Tard dans l’après-midi du dimanche 8 Novembre, des gens munis de bracelets jaunes et de plans de l’événement déambulent dans les rues tortueuses de la médina pour rattraper les dernières heures de Dream City. Dans une ruelle obscure, une file d’une trentaine de personnes, riant, bavardant et fumant, attendait d’entrer dans la caserne d’el Attarine. Celle-ci a été convertie, pendant cinq courtes journées, en Musée National de l’appareil Sécuritaire de l’Etat.
Les visiteurs étaient introduits en petits groupes de trois ou quatre à l’intérieur du bâtiment. Dans le hall d’accueil, éclairé par des lampes fluorescentes, un garde de sécurité passe un détecteur de métal sur les corps; les sacs à dos et à main ont été laissés à l’entrée dans des casiers numérotés. Les visiteurs reçoivent une carte du musée avant de traverser une cour grise vide pour accéder à l’exposition.
Au-dessus des voix des guides et les murmures des groupes qui se succèdent en déambulant dans les salles et les couloirs, flotte un mélange de froid et de silence de plomb. Les murs sont nus avec des fissures dans la peinture blanche, à certains endroits. Deux salles d’archive en désarroi qui, par quelque tour de l’art ou de l’imagination, semblent être restées intacts, accumulant la poussière au fil des années.
Dans la salle du Souvenir, se languit une table jaune pâle, sur laquelle est inscrite en lettres rouge sang, cette ode : « à tous les prisonniers politiques vivants et morts ». Au-delà, un couloir étroit avec quatre salles presque identiques, réservées aux interrogatoires. Sobrement meublées avec, dans la même disposition, un bureau en fer, un téléphone, une chaise et une armoire à dossiers.
L’austérité des salles évoque la brutalité des interrogatoires systématiques subis par des personnes comme Najwa Rezgui.
Najwa Rezgui et Ilyes Lafi étaient des prisonniers politiques sous l’ancien régime. Ils étaient également les guides du Musée national de l’appareil de sécurité de l’Etat, pas seulement en conduisant les groupes de visiteurs de salle en salle, mais aussi en partageant leurs propres expériences, au fil de l’itinéraire. Voici un extrait du témoignage de Rezgui qui a été présenté dans l’exposition:
Il s’appelait Abdelmajid, c’était tout ce que je savais de lui. Ils m’avaient conduit à une voiture blanche qui ne portait aucune plaque de la Garde nationale. Ils me firent monter à l’arrière et m’assirent entre deux agents qui avaient bien fermé les portières derrière eux. La voiture prit la direction de Kairouan, à dix kilomètres de la faculté.
Comme à leur habitude, ils me menèrent, de façon humiliante, comme on mène la bête à l’abattoir, jusqu’au district de la Garde nationale où m’attendait la police politique. La figure de ces agents ne présageait rien de bon. L’un d’eux se saisit d’un gros bâton en bois dont il se mit à me frapper à tort et à travers sur toute la surface du corps. Il hurlait et en même temps il frappait, et je n’ai pu saisir que quelques mots qui se sont incrustés dans ma mémoire parce qu’il ne cessait de les répéter, de façon hystérique : « Je jure que je ferai de toi, espèce de salope, une informatrice.» Un autre intervint et me poussa vers une pièce où je tombai sur certains de mes camarades ainsi que sur un grand nombre d’étudiants dont je connaissais quelques-uns. Tous étaient assis à même le sol, la tête tournée vers le mur. Ils m’obligèrent à force de coups à me joindre à eux…
Agencer la réalité et la fiction
« C’est un musée fictif », souligne Laila Soliman, qui vient nous rappeler ce qui était si facile à oublier, après avoir exploré les salles et les couloirs de la caserne el Attarine. En effet, le Musée national de l’appareil sécuritaire de l’État est l’une des œuvres artistiques que la dramaturge-metteure en scène égyptienne Laila Soliman et l’acteur-metteur en scène belge Ruud Gielens ont créés ensemble. Les artistes ont été approchés par Selma et Sofiane Ouissi de l’association L’Art Rue et le commissaire Jan Goossens afin de créer un projet pour la dernière édition de Dream City. Laila Soliman a évoqué pour Nawaat le processus créatif à l’origine de cette œuvre. Un récit officieux de l’appareil de sécurité de l’État qui opérait sous le régime Ben Ali.
Bien que le musée lui-même soit fictif (dans le sens où il n’a pas été effectivement initié par l’État), les histoires et les sentiments évoqués par ses murs ne le sont pas. « En accord avec le thème des créations de Dream City, le projet a été inspiré et nourri par différentes catégories de citoyens à Tunis », explique Soliman. En se basant sur les histoires, les expériences et les souvenirs de citoyens -Soliman et Gielens ont interviewé une trentaine de personnes- et les espaces physiques explorés dans la médina, les artistes ont décidé de la forme spatiale et visuelle du Musée.
Interrogée sur ce qui semble avoir été un processus de recherche approfondie (puisque les archives et les documents historiques ont joué un rôle essentiel dans les précédentes œuvres de la metteure en scène), l’artiste égyptienne souligne que la recherche prend des formes différentes, et que dans ce cas, les entretiens ont été la source fondamentale de l’information. « Chaque mot dit, réel ou imaginaire, affirme Soliman, donne du relief à l’espace ». Alors que la salle de projection était la seule partie complètement fictionnelle de l’exposition, « les détails de tous les recoins » du Musée pourraient être reliés aux entretiens. Que ces témoignages aient été présentés dans la dernière salle, juste avant la sortie, était un choix qui reflète « l’agencement de la réalité et de la fiction ».
Non pas un modèle permanent, mais un moment collectif
La préservation de la mémoire nationale est un droit garanti à toutes les générations de Tunisiennes et de Tunisiens, et une obligation à la charge de l’Etat et de toutes les institutions qui en relèvent ou celles qui sont sous sa tutelle, et ce pour en tirer les leçons et commémorer des victimes.Article 5 de la loi n° 2013-53 du 24 Décembre 2013
Le 24 Décembre 2013, la loi sur la justice transitionnelle a établi la création de la Commission Vérité et Dignité et la promotion de la révélation de la vérité, ainsi que la préservation de la mémoire nationale. Bien que le pays ait déjà engagé son propre processus de justice transitionnelle, on se demande pourquoi le projet de Soliman et Gielen ne pourrait pas servir de modèle pour un mémorial. Mais Soliman est catégorique, telle n’est ni l’intention ni le contexte de ce Musée.
Les performances précédentes de la dramaturge et metteure en scène – lesquelles évoquent la pertinence du passé pour comprendre le présent, en utilisant l’art comme un outil pour diffuser l’information- en donnent un aperçu. Au théâtre, le public répond à la performance des acteurs sur scène; dans le musée, le public a effectué une traversée en entrant en interaction avec un espace. Les deux contextes créent une expérience puissante et fugace qui est partagée par le spectateur et l’artiste. En ce sens, Soliman décrit le musée comme la création d’un « moment collectif … un moment de partage des connaissances, un moment d’ouverture de quelque chose » qui est sensible et pas facilement accessible pour être examiné dans la sphère publique ».
Les photographies et les documents nous ont été gracieusement donnés par Ruud Gielens
Dream City 2015: the social connection
07/11/2015
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