Le-syndrom-de-silianaDans un petit ouvrage, quatre Tunisiens ont réalisé une enquête inédite dans les couloirs de la mort en Tunisie. Si le livre plaide pour l’abolition de la peine de mort, il expose aussi les défaillances du système judiciaire et pénitentiaire depuis Bourguiba.

Le syndrome de Siliana. Ce titre a été choisi non pas pour « stigmatiser » une région comme le raconte Héla Ammar, photographe et juriste qui a participé à l’enquête mais pour pointer du doigt une politique de la peine de mort qui s’applique surtout dans les régions les plus pauvres. Partis pour mener une enquête sur les condamnés à mort en Tunisie et tracer leur « portrait-type », les auteurs Samy Ghorbal, Héla Ammar, Hayet Ouertani et Olfa Riahi ont en fait dressé un tableau des différentes raisons sociales, politiques et économiques pour lesquelles « il faut abolir la peine de mort en Tunisie », sous-titre de l’ouvrage. Inédite dans le monde arabe et en Tunisie, la mission d’enquête a été réalisée du 4 au 21 décembre 2012 dans les établissements où se trouvent encore des condamnés à mort comme les prisons de la Monarguia et de la Manouba et celles de Sfax et du Sers dans le gouvernorat du Kef. Pour Samy Ghorbal, journaliste et écrivain, l’opportunité d’accéder à ces « couloirs de la mort » était une chance à saisir.

« Ce genre de témoignages était complètement inaccessible à l’époque de Ben Ali. Mais nous ne sommes pas partis de rien. J’avais couvert le procès de Soliman en 2008 et Hayet ainsi que Hela ont fait partie de la commission Bouderbala qui a enquêté sur les conditions des détenus dans les prisons tunisiennes. »

Un travail d’enquête et de mémoire

Ils ne s’attendaient pourtant pas à en découvrir autant sur les condamnés à mort en Tunisie. « Au début nous étions un peu intimidés surtout avec les premiers prisonniers mais ensuite nous nous sommes rendus compte qu’ils avaient énormément à dire, à confier. » Les entretiens ont ainsi duré de trente minutes à plusieurs heures pour certains cas. Après avoir interviewé 32 condamnés à mort sur les 134 recensés, les auteurs ont aussi rencontré des personnalités politiques, militantes qui ont pu témoigner de certaines affaires. Ils ont également visité les prisons et les « pavillons de la mort » qui ont été abolis après la révolution. L’intérêt du livre repose sur sa double mission, à la fois rappeler la « mémoire vivante » de la peine de mort en Tunisie comme le dit Samy Ghorbal mais aussi pousser à un réel débat politique sur le sujet.

« Notre livre est politique et la question posée par le titre est politique.» commente-t-il. « Parce qu’il montre aussi que le problème est au-delà de la peine de mort. Nous parlons aussi des distorsions régionales et sociales qui finalement, parcourent toute la société tunisienne. » Ajoute-t-il. « Beaucoup de détenus nous ont d’ailleurs dit que les prisons sont une société en miniature. »

Une question politique

En plus des récits et des témoignages, chaque chapitre est accompagné d’une synthèse et de recommandations afin de mieux faire comprendre la portée politique de l’ouvrage. Il s’agit d’un livre politique mais pas partisan. On voit qu’aussi bien les gouvernements de Bourguiba comme de Ben Ali ont usé et abusé de la peine capitale comme moyen de répression politique. Aujourd’hui, alors que le gouvernement Marzouki a par deux fois gracié des condamnés à mort en 2012 et 2013, en commuant leur peine en réclusion à perpétuité pour certains, le sujet reste encore d’actualité.
« Politiquement, la peine de mort demeure cependant une question explosive. Elle agit comme un marqueur, un révélateur des hésitations et des contradictions de l’Etat et de la société tunisienne. » Comme l’écrivent les auteurs, si le moratoire imposé en 1991 prévaut de tuer qui que ce soit, près d’une dizaine de sentences par an sont émises jusqu’aux années 2000. En 2012, trois nouvelles condamnations à mort ont été prononcées malgré un autre moratoire signé avec les Nations Unies sur les exécutions. Au premier semestre 2013, une autre condamnation à mort a été encore prononcée. Loin d’excuser les actes que certains prisonniers ont commis, les auteurs de l’ouvrage posent surtout la question de l’utilité de la peine de mort et surtout de l’équité d’un système judiciaire et carcéral qui semblent s’acharner sur les plus défavorisés.

