Entre ferveur, liesse et soif de vérité.
Déjà 43 jours que l’innommable a eu lieu. Après l’inqualifiable assassinat du leader « Watadiste » Chokri Belaid. 43 jours de questionnements, d’interrogations, d’aberrations, de béatitude incontrôlée, comme de celles que l’on a, malgré soi, après une grande querelle intérieure ou un accident ravageur, physiquement et physiologiquement.
Les larmes continuent de couler, leur flot incontrôlé semble ininterrompu, affranchi de tout, même du simple droit de Justice. Pourtant, malgré cette tristesse désormais accolée au simple devenir citoyen, les Tunisiens et la Tunisie ont répondu « présents » pour la célébration des 40 et 41° jours du décès du leader martyrisé Chokri Belaid, devenu le « Martyr de la Liberté et de la Dignité », car symbole exacerbé de ces deux entités.
Flash-back sur les principaux évènements qui ont ponctué ces deux journées de commémoration cérémoniale.
Samedi 16 Mars 2013 : La marche populaire et manifestation pacifique du Cimetière d’El Jellaz jusqu’à l’Avenue Habib Bourguiba.
Une foule très nombreuse sur le carré des martyrs, venue à l’heure du rendez-vous pour se rassembler et réciter la « Fatiha» pour le défunt martyr. Une Fatiha sortie tout droit du cœur des présents, dont les premières rangées étaient peuplées par la famille prononçant ces quelques saints versets du Coran que les morts entendent lorsque les âmes bienveillantes les déclament solennellement pour eux et leur repos qu’ils espèrent paisible.
Une ambiance quasi mystique de recueillement que les slogans revendicateurs, pressente demande de justice non rendue, que les camarades militants lointains ou proches de Chokri Belaid venaient régulièrement ponctuer, nous rappelant cette douloureuse colère qui hante tous les citoyens tunisiens, naturellement solidaires de l’ignominie qui a été infligée à Belaid, ainsi qu’à tous les membres de sa famille. Coupures enchainées de paroles, devenues devises d’engagement, « Wé Belaid irteh irteh sé nouwassil el diféê », et de dénonciation, « Akid Akid Ghannouchi ktéll Belaid », « wé Ghannouchi wé séfféh wé kattell larwèh », et tellement d’autres mots scandés et criés, continuité de gorges nouées et de voix éteintes.
Une bonne dizaine de milliers de personnes, avec des postures de corps restés plus que jamais vivaces, plus que jamais debout, tous sont sortis du cimetière pour marcher vers l’Avenue Habib Bourguiba, en parcourant l’Avenue de Carthage. Au fur et à mesure que les manifestants se regroupaient, leur nombre s’accroissait. Citoyens et citoyennes qui se sont unifiés pour la même cause. Certes, avec un grand pourcentage de « Frontistes Populaires », de « Watadistes », de sympathisants et partis frères, mais nous avons également remarqué la présence du tunisien, de la tunisienne, de jeunes et très jeunes tunisiens qui étaient tout autant en sueur que les militants que nous appellerons de base ou classiques.
Après un point de chute devant le théâtre Municipal, le temps que la veuve Bessma Khalfaoui entouré des hommes politiques présents, dont Hamma Hammami, Jawher Ben Mbarek, Zied Lakhdhar… se préparent à discourir devant un peuple tenu en haleine. Et en attente, de rassurance, de réponses, de soutien. Ils criaient tous, « Thouwar Thouwar el jebha el chaâbia sé tkémmil el michwar », refrain de tous les instants, faisant que n’importe lequel d’entre eux n’est jamais trop long.
Après quelques interventions sur l’estrade agencée dans une caravane mobile, Hamma Hammami est arrivé. Il n’a cessé de dire tout au long de sa locution quasi enflammée qu’il se trouvait, aujourd’hui, « en présence de la vraie légitimité : la légitimité du peuple », évoquant le sang des martyrs qui est celui de tous les tunisiens, ceux qui lui renvoient en chœur « éwfiyé éwfiyé bi diméa el chouhada ». Un Hamma Hammami qui, comme à l’accoutumée et dès qu’il en a l’occasion, rappelle dans une insoumission et une insubordination totales la possibilité au peuple de renverser le régime, comme il l’a fait pour Ben-Ali. Les renforçant dans leur confiance, comme pour les charger de volonté, il leur énumère toutes les catastrophes sociétales et passages à vide que le tunisien vit quotidiennement depuis la mise en place du régime de la Troïka, avec en tête leur ennemis basiques du front populaire : les nahdhaouis. Ces mêmes nahdhaouis qui représentent pour Jawhar Ben Mbarek la contre-révolution et la révolution qui se chemine en sens-contraire, pour ne pas dire en sens-interdit.
