L’idée de couvrir la grève générale du 21 octobre 2025 dans le gouvernorat de Gabès, sous le prisme des groupes ultras, fut une expérience à la fois originale et passionnante. Stigmatisés partout où ils vont et chaque fois qu’ils se manifestent, ces groupes évitent en général tout contact avec les médias. Nous sommes sortis avec eux au milieu du « cortège » qui a été organisé pour venir au secours de Gabès, loin du football et des compétitions sportives.

La journée du 21 octobre 2025, jour de la grève générale historique de Gabès, restera dans les annales. La région s’est soulevée pour faire résonner un « non » retentissant face à un pouvoir qui reniait ses engagements et s’accommodait pleinement de la pollution et de la mort chimique lente.

Ce jour-là, l’aube semblait plus lourde que d’habitude. Gabès s’est réveillée dans un calme qu’elle n’avait pas connu depuis des décennies. L’adhésion au mot d’ordre de la grève général a dépassé toutes les prévisions : toutes les activités à l’arrêt, toutes les infrastructures fermées. Les habitants de la région ont fait preuve d’un sens citoyen et d’un engagement sans faille autour d’une revendication : mettre fin au crime environnemental et démanteler, sans attendre, les usines du groupe chimique. Cette détermination « gabésienne » a transcendé tous les schémas traditionnels. Le public n’était pas composé seulement de militants écologistes, de syndicalistes et d’activistes politiques chevronnés. Toutes les catégories sociales, de tout âge, hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, des écoliers, des étudiants, des ouvriers étaient rassemblés. Et surtout des groupes ultras, ultra disciplinés, mais que la machine de propagande officielle s’attache à diaboliser jour et nuit, en les présentant comme un « ramassis de marginaux mus par la violence ». Ces groupes résistent aux campagnes de dénigrement en boycottant tout simplement les médias qui ne respectent pas leur vocation. Ils les classent avec les relais du pouvoir en place, allié des puissances d’argent et des appareils de répression. Les groupes ultras ont quitté les tribunes des stades pour descendre dans la rue et faire entendre leur voix en faveur d’une cause sociale qui semblait abandonnée de tous.

Les chants des ultras donnent le coup d’envoi

Dans les rues, on n’entend plus le bruit habituel des voitures et des bus. Les cafés sont fermés, et les vendeurs à la criée ne sont plus à leur place. Même la maudite odeur de la « bakhara » ne s’est pas infiltrée ce matin dans les maisons et les écoles. Les rues sont désertes, mais vibrent d’une autre manière. Les graffitis semblent presque parler, avec des slogans écrits à la gloire d’une équipe de football locale ou d’un groupe d’ultras, et des dessins qui racontent l’histoire de la ville et réclament un air pur pour ses enfants, une mer sûre pour ses marins et le droit à une vie décente. Sur les visages se lisait un mélange de détermination, de colère et d’espoir. Les yeux des jeunes trahissaient une impatience latente, tandis que les visages des anciens de la région étaient sereins. Comme s’ils revenaient du futur pour s’assurer du succès de la grève générale. Au même moment, des citoyennes et des citoyens, sur les balcons et devant les entrées de leurs maisons, guettaient l’arrivée de la foule pour s’y joindre. Toute la ville ressemblait à une seule famille qui, d’un commun accord, a décidé de nettoyer ce qui lui pourrissait la vie.

Octobre 2025, Gabès – Des ultras Gabésien se préparent à sortir pour manifester – Photos Nawaat. Malek Ben Dkhil

