Figure emblématique de l’action humanitaire bénévole dans le gouvernorat de Médenine, Abdallah Saïd a été emprisonné depuis novembre 2024, dans la foulée de la rafle qui ciblait les associations venant en aide aux migrants. Son arrestation a semé l’effroi parmi ceux qui le connaissaient, le côtoyaient ou qu’il avait aidés, eux ou leurs enfants. La plupart ont souhaité garder l’anonymat, par crainte d’un pouvoir répressif qui emprisonne à tour de bras, pour une simple déclaration ou une opinion.
Abdallah Saïd est médecin originaire du Tchad, arrivé en Tunisie dans les années 1990 dans le cadre d’un programme de coopération technique. Il y a exercé sa profession, s’y est installé et a épousé une fille du pays. Il est Tunisien de cœur depuis des décennies, bien avant de le devenir officiellement en 2012, lorsqu’il a acquis la nationalité. Médecin et acteur de la société civile, il est aujourd’hui poursuivi par les autorités pour avoir apporté son aide à des enfants de migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Sa place est dans son cabinet, avec ses patients, et aux côtés des militants de l’action associative et humanitaire, pas derrière les barreaux.
Au lendemain du fameux communiqué de la présidence de la République de février 2023, qui avait stigmatisé les migrants originaires d’Afrique subsaharienne en les qualifiant de « hordes » cherchant à modifier la composition démographique du pays, suivie d’une vague de haine et de racisme sur les réseaux sociaux, une campagne d’arrestations a ciblé de nombreux activistes connus, tels que Cherifa Riahi, Saadia Mosbah, Abderrazak Karimi, Iyadh Boussalmi et d’autres. Ceux-là font face à de graves accusations de blanchiment d’argent et de complot contre la sécurité extérieure de l’Etat. Abdallah Saïd était, lui aussi, dans le viseur des autorités. Il a été jeté à la vindicte avant d’être arrêté le 12 novembre 2024.
Une illustration parfaite du récit officiel
Cette vague d’arrestations visant les militants engagés pour la cause migratoire faisait suite à une campagne de haine acharnée, dirigée contre les migrants et tous ceux qui leur viennent en aide –qu’il s’agisse d’associations, de militants ou de simples citoyens. Une campagne bien orchestrée, à laquelle avaient pris part des députés, des figures médiatiques proches du pouvoir, ainsi que des pages Facebook rompues à la diffamation et l’incitation à la haine et jouissant d’une totale impunité. Même ceux qui ne faisaient qu’offrir de la nourriture ou des vêtements aux migrants et à leurs enfants –comme c’est le cas d’Abdallah Saïd- n’ont pas été épargnés.

Abdallah Saïd doit répondre des accusations de blanchiment d’argent, formation d‘association de malfaiteurs et atteinte à la sécurité extérieure de l’Etat –des chefs d’inculpations à l’emporte-pièce dont use le pouvoir dans sa traque contre la société civile et les activistes politiques, toutes tendances confondues.
A la lecture du dossier, on voit qu’Abdallah Saïd est jugé avec quatre autres membres dirigeants de son association. Tous sont poursuivis pour blanchiment d’argent, seul Abdallah est accusé d’atteinte à la sécurité extérieure de l’Etat, peut-être simplement parce qu’il est Tunisien d’origine tchadienne.
Selon Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), le cas d’Abdallah Saïd est le plus symptomatique de la dérive répressive du pouvoir à l’égard de l’action associative, et de cette obsession complotiste véhiculée par la rhétorique officielle. Il incarne le profil idéal pour accréditer ce récit : il a obtenu la citoyenneté tunisienne en 2012 –une période que le pouvoir actuel ne cesse de critiquer en la qualifiant de « décennie noire » -, il est noir de peau, engagé dans la société civile, et notamment pour la cause des migrants et la prise en charge de leurs enfants, en plus de son activité au sein de l’association Enfants de la Lune de Médenine.
