En marge d’une visite au mausolée de Habib Bourguiba, le 6 avril, le président de la République, Kais Saied, comme à son habitude, a tenu un discours virulent envers ce qu’il appelle des “traîtres”, “des agents à la solde de l’étranger”, “honnis par le peuple tunisien” et ayant des “liens avec des réseaux étrangers”, qui propagent “des rumeurs”, “des mensonges” à travers des images “tirées des archives” au sujet de la politique migratoire de la Tunisie. Saied reprend ainsi la rhétorique du complot visant à “semer des troubles” dans le pays.

À cette occasion, le chef de l’État a démenti l’existence de nouveaux accords sur le rapatriement de Tunisiens depuis plusieurs pays européens, dont l’Italie. Les seuls accords conclus datent de 2008 et 2011, a-t-il dit.

Le poids des mots

La Tunisie a conclu, en effet, plusieurs accords avec des pays européens concernant l’expulsion des migrants : avec l’Italie depuis 1998, avec la France depuis 2008, avec l’Allemagne en 2017, ainsi qu’une note d’entente entre les ministères de l’Intérieur italien et tunisien en 2011.

Traités, nouveaux accords, mémorandums : les mots changent, mais la réalité reste la même. Et celle-ci indique une coordination renforcée depuis la signature, en 2023, d’un mémorandum d’entente entre les autorités tunisiennes et l’Union européenne (UE) concernant la gestion des flux migratoires.

juin 2023, Kais Saied rencontre à Tunis les chefs des gouvernements italien Giorgia Meloni et néerlandais Mark Rutte ainsi que la dirigeante européenne Ursula von der Leyen. – présidence de la République

Ce mémorandum n’est, en effet, pas un nouveau traité. Par conséquent, il est dénué de valeur juridique contraignante. Il note une convergence entre les parties prenantes sur une politique donnée qui est toujours en cours de négociation.

Signé en 2023, il comporte plusieurs axes, dont la migration. L’UE a promis, conformément à cet accord, de verser à la Tunisie 105 millions d’euros afin de “renforcer la coopération pour lutter contre et diminuer les flux migratoires irréguliers et sauver des vies humaines”.

Elle s’engage également à “fournir un appui financier additionnel adéquat, notamment pour les acquisitions, la formation et le soutien technique nécessaires pour améliorer davantage la gestion des frontières tunisiennes”.

Les deux parties conviennent de soutenir davantage le retour et la réadmission des nationaux tunisiens en situation irrégulière depuis l’UE.

Elles s’engagent également à “soutenir le retour des migrants irréguliers en Tunisie vers leurs pays d’origine dans le respect du droit international et de leur dignité”. Ainsi, ce mémorandum ne concerne pas uniquement les citoyens tunisiens.

Une commission du Parlement européen a dénoncé, de son côté, les “arrangements informels concernant les retours et les réadmissions”. Ces accords “échappent à son contrôle et soulèvent des questions de responsabilité et de transparence”, ont relevé des parlementaires européens.

Que se passe-t-il sur le terrain ?

Le mémorandum note que la Tunisie se contente de gérer uniquement ses propres frontières, et refuse d’être un pays d’installation de migrants en situation irrégulière, et encore moins d’assumer le rôle de garde-frontière de l’Europe.

De son côté, Saied a réitéré à maintes reprises que la Tunisie ne sera pas une terre de transit ou d’accueil pour les migrants. Or dans les faits, notre pays est bel et bien un point de transit, en témoigne la concentration des Subsahariens dans le gouvernorat de Sfax. En l’occurrence, cette zone constitue un point de départ pour les traversées irrégulières vers l’île italienne de Lampedusa.

Le mémorandum d’entente insiste sur le fait que la gestion du flux des migrants doit se faire dans le respect des droits humains. Et le chef de l’Etat soutient que la Tunisie mène une politique exemplaire et humaine envers les migrants.

Cependant, plusieurs organisations nationales et internationales, ainsi que des médias, dont Nawaat, ont documenté des violations répétées de la dignité et des droits élémentaires des migrants subsahariens lors des opérations de refoulement.

Un récent rapport européen accuse même la Garde nationale et l’armée tunisienne d’être coupables de trafic de migrants irréguliers, avec la complicité de parties libyennes.

Contrairement aux déclarations de Saied, la Tunisie joue dans les faits un rôle de garde-frontière de l’Europe, de l’aveu même de son ministère de l’Intérieur. Et un ensemble d’aides ont été prévues par le gouvernement de Giorgia Meloni en faveur de la Tunisie, pour soutenir l’interception en mer des embarcations de migrants se dirigeant vers l’Italie. Parmi elles, on relève notamment la prise en charge des frais de carburant des unités maritimes tunisiennes pour les années 2024 et 2025.

Le ministère de l’Intérieur tunisien a lui même révélé, en septembre dernier, que 79 635 personnes ont été empêchées de franchir les frontières maritimes tunisiennes en direction de l’espace européen en 2023.

Les arrivées par la mer de migrants irréguliers en Italie ont spectaculairement chuté depuis le début de l’année. Plus de 43 000 personnes sont arrivées en Italie entre le 1er janvier et le 4 septembre en 2024, contre un peu plus de 115 000 lors de la même période en 2023, selon les chiffres du ministère italien de l’Intérieur.

En bénéficiant des aides européennes et italiennes pour retenir les candidats à la migration vers l’Europe, la Tunisie devient de facto un hotspot migratoire externalisé.

Le nombre des franchissements irréguliers des frontières de l’UE a ainsi diminué de 38% en 2024, atteignant son niveau le plus bas depuis 2021. Cette tendance est la conséquence du déclin du nombre d’arrivées par la Méditerranée centrale (-59%), en particulier depuis la Tunisie, selon les données de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, communément appelée Frontex.

Mohamed Ali Nafti, ministre des Affaires étrangères a reçu, le 3 février, Taher Al-Baour, chargé de la gestion du ministère des Affaires étrangères et de la coopération Internationale de la Libye. Parmi les sujets de discussion : la coopération sécuritaire – MAE

En outre, la Tunisie a officialisé la création de sa zone de recherche et de sauvetage (SAR) le 19 juin 2024, dans le cadre d’une coopération renforcée avec l’Italie pour endiguer la migration irrégulière.

Cette nouvelle zone SAR représente clairement une extension de l’approche sécuritaire de la gestion des frontières et de la migration en Méditerranée centrale. Elle englobe notamment le corridor des eaux internationales entre les îles tunisiennes de Kerkennah et l’île italienne de Lampedusa, une zone dans laquelle les autorités italiennes interviennent depuis la formalisation de la zone SAR tunisienne.

Le but du SAR est censé être la protection de la vie humaine, avec une obligation de porter assistance aux personnes en détresse, indépendamment de leur nationalité, de leur statut ou des circonstances dans lesquelles elles se trouvent. Or, dans le cas de la Tunisie, ces opérations vont de pair avec de nombreuses situations de torture et de maltraitance, dénonce un rapport de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT).

Entre janvier et juillet 2024, 189 personnes, dont des enfants, auraient perdu la vie lors des traversées, dont 265 lors des opérations d’interception en mer, et 95 personnes sont portées disparues.

En somme, Saied a beau jongler avec les mots et leur valeur juridique, les faits restent têtus. Et la dure réalité de la gestion des flux migratoires, se révèle accablante pour la Tunisie.