L’histoire de la peine de mort en Tunisie:

Dans la première partie de l’enquête, le rétrospectif historique de la peine de mort permet de montrer en quoi la peine capitale a souvent été utilisée à des fins politiques. Les principales victimes de la peine de la peine de mort sous Bourguiba ont été les comploteurs du complot de 1961, les yousséfistes, les Falleguas, les étudiant islamistes, ou encore les émeutiers de la « révolte du pain » de 1984. Comme le souligne le livre, une des grandes décisions à la suite de l’indépendance est d’avoir mis en place une haute cour de justice, peu indépendante. « Le juge Hechmi Zammel était fréquemment appelé par Bourguiba sur ses décisions notamment dans le procès de 1987 des membres du MIT (Mouveent de Tendance Islamique) ». 129 personnes ont été condamnées à mort sous Bourguiba et l’un des premiers gestes de Ben Ali en arrivant au pouvoir, sera d’amnistier certains prisonniers politiques et de mettre en place un « moratoire » sur la peine de mort. Celui-ci vole pourtant en éclats en 1989 lors du procès de l’étrangleur de Nabeul et la peine de mort est de nouveau utilisée dans les condamnations comme système préventif.

« Le pouvoir tente de se justifier et échafaude une « doctrine », la « doctrine Damerg-Bab Souika » On pourrait la résumer de la manière suivante : le président Ben Ali reste opposé , par principe, à la peine de mort, cependant la peine capitale n’a pu être abolie, en raison de l’hostilité de segments importants de la société, et notamment de sa frange la plus conservatrice ; le compromis trouvé consiste à limiter les exécutions aux cas les plus impardonnables et aux crimes les plus atroces ». Dans le cas du procès de Soliman en 2008, la condamnation à la peine capitale de deux inculpés témoigne bien que malgré le moratoire, le recours à la sentence comme peine suprême prévaut pour l’exemple.

Un système se met en place, toujours en vigueur aujourd’hui que l’on peut résumer à « ni exécutions, ni abolition », c’est-à-dire que la crainte du châtiment persiste dans la loi pour créer un effet dissuasif et donner une bonne image du pays à la scène internationale.

De l’histoire de la peine de mort en Tunisie au vécu des condamnés, la particularité du livre repose sur les témoignages, parfois éprouvants, des prisonniers.

Les condamnés à mort

« La plupart des condamnés portent encore aujourd’hui les stigmates de leur détention aux poignets, cicatrices des chaînes dont le reflet apparaît, limpide quelque part au coin de l’œil. Des regards d’une profondeur poignante, où la fragilité et l’épuisement d’âmes longtemps torturées se mêlent étrangement à l’ombre d’une discrète force intérieure, probablement celle de la résistance ».

De Mohamed B.G. à Maher Manaï, victime d’une erreur judiciaire, les récits de la plupart des anciens détenus sont éprouvants. Ils ne racontent pas leur acte et peu, tentent de se justifier mais la majorité ne comprend pas les conditions dans lesquelles il a pu vivre. C’est pourquoi les auteurs parlent du « syndrome des couloirs de la mort » assimilable à l’impression de « mourir cent fois par jour ». Pour les détenus interrogés, la mort à petit feu que symbolisait la prison et leurs conditions de vie étaient finalement bien pire que la mort. La règle de l’arbitraire qui régnait dans les prisons de détention est évoquée par beaucoup d’entre eux qui subissaient sévices et mauvais traitement sans pouvoir se révolter , pendant des années.

« Le système carcéral tunisien a touché avec les condamnations à la peine de mort à ce qu’il y avait de plus important et de plus essentiel dans l’être humain. Et c’est pour cela que lorsque nous avons écrit le livre, nous nous sommes retrouvés malgré notre distance, à écrire un plaidoyer contre la peine de mort. » commente Héla Ammar.

Les détenus, habillés de l’uniforme réglementaire bleue, vivaient des conditions inhumaines pendant leur détention. Ils étaient souvent sujets à des tortures et abus, et ne bénéficiaient pas des mêmes droits que les autres détenus comme le précieux couffin de nourriture par exemple. Le sadisme, la punition dans des cachots ou encore la torture, étaient le quotidien décrit par Mohamed B. G. et Foued B. D. Jusqu’en 1996 et les regroupements cellulaires, les individus étaient aussi souvent enchaînés et reclus dans l’isolement des « pavillons de la mort ». Autre peur bien présente chez les détenus, celle de la mort qui pouvait arriver à tout moment puisque personne n’était prévenu de sa date d’exécution. « Mohamed T., le jeune apprenti boulanger de la ville de Kebili avait développé une véritable phobie de la promenade, à cause d’un détail troublant qu’aucun autre condamné ne nous a signalé.

« C’était une épreuve insupportable, car de la cour, on voyait le mur de la chambre d’exécution. A chaque fois que je sortais dans l’arène, c’est comme si j’étais confronté au regard de la mort. C’était horriblement angoissant » relate l’un des interviewés.