Les militants de la région de Médenine témoignent unanimement de l’intégrité d’Abdallah Saïd et de son dévouement indéfectible au service des causes qu’il défend, dont notamment celle des enfants atteints de « xerodermapigmerntosum » (dits aussi les enfants de la lune) à Médenine. Fort de sa formation médicale et de ses trente ans de travail dans les hôpitaux tunisiens, son rapport avec l’association qu’il dirigeait était plus humain qu’institutionnel. Des militants de la région de Médenine que nous avons approchés évoquent également son soutien aux autres associations, en mettant à leur disposition les locaux de son association pour accueillir leurs activités. Il a même, selon eux, créé un espace dédié aux initiatives associatives. Ces militants rappellent, à l’occasion, qu’il entretenait des relations très humaines avec les bénéficiaires de l’association, notamment les familles des enfants malades, en leur rendant visite à domicile, en leur fournissant tous les articles scolaires nécessaires, les jouets et même des denrées alimentaires pour les plus démunis. A cela s’ajoute la prise en charge des enfants de migrants et de demandeurs d’asile originaires d’Afrique subsaharienne, en leur permettant l’accès aux soins, à l’alimentation et aux vêtements. Des enfants dont le seul tort est d’être nés dans un continent où plusieurs pays sont dévastés par des guerres civiles et des famines. Ils ont été jetés par le destin sur les routes brûlantes du désert jusqu’à la Tunisie, dans l’espoir d’y trouver un passage vers « l’eldorado européen », mais l’Etat tunisien et ses « partenaires » européens en ont décidé autrement.
Autre témoignage, celle d’une militante d’une association d’aide aux cancéreux, dans la région de Médenine. Elle dit avoir travaillé avec Abdallah Saïd et l’avoir connu depuis longtemps, à l’époque où il assumait des fonctions à la direction régionale de la santé et en tant que président de l’association Enfants de la Lune. Elle se confie à Nawaat :
En tant qu’actrice de la société civile, j’ai eu plusieurs rencontres avec lui dans le cadre d’actions citoyennes et humanitaires. Il a aidé de nombreux enfants autistes, notamment dans leur rééducation. Il a également été aux côtés de la majorité des enfants de la lune dans le gouvernorat de Médenine, en leur assurant une aide sociale diverse sous forme de vêtements et de crèmes solaires. Il a aussi apporté son soutien aux enfants de migrants en situation irrégulière, en leur fournissant de la nourriture et des vêtements.
Nous avons eu toutes les peines du monde à obtenir des témoignages de militants ayant travaillé avec Abdallah Saïd ou ayant collaboré avec lui dans certaines activités. Et nous n’avons pu recueillir certains témoignages qu’à la condition de ne pas révéler l’identité de leurs auteurs. Une demande qui dénote du climat de terreur et de suspicion dans lequel évoluent les acteurs de la société civile en Tunisie.
Et notre interlocutrice d’ajouter : « Sur le plan humain, Abdallah Saïd est quelqu’un de très dévoué, qui aime aider les autres, en particulier les personnes handicapées –que ce soit dans le cadre de son travail, en tant que médecin, ou à travers ses activités associatives. Il a même mis sur pied une coalition d’associations afin de mieux servir les personnes handicapées et leur apporter soutien et assistance .»
Cet homme très respecté dans sa région est aujourd’hui en prison, et risque d’être lourdement condamné. Il aurait pu se contenter de sa profession de médecin, comme le font la plupart des étrangers établis en Tunisie et qui sont présents dans divers secteurs. Mais il a choisi de consacrer tout son temps et son énergie à des causes auxquelles il était attaché. Aujourd’hui, il en paie le prix fort.
D’aucuns jugent absurdes ces accusations de complot et de réception de fonds étrangers pour aider les migrants subsahariens à entrer illégalement en Tunisie, à l’heure où des centaines de migrants franchissent la frontière ouest avec l’Algérie et atteignent les villes côtières sans être interceptés par les patrouilles de l’armée ou des garde nationale. Romdhane Ben Amor voit dans cette affaire un « message adressé à tous ceux qui militent dans le domaine de la solidarité avec les migrants ». Pour lui, Abdallah Saïd est victime d’un contexte politique où toute solidarité avec les enfants de migrants et de réfugiés est criminalisée.

L’action humanitaire n’est pas un crime
Ces quelques lignes ne suffiront sans doute pas à recenser toutes les qualités d’Abdallah Saïd, ni à estimer le travail qu’il accomplit dans le domaine humanitaire en général. Mais lorsque l’engagement pour les causes humanitaires est récompensé par l’emprisonnement et la répression, il ne reste qu’à tirer la sonnette d’alarme. Surtout si l’on considère les conséquences directes sur les enfants pris en charge par l’association, après l’arrestation de son président et la mise en examen de plusieurs membres de sa direction. Ces enfants sont aussi des victimes. Ils sont avant tout victimes de l’exclusion sociale et économique qui dure depuis des décennies, et victimes des politiques répressives qui criminalisent l’action humanitaire et les privent des services précieux que leur offrait l’association.