C’est près d’un terrain de football abandonné, dont les murs décrépis sont recouverts de graffitis et de slogans, au centre-ville, que les membres d’un groupe d’ultras de Gabès se sont rassemblés. Les années de mobilisation, de fougue et de colère refoulée, se lisaient sur leurs traits. Les rayons du soleil qui s’insinuaient éclairaient les visages des jeunes, couverts de keffiehs palestiniens ou de masques, afin d’échapper aux regards des indicateurs et des mouchards. C’est ici que se retrouvent les vieux amis : une poignée de main fugace et un sourire discret disent toute la confiance et la détermination qui les animaient. Les éléments du groupe se tiennent en rangs serrés et coordonnés, tous de noir vêtus, en signe de colère et de rejet. Certains brandissent de petites pancartes sur lesquelles sont inscrites les revendications du mouvement. Au premier rang, le chef du groupe, « El Capo », le regard déterminé, s’adresse à ses hommes d’une voix ferme et pleine d’assurance. Il commence par dire que le respect des consignes et la cohésion pendant la manifestation sont la qualité principale des ultras, engagés pour la cause de leur terre, et que l’unité des rangs est une force nécessaire pour réussir.

Pendant que les membres des ultras se saluent et se transmettent les consignes, en se rappelant de précédentes mobilisations et les incidents qui les ont émaillés, « El Capo » cède la parole à l’un des encadreurs qui, dans un langage simple et clair, lancera :

Nous voulons que tout le monde sache que nous ne sommes pas des destructeurs. Nous sommes des jeunes conscients de nos droits, attachés à notre terre et capables de nous battre si nécessaire.

Ces mots résonnent dans les lieux devant des centaines de membres qui écoutent religieusement, avant de laisser libre cours à leurs chants exaltés et harmonisés qui feront vibrer les rues de la ville.

Malgré leur refus viscéral d’apparaître dans les médias, les responsables du groupe ont accepté que la caméra de Nawaat et son équipe de journalistes les accompagnent, depuis le début de leur réunion et tout au long de la manifestation. Ils nous ont parlé avec spontanéité et assurance de leurs revendications, de leur détermination à défendre leur ville et à poursuivre leur lutte malgré les obstacles et les arrestations arbitraires dont ont été victimes des dizaines d’entre eux. Ils nous ont parlé de la police et de ses pratiques répressives et humiliantes. Dans un coin isolé de la place, loin du tintamarre et du vrombissement des motos qui se préparaient à démarrer, l’un des éléments du groupe était assis sur le bord du trottoir en béton délabré, son keffieh palestinien couvrant la moitié de son visage. Ses traits furieux en disaient plus long que ses paroles. Ce jeune homme d’une vingtaine d’années, originaire des quartiers populaires proches de la zone de Chatt Essalam, lance d’une voix faible mais assurée :

Nous ne sommes pas sortis aujourd’hui pour chercher à devenir des héros ou pour s’accrocher avec la police, mais parce qu’il est impossible de continuer à nous taire.

Pour lui, il ne s’agit pas seulement d’une question d’environnement ou de pollution, mais d’une question de vie ou de mort, d’un combat pour une ville qui étouffe face au mutisme et à l’indifférence de l’État. Le jeune homme parle comme s’il portait le poids de toute une ville sur ses épaules, levant la tête après chaque phrase comme s’il faisait face à quelque chose de plus grand que lui, affirmant que Gabès n’est plus une ville ordinaire, mais le symbole de tout ce qui a été oublié ou marginalisé. Il ajoute : « Nous sommes ici parce que nous sommes les enfants de cette terre avant d’être des supporters ou des ultras ». Il s’arrête un instant, scrute ses camarades, occupés à préparer les pancartes et à organiser les rangs, puis revient pour dire qu’ils en ont assez des promesses, des commissions et des discours creux, que l’État ne leur a laissé que la rue comme moyen d’expression et que tout ce qu’ils font aujourd’hui, c’est tenter d’arracher le droit de respirer. Il a répété à plusieurs reprises que leur objectif n’était pas l’affrontement, que l’indignation ne signifiait pas le chaos et qu’ils s’étaient engagés à continuer de faire entendre leur voix, même si tout le monde abandonnait le droit de Gabès. Puis, d’une voix basse, presque étouffée, il entonne : « Nous sommes contre la mort de notre ville… Gabès étouffe, nous étouffons tous ! » Une voix haute et des sifflets l’interrompent, annonçant l’heure du départ. La réunion n’a pas duré longtemps. Une fois les consignes distribuées, c’est l’heure d’investir les rues de Gabès. Le cortège a sillonné les rues relativement vides de voitures et remplies de motos qui font vibrer la ville. À chaque mètre parcouru, des dizaines de personnes sorties des ruelles étroites et de quartiers abandonnés se joignaient à la foule, scandant d’une seule voix : « Gabès est à nous et notre avenir est à nous ! Nous ne nous tairons pas tant que nos revendications ne seront pas satisfaites ! »