Des militants de la première heure et de tous bords étaient là, tunisiens et étrangers, comme la palestinienne Leila Khaled qui a confirmé, convaincue jusqu’au sang que Chokri Belaid est mort pour libérer la Tunisie du joug de la néo-dictature qui s’installe sur sa terre.
Sur l’Avenue, exactement sur ces pavés intérieurs pas très loin de la statue d’Ibn Khaldoun, la caravane mobile a muté en vaste arène politique, où hommes et femmes de gauche se sont présentés devant un auditoire accroché à leurs moindres paroles. Vers 16h30, la foule des manifestants a commencé à se disperser, sauf certains d’entre eux qui ne voulaient pas quitter l’Avenue, notamment devant le Ministère de I ‘Intérieur, d’où un certain remue-ménage vers les environs de 17h devant ce dernier.
Dimanche 17 Mars 2013 : à partir de 11h ; Coupole d’El Menzah.
Aussi bien organisées que la marche de la veille, conjointement par « El Watad », le Front Populaire, l’UGTT, divers syndicats et structures syndicales de divers métiers et différentes régions, les « festivités » de la Coupole d’El Menzah 6, ont débuté dès 11h du matin sur l’ensemble de l’espace extérieur, tout autour de la Coupole. Ateliers d’arts-plastiques agencés et coordonnés par le Syndicat des Artistes Plasticiens SMAP, avec l’exécution en live d’une toile géante à laquelle se sont jointes petites et grandes mains. Concerts de musique engagée et patriotique, déclamation de textes et poèmes militants, tous politisés, avec une direction claire : celle de l’avènement d’un peuple libre, affranchi de ses tortionnaires directs et indirects. Celle de la souveraineté du peuple. Celle d’une loi égalitaire pour tous.
Toutes les personnes présentes, venues seules ou accompagnées, en groupe d’amis, en famille, en amoureux. Tous étaient là, et ils savaient tous pourquoi ils étaient là. Même si beaucoup d’entre eux n’ont pas grand chose à avoir avec le combat ou les valeurs que défendais Chokri Belaïd, ils voulaient simplement profiter de ce beau rassemblement populaire où l’espoir et les énergies positives balayaient sans concessions aucune le pessimisme et le défaitisme, voir la mélancolie, cette fausse jumelle de la tristesse.
Cette dernière s’est transformée en colère fulminante et effervescente lorsque les portes de la Coupole se sont ouvertes vers 14h pour laisser place aux invités de ce 40ème jour de commémoration.
Dès lors, le recueillement a laissé place au meeting politique. Un meeting parmi tant d’autres où les discours congressistes se chevauchent, où les expressions embrassent les témoignages, où les affirmations deviennent des déclarations et vice-versa. Autant de symptômes d’une santé « politique » aussi polysémique que le terme qui l’accompagne.
Les politiques…, ces nouvelles stars du petit écran tunisien, ces néo-effigies postrévolutionnaires… elles étaient toutes là pour rappeler au monde entier leur combat qui ne s’arrêtera jamais. Militants du parti de Chokri Belaid, militants du Front Populaire, sympathisants et/ou amis d’autres partis comme Samir Bettaïeb, Selma Baccar, Mahar Hanin, ou encore Saida Garrache, ils étaient tous là, parés de leurs plus beaux atours, ceux des paroles et des mots qui dénoncent un régime actuel de plus en plus controversé.
Sous des projecteurs devenus leurs meilleurs alliés, ils ont tellement crié leur refus de cette néo-dictature que le camarade Chokri a certainement du les entendre de là où il est. Tour à tour sur scène, Bessma Khalfaoui, Zied Lakhdhar, Hamma Hammami devant un public en délire, scandant à la file « Le peuple veut Hamma Président » « Le peuple veut Hamma Président », Jawhar Ben Mabrek, Houcine Abassi, .., tous étaient là pour s’exclamer, s’indigner et encore s’indigner.
Ce 17 Mars dernier, ils étaient les indignés de la Coupole d’El Menzah 6.
Ce même jour des festivités, si l’on peut appeler cela ainsi, le frère de Chokri Belaid, Lotfi Belaid annonce aux médias qu’il a reçu des lettres de menaces contre sa personne et celle de la famille Belaid. Une en provenance de Sfax, et une en provenance de Tunis (les cachets de la poste faisant foi), ces lettres leur ont été envoyées pour avertir sous forme d’intimidations la famille Belaid, que s’ils n’arrêtaient pas immédiatement les recherches et fermer en quelque sorte le dossier de l’enquête de l’assassinat de Chokri Belaid, une suite de problèmes s’amoncelleraient immédiatement sur eux. Des copies de ces lettres à but clairement dissuasif ont été remises au Comité de Défense ayant en charge le dossier de l’enquête.