Grâce à ses démarches auprès des organisations internationales et des institutions publiques, Abdallah Saïd a réussi à arracher des acquis importants pour les enfants de la lune dans la région. Parmi ces acquis, l’acquisition d’un minibus équipé pour transporter les enfants de l’association vers leurs écoles ou vers les locaux de l’association. Cela leur permettait de participer à des formations linguistiques ou de couture, ainsi qu’à des activités de divertissements et des excursions, dans des conditions adaptées à leur état de santé. Le partenariat conclu entre l’association Enfants des enfants de la Lune de Médenine et l’Agence allemande de coopération internationale pour le développement (GIZ) a permis, en plus de l’acquisition d’un minibus, l’installation d’un service de dermatologie à l’hôpital universitaire de Médenine. Equipé en matériel médical, ce service permettait d’assurer localement des soins aux enfants malades dans la région, leur épargnant ainsi de longs déplacements jusqu’à la capitale. Par ailleurs, Abdallah Saïd et son association ont installé des films de protection spéciaux aux fenêtres et portes des écoles qui accueillent ces enfants, fourni des climatiseurs à leurs familles et les ont aidées à raccorder leurs foyers à l’énergie solaire afin de réduire les coûts de la consommation d’électricité. D’autant plus que la plupart de ces enfants sont issus de familles modestes.
Selon un militant d’une association écologiste de Médenine, qui a lui aussi souhaité garder l’anonymat, Abdallah Saïd ne s’occupait pas seulement de son association, mais soutenait également d’autres structures qui prennent en charge les personnes handicapées, les enfants autistes, les cancéreux, ou encore celles qui s’activent dans le domaine du développement environnemental. Et d’ajouter :
Abdallah Saïd a mis le siège de l’association à la disposition d’autres organisations pour accueillir leurs activités. Il a aussi utilisé ses relations pour aider ces associations à organiser des activités et à lancer des projets profitant aux jeunes filles et garçons de la région. Je n’ai jamais connu un homme aussi intègre, droit et dévoué. C’est pourquoi l’annonce de son arrestation pour terrorisme et blanchiment d’argent a été un immense choc pour nous. Tout le monde ici sait qui est Abdallah Saïd et sait pertinemment qu’il n’a rien à voir ni avec un quelconque complot ni avec une présumée implantation de migrants.

Pour tous ceux qui ont travaillé avec lui, Abdallah Saïd n’est rien d’autre qu’un bouc émissaire dont se sert le pouvoir pour légitimer son récit fondé sur l’existence d’un complot visant à modifier la composition démographique de la Tunisie. Il constitue, selon les propos du porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), la « figure idéale » pour justifier les politiques violentes, discriminatoires et racistes du pouvoir contre les migrants et les demandeurs d’asile en Tunisie.
Pour Romdhane Ben Amor, l’affaire d’Abdallah Saïd et des responsables de l’association Enfants de la Lune de Médenine, toujours en instruction au niveau du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme depuis la mi-novembre 2024, constitue un véritable test pour la justice tunisienne. Il rappelle qu’Abdallah a toujours coordonné ses activités associatives avec les autorités locales, régionales et même centrales, et qu’il travaillait également avec des ONG internationales entretenant des relations étroites et continues avec l’État tunisien. Mieux encore, les efforts de l’association Enfants de la Lune, notamment en matière de prise en charge des groupes vulnérables et des enfants de migrants, ont été salués dans des rapports officiels, précise encore le porte-parole du FTDES.
Ce ne sont là que quelques illustrations de ce qu’Abdallah Saïd accomplissait au profit des enfants malades ou des enfants de migrants. Il n’était ni un terroriste ni un comploteur cherchant à attenter à la sécurité extérieure de l’État, ni un adepte des « chambres obscures » qui cherchent à saborder la marche triomphale du développement. Il était un homme agissant en toute transparence et apportant son soutien à ceux qui en avaient besoin –un soutien que l’État lui-même n’a jamais su assurer aux catégories les plus vulnérables. En somme, pour son dévouement exemplaire, Abdallah Saïd méritait d’être honoré par l’État. Mais le voici derrière les barreaux, énième victime de procès iniques.
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