Octobre 2025, Gabès – Le cortège des ultras déploie le drapeau d’« aire toxique » – Photo Nawaat. Malek Ben Dkhil

Des stades au cœur du mouvement populaire

Les contours du mouvement Ultras Gabès ont commencé à prendre forme dans les quartiers populaires du nord de la cité, aux ruelles enchevêtrées du centre-ville. Des groupes de jeunes vêtus de noir, le visage pour la plupart voilé, s’infiltrent, avançant à un rythme cadencé, témoignant d’une discipline infaillible. Pas de chant au début, seulement des signes de la main et un échange rapide d’informations sur les points de rassemblement. Des mots brefs résonnent, soit dans des échanges rapides, soit dans des consignes à ceux qui sont présents : « Le cortège se met en marche ! Rassemblement à la grande place du carrefour d’Ain Essalam !» En quelques minutes, la ville change de visage, avec l’arrivée d’une marée humaine qui a déferlé sur les rues et les places, annonçant la plus grande manifestation de l’histoire de Gabès. Rien n’est laissé au hasard : chaque pas, chaque mouvement fait partie d’un plan bien ficelé. À l’avant du cortège, une grande banderole noire sur laquelle était écrit en lettres blanches « Basta  », et une autre frappée du nom du groupe :« Ultras Gabès » étaient brandies, suivies d’un slogan (en arabe) scandé par la foule :« Le peuple veut le démantèlement des usines !» Des slogans fusaient de toutes parts et le déferlement humain continuait à affluer, témoignant d’une volonté populaire inébranlable, que ni les nuits de répression policière, ni les dizaines d’arrestations qui avaient précédé la journée de grève générale n’ont réussi à briser.

Sur l’itinéraire suivi par le cortège des Ultras Gabès, des groupes de citoyens, d’étudiants et de femmes, sortant de leurs maisons, se sont joints à la manifestation, battant des mains et chantant derrière les banderoles des ultras. La ligne de démarcation habituelle entre les ultras et la population s’est alors dissipée, et toute la ville est devenue un seul « cortège » se dirigeant vers la « Corniche », dans une marche aussi disciplinée que celles des groupes d’ultras dans les stades, mais cette fois-ci en dehors des tribunes, au cœur de la ville. À chaque coin de rue où la marche s’arrêtait quelques instants, les slogans reprenaient de plus belle et les tambours se mettaient à battre pour rappeler que ces jeunes, longtemps présentés comme des fauteurs de troubles, sont aujourd’hui la conscience vivante de la ville.

Ce jour-là, Gabès ressemblait à une ville qui avait retrouvé la mémoire, où la grogne des jeunes des stades se mêlait à un sentiment profond de fierté et de dignité. La marche n’était pas seulement une manifestation, mais aussi un moment de renaissance d’une conscience collective qui s’est forgée dans les rues, et sortie des tréfonds des quartiers pauvres et des rangs des ultras qui ont transformé leur passion sportive en un acte de résistance civile face au silence honteux des autorités.

