Tunisian-National-prize

Contre toute attente, le prix Nobel de la paix est allé, cette année, au « Dialogue national » tunisien. Un Quartet qui réunit le syndicat des travailleurs (UGTT), le syndicat des patrons (UTICA), la ligue des droits de l’homme(LTDH) et l’ordre des avocats (ONA). Consensuel pour les uns, par défaut pour les autres, le vote du jury d’Oslo ouvre, en tout cas, la voie à un outsider du monde arabe.

Sur 68 organisations et 205 personnes, dont Edward Snowden et Raif Badawi, la Tunisie rafle la mise. C’est même la première fois que le prix est attribué à quatre personnes. Avant cela, un trio l’obtenait à deux reprises. D’abord en 1994, avec Yasser Arafat, Yitzhak Rabin et Shimon Peres. Un choix qui a fait des remous au sein même du jury, mais aussi dans les deux camps des lauréats. On connait la suite de ce processus de paix avortée avec l’expansion de la colonisation israélienne et le retour de la violence, qui présage, depuis trois semaines, d’une troisième intifada.

Puis, en 2011 avec les Libériennes Ellen Johnson Sirleaf et Leymah Gbowee et la Yéménite Tawakkol Karman. Cette dernière est l’une des plus jeunes prix Nobel de l’histoire. Elle a été primée en 2011, l’année où la blogueuse Lina Ben M’henni fut candidate. La Yéménite fait d’ailleurs partie du comité international de soutien de la candidature tunisienne qui ne concernait, initialement, que l’UGTT, proposée, en 2014, par des recteurs d’universités tunisiennes.

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Le martyr Mohamed Brahmi lors du 2e round du dialogue national.

Le Quartet : un théâtre des antagonismes politiques
En réalité, comme le rappelle l’ancien bâtonnier Chawki Tabib, le dialogue national avait démarré un 16 octobre 2012, dont le premier round a été boycotté par les partis CPR, Wafa et Ennahdha. Avec la recrudescence de la violence au lendemain des élections de la constituante, Chokri Belaid avait alors proposé à l’UGTT, la LTDH et l’Ordre des avocats de lancer le dialogue national. Après son assassinat, les trois parties se sont attelées à la tâche. Un marathon de réunions et de consultations, déboucha sur l’institution du Dialogue national. En outre, l’avocat témoigne de l’implication de Moncef Marzouki dans toutes les étapes de dialogue, même s’il n’a pas réussi à convaincre son parti, le CPR, de rejoindre la table de concertation.

Adossée à la centrale des travailleurs, la société civile avait proposé une alternative au chaos en formant cette nouvelle direction politique pour parer à la crise. Un modèle qui suscite inévitablement un terrible effet de miroir sur un monde arabe secoué par les conflits et la violence néocoloniale.

whashington post
Source : Le Washington Post.

Le Washington Post écrit : « Pour comprendre la décision du comité du prix Nobel de la paix de récompenser le Quartet tunisien du Dialogue national, jeter seulement un œil sur la carte ci-dessus ».

A ce moment-là, d’aucuns s’étaient demandé pourquoi Moncef Marzouki n’avait pas «saisi l’opportunité – peut-être la dernière – qui s’offre à lui de s’inscrire dans l’histoire de ce pays comme un dirigeant qui aura contribué à consolider la révolution populaire ». Il aurait alors présenté sa candidature au Nobel en binôme avec l’UGTT ou en quartet avec le trio, au lieu de faire cavalier seul.

Toutes ces considérations ont dû peser dans la balance de ceux qui ont soutenu “les outsiders tunisiens“. Le Quartet a donc été choisi pour avoir «établi un processus politique alternatif et pacifique à un moment où le pays était au bord de la guerre civile », déclarait Kaci Kullman Five, présidente du comité du Nobel. La reconnaissance rejaillit de facto sur la société civile, à un moment où celle-ci « est de plus en plus attaquée par des dérives sécuritaires ».