De tous les témoignages, il ressort que les conditions de vie ne semblent s’être améliorées qu’après la révolution où les détenus ont eu le droit aux couffins de nourriture et pour certains, ou à un refuge dans la religion, plus facilement autorisé que sous Ben Ali.

La condamnation à mort, souvent le fruit d’une justice inéquitable

D’après les témoignages des détenus, beaucoup d’entre eux ont été arrêtés et condamnés souvent dans des conditions peu favorables à un procès équitable. Le procès de Soliman en est un des exemples les plus probants. Les arrestations s’accompagnent souvent de torture dans le poste de police et de la signature forcée des aveux. Dans le cas de Maher Sassi Ali Manaï, ses aveux ont été arrachés sous la torture et le juge a refusé qu’un témoin comparaisse en tant qu’alibi. Maher Manaï est toujours en prison alors qu’il existe désormais la preuve qu’il n’est pas l’auteur du crime. « Benjamin d’une famille de cinq enfants, originaire du Kef mais installée à Sfax, il a été arrêté le 6 septembre 2003, jugé et condamné à mort pour meurtre et vol le 16 décembre 2004 à l’issue d’un procès entaché d’irrégularités flagrantes. » Or il rencontre en prison un homme se vantant du crime qu’il est accusé d’avoir commis. Son père rouvre alors son procès avec l’aide d’un avocat. L’affaire de Maher Manaï est l’exemple flagrant d’une erreur judiciaire dès son arrestation :

« Suspect présumé coupable, Manai affronté un véritable déchaînement de violences : insultes, coups de poings, coups de matraques, chocs électriques, gaz lacrymogènes. On lui a brisé les doigts. Comme il s’obstinait à ne pas signer, on l’a menotté et on lui a trempé le pouce dans une bouteille d’encre, de manière à imprimer son empreinte digitale sur sa déposition … C’est sur cette base qu’il a été condamné à mort. Pendant son procès, le juge qui présidait les débats n’a ni voulu entendre ses dénégations, ni tenu compte de son alibi. Aucun de ses témoins n’a été cité à comparaître. »

Relate-t-on dans le livre. S’ajoute à cela une justice inégalitaire où les pauvres n’ont souvent pas les moyens de se défendre et subissent des avocats commis d’office souvent peu enclins à les défendre. Selon le livre, 68,5% des condamnés à mort sont des travailleurs journaliers, précaires, des chômeurs, des gardiens, des paysans et le quart des condamnés à mort provient d’un seul gouvernorat, Siliana (d’où le choix du titre). Les auteurs de l’enquête se posent donc la question sur les raisons socio-démographiques de la condamnation à la peine de mort.

Aujourd’hui, les tabous persistent sur l’abolition de la peine de mort. Pour les auteurs du livre,

« L’Etat est écartelé entre son désir de se mettre au diapason des standards internationaux modernes en matière des droits de l’Homme et le principe d’islamité. »

Le tabou religieux existe puisque même si le droit criminel tunisien est sécularisé, les châtiments corporels existent dans la charia et certaines infractions justifient la peine de mort comme l’homicide. C’est sur la base de cet argument que le parti Ennahdha peine à accepter l’abolition de la peine de mort dans la constitution par exemple, où le « droit à la vie est sacré » mais doit respecter les lois en vigueur. Dans les années 90, même les associations militantes des droits de l’Homme ont du mal à statuer sur l’abolition selon le témoignage de Souhayr Belhassen dans le livre : « C’était une question qui divisait, qui suscitait le malaise. » Un récent sondage du magazine Leaders, cité dans l’ouvrage, montre que près de 70% des Tunisiens sont en faveur de la peine de mort. Or ce sondage peut être interprété de deux façons selon Samy Ghorbal :

« En surface, il indique que les Tunisiens sont massivement acquis à la peine de mort. Ce résultat doit cependant être nuancé dans la mesure où l’enquête a été réalisée seulement quelques semaines après un fait-divers dramatique et scabreux, le viol d’une fillette de 3 ans dans un jardin d’enfants, qui a bouleversé l’opinion. »

Or lors de l’abolition de la peine de mort en France en 1981, 63% des français étaient contre. Pour Samy Ghorbal ces chiffres ne sont donc pas décourageants surtout que la majorité des Tunisiens sont contre la condamnation à mort pour des raisons politiques et également pour des motifs religieux.

Les auteurs du livre espèrent réellement ouvrir le débat avec leur ouvrage mais surtout l’orienter sur le fait que « le débat sur la peine de mort n’est pas affaire de religion mais de civilisation » selon Samy Ghorbal. L’autre point important du livre porte sur les recommandations en matière de réinsertion des condamnés, surtout pour les amnistiés qui ont été libérés : « Il n’existe à ce jour ni stratégie nationale claire, ni structure d’accueil dédiée ni dispositifs d’accompagnements ciblés. La société tunisienne est bel et bien malade de ses prisons. »