Octobre 2025, Gabès – Les jeunes ultras marchent en rangs serrés et scandent des slogans exaltants. Photos Nawaat. Malek Ben Dkhil

 

Les ultras tracent la voie de la lutte environnementale

L’image d’union des mouvements ultras dans cette action –ou dans celle qui l’a précédée- n’était pas fortuite. À travers leurs communiqués successifs au cours du mois d’octobre 2025, les groupes ultras de Gabès avaient jeté les bases d’un discours contestataire novateur, alliant conscience écologique et combativité. Dans leur première déclaration, datée du 10 octobre 2025, ils ont clairement annoncé qu’ils ne resteraient pas silencieux face aux bombardements chimiques continus et aux fuites de gaz qui ont provoqué des cas d’asphyxie parmi les élèves et les habitants. Ils affirmaient par-là que la patience avait atteint ses limites et que Gabès ne mendiait pas la pitié… mais réclamait la justice.  Les groupes Ultras Gabès ont, dès leur première déclaration, abandonné le langage coutumier des tribunes pour engager une confrontation ouverte contre le pouvoir, faisant de la revendication du droit à la vie et à un environnement sain leur leitmotiv. Quatre jours plus tard, dans une déclaration datée du 14 octobre 2025, le discours a évolué et pris un caractère plus pratique, plus organisationnel, en appelant les habitant de Gabès à participer à une manifestation populaire unifiée avec comme mot d’ordre : « Gabès mérite la vie ». Ils annoncent, à l’occasion, le port du noir en signe de révolte, évitant ainsi tout symbole sportif susceptible de semer la division entre les participants. Avec ce choix symbolique, et en ce jour historique où les forces de police s’étaient complètement éclipsé des lieux de manifestation, ces groupes longtemps qualifiés de « hooligans » se sont transformés en une force d’organisation et de mobilisation civile proclamant que tout le monde est sous la bannière de Gabès. Le communiqué a également accusé le pouvoir de laxisme et de fausses promesses, le considérant comme complice d’un système qui continuait de détruire l’environnement et les êtres humains. Le communiqué du 20 octobre 2025, intitulé : « Gabès étouffe… Gabès se soulève », marquait une évolution dans le discours et la conscience politique. Le texte dénonçait la violence policière qui a été utilisée contre les manifestations de la ville, pour conclure sur un ton empreint de défi : « La rue est à nous, et la voix du peuple ne sera pas étouffée !»

Image regroupant les sigles des groupes Ultras Gabès avec lesquels ils diffusent leurs communiqués communs – Ultras Gabès

Une succession de faits et gestes, constatés lors de cette mobilisation à Gabès, ont prouvé que les groupes ultras méritaient leur place comme acteurs dans le combat écologique, non pas simplement en tant que sympathisants, mais en tant que mouvement de jeunesse organisé, doté d’une mémoire contestataire qui accumule les expériences, malgré son absence des tribunes officielles. La leçon la plus importante donnée par les groupes ultras à Gabès est qu’ils ont mis de côté leurs différends et leur rivalité interne lorsqu’il s’agissait de sauver la région. Ces groupes, qui étaient désunis et en rivalité permanente dans les tribunes des stades, ont réussi là où les hommes en cravates ont échoué, en se présentant unis face à l’injustice.

À l’époque de la dictature et de l’ancien régime autoritaire, les groupes ultras sont apparus en Tunisie, rejetant les mensonges distillés jour et nuit par les relais de ce pouvoir. Aujourd’hui, alors que le mensonge officiel a repris le dessus sur ces mêmes tribunes aux ordres, le mouvement des ultras a retrouvé son éclat et accumulé des acquis, grâce à son dynamisme et la mise en réseau des groupes dans différentes villes et différents pays.

À Gabès, où la mer se meurt, les arbres se fanent et les rêves s’éteignent dans les yeux des enfants assis sur les bancs de l’école, ces jeunes ont trouvé dans la colère collective l’occasion d’agir et de résister. Toute la hargne qu’ils avaient pour supporter des équipes de football est mise au service d’une noble cause, celle de la protection la terre. Leurs chants dans les tribunes se transforment en cri face à une mort lente, à un moment où la rue semblait avoir perdu sa voix. Ce sont des figures des quartiers populaires qui tentent d’accomplir ce que ni l’État, ni les élites n’ont su faire. Pour prouver que la lutte écologique n’est ni un luxe ni une mode de jeunesse, mais le prolongement d’une volonté collective qui refuse de se briser.