Issam Chebbi est un homme politique chevronné, l’une des figures de proue des partis démocrates centristes. Il a traversé les époques de Bourguiba et Ben Ali, puis l’après-révolution, en tant que militant et dirigeant au sein du Rassemblement socialiste progressiste, rebaptisé par la suite le Parti démocratique progressiste, avant de devenir l’actuel Parti républicain. Les observateurs de la scène politique ont été surpris de voir son nom figurer sur la liste des accusés dans l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’État, et d’apprendre ensuite qu’il écopait de 18 ans de prison, en attendant les autres étapes du procès et du remue-ménage politique qui s’annonce.

Le mystère reste entier autour de l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’État, l’une des affaires les plus médiatisées marquant le début d’une nouvelle ère politique. L’opinion publique reste avide de connaître toute la vérité sur cette affaire dans laquelle sont jugées des personnalités politiques de premier plan. Cela dit, tout ne se passe pas comme souhaité par le pouvoir en place, visiblement embarrassé par les multiples controverses qu’il a suscitées, notamment sur les violations des principes d’un procès équitable, du droit à la défense, et du black-out médiatique imposé par une décision interdisant toute couverture ou débat autour de la question. Cette campagne a abouti à des peines de prison ubuesques de 66 ans, prononcées en l’absence des accusés, sans plaidoiries de la défense, et sans que la vérité sur le présumé « complot » ne soit révélée à l’opinion publique nationale et internationale.

Des peines sévères visant à frapper l’opposition

La cinquième chambre pénale du tribunal de première instance de Tunis a condamné le secrétaire général du Parti républicain, Issam Chebbi, à 18 ans de prison après l’avoir accusé de complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État, de formation d’un groupe terroriste suspecté de crimes terroristes, et d’y avoir adhéré. La même chambre a également condamné, dans la même affaire, l’homme d’affaires et ex-lobbyiste Kamal Letaief à 66 ans de prison, l’activiste politique Khayam Turki à 48 ans, ainsi que les dirigeants du Front du salut national (opposition), Ridha Belhaj, Chaima Issa et Jaouhar Ben Mbarek, à 18 ans de prison chacun. D’autres lourdes peines ont été également prononcées à l’encontre du secrétaire général du Courant démocrate, Ghazi Chaouachi, ainsi que de l’ancien dirigeant du mouvement Ennahdha, Abdelhamid Jlassi. D’autres accusés actuellement en état de liberté ont été condamnés à 18 ans de prison, parmi lesquels Ahmed Néjib Chebbi, Ayachi Hammami, Mohamed Hamdi et Noureddine Boutar.

Dans cette affaire, les personnalités concernées font face à quasiment les mêmes chefs d’accusation que ceux retenus contre Issam Chebbi. Il s’agit notamment d’accusations de complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État, de formation d’un groupe terroriste suspecté de crimes terroristes et d’y avoir adhéré, ainsi que d’implication dans un attentat visant à modifier la structure de l’État ou à inciter la population à s’entretuer par les armes, et de provocation de trouble, de meurtres et de pillage sur le territoire tunisien liés à des crimes terroristes, et d’atteinte à la sécurité alimentaire et à l’environnement.Tous ces chefs d’inculpation sont de nature terroriste conformément à la loi organique n°26 du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et la prévention du blanchiment d’argent.

Pour mieux comprendre les enjeux de cette affaire, il convient de la replacer dans son contexte politique et chronologique. Les enquêtes et les arrestations ont commencé en février 2023, à la suite d’un courrier adressé au parquet par la ministre de la Justice. Cela s’est produit immédiatement après une rencontre entre la ministre et le président de la République, au cours de laquelle ils ont discuté de « la nécessité pour la justice de jouer son rôle historique dans l’élimination des traîtres et des conspirateurs contre la sûreté de l’État ». A noter que ces événements ont eu lieu après l’annonce des résultats du second tour des élections législatives, qui a enregistré un faible taux de participation, ne dépassant pas 11 % du corps électoral. Dans ce même contexte, le pouvoir devait également faire face à une crise socioéconomique, avec son lot de pénurie de produits de première nécessité, de baisse du taux de croissance, se révélant dans l’incapacité de répondre aux attentes en matière d’emploi et de développement. À cela s’ajoutait un climat politique tendu, avec l’élargissement du front de l’opposition contre le pouvoir et le processus du 25 juillet, ainsi qu’une montée des voix dénonçant la politique de restriction de la liberté d’expression et de répression de l’action politique et civile.

Affiche d’Amnesty International appelant à la libération des détenus dans l’affaire dite du complot, parmi lesquels figure Issam Chebbi, et qualifiant leur détention d’«arbitraire». Amnesty International

Pour Maître Youssef Béji, avocat d’Issam Chebbi, le ministère de la Justice porte l’entière responsabilité de toutes les violations et irrégularités qui ont entaché ce dossier, ainsi que des « peines cruelles » prononcées contre son client, Issam Chebbi, et les autres accusés. Selon lui, il s’agit d’une décision éminemment politique. Il affirme que les autorités « ont condamné des Tunisiens dont le seul crime est d’avoir choisi de s’opposer au régime par des moyens pacifiques, de s’être organisés et réunis pour débattre de la situation du pays et lutter pour un changement. Ce qui relève bien du rôle de toute opposition». Et de conclure : « L’accusation de complot n’est qu’un procès politique déguisé visant à disqualifier toute opposition à ce régime».

