. La cabale avait été lancée suite à la diffusion, sur Facebook, d’un appel d’offres publié par le conseil dans un journal, pour la location d’une auberge destinée à héberger des réfugiés. Le chef de l’Etat a exprimé sa colère à ce sujet lors d’une réunion avec des membres du gouvernement. Peu de temps après, il y a eu l’arrestation des deux dirigeants du Conseil tunisien pour les réfugiés, qui collaborait avec le HCR en recevant et en traitant les demandes. Depuis la fermeture de cette ONG, les demandeurs d’asile, dont la moitié sont des Soudanais, éprouvent des difficultés à obtenir une carte de demandeur d’asile. Ce qui les expose à des risques d’emprisonnement ou d’expulsion.
Interrogé par Nawaat, Romdhane Ben Amor, chargé de la question de la migration au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), affirme que le pouvoir avait mis en place une stratégie « perfide », en ciblant les organisations qui s’activent en première ligne pour aider les migrants clandestins, les réfugiés et les demandeurs d’asile.« Le pouvoir, dit-il, ne cible pas les organisations qui critiquent sa politique migratoire, mais plutôt celles qui soutiennent les migrants sur plusieurs fronts, tels que l’hébergement, l’assistance juridique ou l’aide matérielle. Ainsi, il pousse les migrants subsahariens à demander le rapatriement volontaire ».
Leur travail dans le secteur informel, leur intégration économique et sociale, les droits des travailleurs migrants ainsi que les conséquences de la précarité de leur situation… autant de points discutés avec Mahmoud Kaba, chargé du projet « migration et asile » auprès d’Euromed Droits. Entretien.
Le 8 mai dernier, la police a arrêté Cherifa Riahi, ancienne présidente de l’association Terre d’Asile Tunisie (une filiale de France terre d’asile), pour blanchiment d’argent et aide à l’installation d’Africains. Le même mois, Iyadh Bousselmi et Mohamed Jouou de la même association ont également été arrêtés. Avant l’arrestation de Cherifa Riahi, alors qu’elle était en congé de maternité, le député au Parlement Badreddine Gammoudi avait appelé le parquet à agir contre elle. Cette demande faisait suite à une interview qu’elle avait accordée en 2023 à une radio privée, où elle avait parlé des activités de l’association. Parmi ses projets, celle-ci soutenait les migrants en situation irrégulière en les aidant à s’intégrer socialement et économiquement, à travers notamment la création de microprojets.
Il y a quelques jours, Abdallah Saïd, fondateur de l’association Les Enfants de la Lune à Médenine, a été arrêté en même temps que des responsables de la même association. L’affaire a été confié à la brigade antiterroriste, mais celle-ci l’a renvoyée à l’instruction pour non-compétence. Ce renvoi indique que les accusations de blanchiment d’argent ont été abandonnées, et que l’arrestation de Saïd semble plutôt liée à son soutien aux femmes migrantes. Il faut savoir que son association propose, entre autres activités, des formations en couture et en pâtisserie, au profit des migrantes clandestines originaires d’Afrique subsaharienne.
Des gants blancs pour dissimuler les crimes
Dans sa réponse aux accusations portées contre la Tunisie concernant son traitement des migrants en situation irrégulière, la mission permanente de la Tunisie auprès de l’Office des Nations Unies à Genève a nié les allégations de violations des droits humains. Au contraire, elle s’est enorgueillie de coopérer avec des organisations de la société civile, parmi lesquelles l’association Tunisie terre d’asile, citée dans le rapport officiel comme ayant contribué à alerter l’Instance nationale de lutte contre la traite des êtres humains – un organisme officiel – au sujet de 81 cas, en plus de dizaines d’autres signalements émanant d’autres organisations locales. En somme, la Tunisie reconnait, officiellement du moins, le rôle de la société civile dans le traitement des dossiers des migrants en situation irrégulière. On peut lire dans cette réponse :
En Tunisie, les migrants de toutes nationalités bénéficient de toute l’attention nécessaire, dans les limites des ressources disponibles, grâce à une approche fondée sur les droits de l’homme dans le traitement des dossiers, conformément aux conventions internationales relatives aux droits de l’homme. Le travail est assuré à travers une coordination entre tous les ministères concernés et en coopération avec les organisations de la société civile. Toute l’assistance possible, y compris l’hébergement pour les femmes, les enfants et les groupes vulnérables, est fournie, en coordination avec le ministère de la Famille, des Femmes, de l’Enfance et des Personnes âgées, ainsi que le ministère des Affaires sociales.
Les auteurs de cette réponse saluent, par ailleurs, les efforts de la société civile dans l’aide aux migrants : « Les victimes de traite d’êtres humains, parmi les migrants, bénéficient de services de formation professionnelle fournis par des acteurs de la société civile, dans le cadre d’accords de partenariat conclus entre l’Instance et plusieurs associations, avec le soutien d’organisations internationales spécialisées. Celles-ci couvrent les frais de formation ou de qualification professionnelle, afin de leur permettre de s’intégrer dans le circuit économique, que ce soit en Tunisie ou dans leur pays d’origine, s’ils décident d’y retourner plus tard ».
La réponse de la Tunisie est intervenue deux mois après l’arrestation de six employés d’organisations soutenant les migrants en situation irrégulière, à savoir le Conseil tunisien pour les réfugiés, Tunisie terre d’asile et l’association Mnemty. Puis ce fut le tour d’Abdallah Saïd et d’autres membres de l’association Les Enfants de la Lune, accusés d’avoir aidé des migrants en situation irrégulière à s’intégrer économiquement, ce qui, selon la Tunisie, fait partie de ses politiques en matière de traitement des migrants en situation irrégulière. Alors que le pouvoir, à travers ses différents organes, incite à diaboliser la société civile et jette les militants en prison, il ne s’encombre pas de scrupules pour tenir, à l’extérieur, un discours artificieux en se targuant de ses partenariats avec les mêmes associations qu’il cible.
La Tunisie semble admirer les méthodes de ses nouveaux amis d’extrême droite, héritiers des pires régimes fascistes de l’histoire, tels que la Hongrie de Viktror Orban et l’Italie de Giorgia Meloni, et s’inspire de leurs stratégies en matière de lutte contre l’immigration irrégulière. Il y a deux ans, l’Italie a adopté un décret restreignant l’activité des navires de sauvetage des migrants, imposant de lourdes amendes aux organisations propriétaires de ces navires et confisquant leurs embarcations. La Hongrie, quant à elle, est officiellement accusée de maltraiter les migrants à ses frontières, malgré les importantes aides financières qu’elle reçoit de l’Union européenne pour les assister. Dans les deux cas, le discours populiste est utilisé pour dresser les catégories sociales les plus vulnérables contre un ennemi extérieur, qu’ils désignent subtilement comme responsable de la régression économique et du vol des emplois par les étrangers. Ainsi, le populisme fait, comme partout, d’une pierre deux coups : il reçoit l’aide financière européenne, se débarrasse des défenseurs des droits de l’homme et détourne la colère sociale vers les migrants plutôt que vers l’échec de ses propres politiques sociales.
Avec des effectifs estimés à 8 mille selon les chiffres officiels et plus de 20 mille selon les ONG, les Ivoiriens constituent la communauté subsaharienne la plus importante en Tunisie. Quels sont leurs principaux problèmes ? Comment l’Etat et les ONG peuvent-ils contribuer à leur intégration économique et sociale ? Pour apporter des éléments de réponse, Nawaat a rencontré Ferdinand Tohbi, secrétaire général de l’Union des Ivoiriens en Tunisie.
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