Un choix qui a finalement évincé l’actuel président Béji Caid Essebsi et l’ancien président Moncef Marzouki, eux aussi candidats cette année. On rappellera que Marzouki s’était déjà présenté en 2012, en même temps que le politologue américain Gene Sharp, théoricien de la lutte non-violente qui a inspiré certaines figures du Printemps arabe, la chaîne Al-Jazeera et le soldat Bradley Manning, accusé d’avoir livré à WikiLeaks quelque 260 000 dépêches du département d’État.

Pourquoi la Tunisie, pourquoi maintenant?
Ce prix a suscité une joie mesurée dans les rangs de la société civile qu’inquiètent les dérives du pouvoir. Certains craignent même que ce satisfecit ne « conforte l’élite politique et économique au pouvoir, et légitime l’entreprise de libéralisation en marche par les bailleurs de fonds ».

Pour l’universitaire Josepha Laroche, spécialiste des relations internationales et directrice du site “Chaos International”, il ne faut pas «raisonner en termes morale, car le Nobel est éminemment politique… C’est un prix de réconfort et d’encouragement, mais qui sanctuarise en même temps… La Tunisie est bien isolée dans son travail en faveur de la démocratie. C’est un processus fragile. C’est un pays frappé dans son économie et son image. Couronner la Tunisie, c’est actuellement, prendre parti, lui conférer une notoriété mondiale, à travers le Quartet et lui permettre d’avoir une parole performative, c’est à dire une parole qui porte à l’échelle mondiale, mais d’assurer un transfert symbolique, puisqu’à partir du moment où le Quartet reçoit le prix, il incarne une institution qui est mondialement célébrée et célèbre et qui incarne des valeurs de tolérance, associée aux droits de l’homme et à la société civile».

Cependant, d’autres invoquent les jeux d’influence au sein même du comité Nobel accusé par ses détracteurs d’avoir dévoyé le testament d’Alfred Nobel. On lui reproche notamment d’avoir primé des lauréats qui ne le méritaient pas, comme Barack Obama, en 2009, quelques mois seulement après sa prise de fonctions, ou encore l’UE, en 2012, malgré la crise et les problèmes internes qui la traversaient. La polémique a été relancée, récemment, avec la démission de Geir Lundestad, ancien directeur de l’Institut Nobel, en 2014. Et puis, le 3 mars dernier, Thorbjörn Jagland, président du comité Nobel depuis 2009, a été rétrogradé au rang de simple membre, cédant les rênes à la francophile Kaci Kullman Five, jusque-là vice-présidente.

Ex-premier ministre travailliste, Jagland a été la cheville ouvrière des accords d’Oslo entre Israël et l’OLP en 1993. critiqué, à Oslo comme à l’étranger, pour certains choix de lauréats faits sous sa présidence; comme celui de la distinction de l’Union Européenne. Un choix qui avait fait scandale en 2012, car Ågot Valle, membre du comité Nobel, connue par son opposition à l’UE, était malade et n’a pas particpé au vote. Jagland est aussi Secrétaire général du Conseil de l’Europe. Il a été réélu, en 2014, pour un mandat de cinq ans. Au lendemain des élections tunisiennes, Thorbjörn Jagland avait fait cette étonnante déclaration, au journal norvégien New Time :

La Tunisie devrait entrer dans le Conseil de l’Europe. Nous devons examiner si elle doit être membre du groupe AELE, avec les mêmes droits que la Norvège et l’Islande.

Mais la Tunisie n’est ni la Norvège ni l’Islande. Il lui reste à réformer son « système juridique garantissant les droits fondamentaux de toute la population, sans distinction de sexe, de conviction politique ou de croyance religieuse », comme l’espère le comité Nobel. Il lui reste surtout à accompagner le processus politique par un processus économique et social. Et avec le démarrage des négociations Tunisie-UE sur l’accord de libre-échange complet et élargi (ALECA) ,contesté par la société civile, la vigilance reste de mise.