Une condamnation sans preuves ni droit à un procès équitable

Cette affaire ne se distingue pas seulement par son contexte ou par l’envergure des personnalités mises en cause, mais aussi par le fait qu’elle a été marquée par de graves violations procédurales, allant jusqu’à priver les accusés d’assister aux audiences sous prétexte de risques sécuritaires. Ainsi, tous les accusés ont été jugés à distance, sans interrogatoire, sans confrontation, ni même plaidoirie, malgré la gravité et la sensibilité de l’affaire. Une affaire d’une telle importance, au double plan judiciaire et politique, aurait dû être un exemple de transparence, en garantissant la tenue de plaidoiries, la présence des accusés pour assurer leur défense, et en offrant un espace approprié pour accueillir de tels procès. Mais ce qu’on a vu comme entraves, opacité, atteintes aux droits de la défense, et jugements expéditifs, démontre que l’objectif de ce procès n’était pas de prouver, à l’opinion publique, l’existence d’un complot et d’en présenter des preuves tangibles, mais plutôt d’accabler des figures emblématiques de l’opposition des peines les plus lourdes qui soient.

A ce propos, Me Youssef Béji, membre du collectif de défense des détenus politiques dans l’affaire dite du complot, affirme que l’affaire est entachée de toutes sortes de violations, d’irrégularités et d’atteintes aux droits des accusés à un procès équitable. Il ajoute :

Il est inconcevable que des accusations aussi graves et des peines aussi lourdes soient prononcées, alors que le dossier ne contient ni enregistrements, ni interceptions téléphoniques, ni constats, ni aucune preuve matérielle attestant les griefs retenus contre ces hommes politiques dans l’affaire du complot. Le dossier est  entièrement fondé sur des conversations WhatsApp de Khayam Turki. Dans les faits, il est donc vide, car toute condamnation devrait reposer sur des preuves irréfutables et des éléments matériels en adéquation avec les dispositions énoncées dans l’acte de renvoi. 

Concernant Issam Chebbi, Me Youssef Béji précise que son client a comparu devant le juge d’instruction du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, lequel ne lui a posé que quatre questions. La première portait sur sa vie, son travail, ses études et son parcours politique. La deuxième sur sa relation avec Khayam Turki. La troisième sur ses liens présumés avec une responsable de l’ambassade des Etats-Unis. Issam Chebbi dit avoir refusé de la rencontrer, par respect à une position antérieure appelant au boycott de l’ambassade américaine en réaction à la décision de Donald Trump de reconnaitre Jérusalem comme capitale d’«Israël». La quatrième question concerne un livre jugé « à caractère terroriste », qui avait été saisi à son domicile. Il s’agit d’un ouvrage du sociologue Abdellatif Hermassi sur le phénomène du terrorisme. Selon l’avocat de la défense, Issam Chebbi n’a comparu devant aucune instance judiciaire depuis cette unique séance d’instruction : « ni devant un juge d’instruction, ni devant la chambre d’accusation pour la clôture de l’enquête, ni même devant la cinquième chambre, qui l’a condamné à 18 ans de prison. C’est un cas inédit, souligne-t-il, qu’un accusé dans une affaire aussi grave, ne soit soumis qu’à quatre questions sur une période s’étalant sur deux ans et sept mois. »

Février 2024, Tunis – Rassemblement des familles des détenus politiques devant le siège du Parti républicain, avec la participation des proches d’Issam Chebbi, dont le portrait est affiché sur le balcon – Coordination des familles des détenus politiques

Depuis sa cellule, Issam Chebbi a subi toutes les violations et n’a jamais cessé de revendiquer son droit à un procès équitable et à des conditions de détention respectueuses de la dignité humaine. Son état de santé s’est dégradé en raison de ces conditions carcérales, ayant nécessité son transfert à l’hôpital Mongi Slim en août 2023. En octobre de la même année, il a entamé une grève de la faim pour réclamer son droit à un procès équitable. En mai 2025, il sera transféré de la prison de Mornaguia à celle de Borj Erroumi, sans que sa famille ni ses avocats n’en aient été informés. Ses proches dénoncent une mesure punitive, d’autant plus qu’il n’avait pas épuisé toutes les voies de recours judiciaires. Or, il est d’usage que les prisonniers restent dans une prison de détention provisoire jusqu’au verdict final. Cette procédure a été appliqué à la majorité des détenus politiques.

Ayant suivi les différentes étapes du procès de son client, Me Youssef Béji relève des irrégularités flagrantes dans l’instruction, qu’il qualifie de « suspecte », en raison notamment de l‘absence de confrontations légales entre les parties, au vu des éléments contradictoires relevés dans les déclarations. Il rappelle qu’Issam Chebbi a été arrêté suite à la découverte de conversations entre lui et Khayam Turki, ce qui a également été le cas avec tous ceux qui avaient eu des échanges avec ce dernier, parmi lesquels Ghazi Chaouachi, Jaouhar Ben Mbarek et Abdelhamid Jlassi. Selon lui, il est clair que l’accusation portée contre Issam Chebbi repose sur des conversations WhatsApp qui ne contiennent aucune incitation au complot ou atteinte à la sûreté de l’État.

Entre lutte contre la dictature et soutien à la Palestine

Issam Chebbi n’est pas un nouveau venu en politique et dans les affaires publiques. Il a commencé à militer alors qu’il était encore étudiant à l’université, au début des années 1980. Actif dans les milieux des syndicalistes révolutionnaires, il a rejoint le Rassemblement socialiste progressiste aux côtés d’autres militants, dont notamment la défunte Maya Jribi, son frère Ahmed Néjib Chebbi et Rachid Khechana. Il a activement participé à la lutte contre la dictature sous Ben Ali et était à l’avant-garde du combat pour la liberté d’expression, la liberté d’organisation et la libération des détenus politiques. Il a également dirigé des actions contre la prolongation des mandats présidentiels et la présidence à vie. Après la révolution, il a été élu à l’Assemblée nationale constituante et s’est opposé aux orientations de la troïka au pouvoir, menée par le mouvement Ennahdha.  En 2017, il a pris la tête du Parti républicain, après le décès de sa camarade de lutte, Maya Jribi. Farouche opposant à la concentration des pouvoirs entre les mains de Kais Saied, il a mené des consultations avec l’opposition pour faire face au régime du 25 juillet. Il a, par ailleurs, contribué à la création d’une coalition de partis appelant au boycott des élections législatives de fin 2022. Issam Chebbi est également connu pour son soutien aux droits des Palestiniens et sa résistance à l’occupation sioniste. Il a mené, avant et après la révolution, des manifestations en soutien à la Palestine, et présidé la première délégation tunisienne à rendre visite à la résistance libanaise au lendemain de l’agression de 2006 contre le Sud-Liban.

Pour Abdelaziz Chebbi, fils d’Issam Chebbi, son père n’est ni un comploteur ni une menace pour la sécurité nationale. Toutes ces accusations sont, selon lui, de nature politique et vindicative. Il affirme qu’Issam Chebbi est avant tout « un homme politique qui a grandi dans une famille engagée, qui a commencé à militer depuis l’époque coloniale. C’est un homme éloigné des tiraillements politiques, doté d’une grande capacité d’argumentation et de débat, sans jamais tomber dans l’invective et la vulgarité. Il exprime ses opinions et ses points de vue avec courage, même lorsqu’ils vont à contre-courant. C’est ce qui lui a valu le respect même de ses adversaires avant celui de ses partisans. Tous ceux qui connaissent Issam Chebbi savent à quel point il est attaché à la cause palestinienne pour laquelle il a milité, organisé des manifestations, même à l’époque de la dictature. S’il n’était pas aujourd’hui en prison, il aurait été parmi les premiers à rejoindre la Flottille de la résistance pour briser le siège de Gaza», conclut notre interlocuteur.

Octobre 2023, Tunis – Abdelaziz Chebbi s’adressant au public lors d’un rassemblement de soutien à Issam Chebbi et aux autres détenus dans l’affaire dite du complot – Coordination des familles de détenus politiques

Abdelaziz ajoute que son père a toujours tenu à élever ses enfants dans l’amour de la Tunisie et la fierté d’y appartenir. Il leur a, selon lui, inculqué la valeur de dire la vérité, de s’élever contre l’injustice et de revendiquer leurs droits. Il poursuit :

Ce qui nous fait le plus mal dans cette injustice, c’est le fait qu’Issam soit séparé de ses petits-enfants et de sa famille. Mais nous essayons de les éduquer dans le respect de ses valeurs et de ses principes. Cette douleur ne m’empêche pas d’être heureux de voir que les petits-enfants d’Issam Chebbi sont si fiers de leur grand-père et qu’ils mesurent les sacrifices qu’il a consentis pour une Tunisie meilleure. Même ma fille de sept ans se présente toujours comme la petite-fille d’Issam Chebbi.

Loin d’avoir permis d’établir un acte de complot, le procès controversé d’Issam Chebbi n’a fait que conforter la thèse selon laquelle cette affaire vise à affaiblir l’opposition et à saper les initiatives contestant le régime du 25 juillet. Son cas témoigne de la régression du paysage politique, désormais régi par une logique policière et judiciaire, loin des espaces naturels de l’action politique que sont les partis, les réunions et le débat public.

 La question n’est désormais plus de savoir si les accusés sont innocents ou non. La plupart des affaires d’opinion ont démontré que, lorsque les opinions et les positions politiques sont confrontées à la force des appareils policier et judiciaire, l’action politique devient en elle-même un délit, et les palais de justice cessent d’être des lieux où l’ont rétablit les droits, pour devenir des espaces où l’on juge les idées et les actes de protestation.