Dimanche 17 Mars 2013 : 11h 30 ; « Lil Onf, non à la violence. Les ballons de la Liberté ». Esplanade Menzah 6 ; Esplanade Chokri Belaid
Le 40ème Jour du décès de Chokri Belaid n’a pas été seulement un évènement et un avènement politique retentissant de grande envergure civile et sociale. Il a également été, fort heureusement, l’occasion aux citoyens de se recueillir dans l’essence vitale du rêve, de la poésie et de l’espoir.
Les « 1000 ballons contre la violence » et pour la mémoire de Chokri Belaid, qui se sont érigés dans le ciel tunisien, ont été les cieux d’un futur que l’on a vu l’espace d’un moment, heureux.
Entre 11h30 et 12h30, se sont donc envolés mille ballons, symbole d’une liberté éternelle, que rien ni personne ne peut ni ne pourra arrêter. Dissipés dans les airs, fluides et légers, comme l’âme de Belaid.
Mis en place par un collectif de journalistes, d’artistes, de femmes et hommes de culture, de mécènes et défenseurs de l’art et de la liberté d’expression sous toutes ses formes et attraits, cet évènement iconoclaste nous a rappelé et nous a réconcilié avec notre innocence salvatrice .
Des ballons blancs et rouges avec la figure du martyr trop tôt disparu, cette face si convaincante et son regard tellement paisible gravé aujourd’hui sur chaque feuillet existentiel. Ils se sont tous envolés, d’El Menzah 6, Sidi Bouzid, le Kef, Djerba, Thala, et d’autres villes dans le monde, comme Marseille, Berlin ou Genève. Une profonde méditation sur notre condition humaine, notre fragilité vitale et ce conditionnement de l’esprit muselé que les vils politiques de nos ères actuelles s’acharnent à projeter sur notre société.
Justement, cette sacrosainte politique ? Les instigateurs des « ballons » ont voulu s’en éloigner un tant soi peu. Pour dire la même chose mais avec d’autres manières. Des musiciens, un hymne national porté par de jeunes musiciens classiques, nuancé par les tons de l’espoir et de la belle insoumission. Celle de dire non à la basse concrétude de la réalité terrestre pour atteindre les cieux, là où la liberté essentielle a un sens, là où il n’y a pas de mensonges, là où le souffle géniteur et créateur insufflera sans arrêt sa soif et son désir de vie.
Celle-là même qui s’arrête brusquement et injustement parfois. Injustement. Mais dignement. C’est ainsi que Chokri Belaid, avocat et ardent défenseur d’une justice indépendante, secrétaire général des Patriotes Démocrates Unifiés, s’est écroulé devant son domicile un matin pas comme les autres, sous l’impact retentissant et impardonnable des balles, de ses tueurs et de ses bourreaux. La tête haute, il savait pertinemment ce qui l’attendait, un jour, au détour d’une rue. Il ne le savait que trop bien mais il a continué son combat.
Dignement. C’est ainsi et sur les mêmes lignées que ce collectif de journalistes et intellectuels ont voulu lui rendre hommage et refaire vivre intensément son souvenir, dans ce ciel insolemment bleu, ce 17 mars dernier. Souffle de liberté, pour dire non à la violence, dénoncer ce climat de marasme spirituel qui n’a fait que grandir en nous depuis le jour de l’odieux assassinat d’un homme de gauche apprécié de tous.
« Lil Onf, non à la violence. Les ballons de la Liberté ». Présenté par ses instigateurs comme « Les rives [qui] sont la chance du fleuve, elles [qui] l’empêchent de devenir marécage » (Bussel, écrivain)… une action initiée par le collectif citoyen éphémère, baptisée les « Ballonades » [qui] chemine au long des rives, sous le signe de la paix et de l’amour… Le but de cette intervention est de perpétuer la mémoire du martyr à travers le message véhiculé par les ballons. Ceux-ci portent les couleurs du drapeau tunisien avec, imprimé dessus, le portrait de Chokri Belaïd . Femmes, hommes, enfants de tous bords, de tous âges sont sollicités durant ce laps de temps à lancer un ballon ou deux dans le ciel, en signe de reconnaissance à celui qui a symbolisé la lutte contre toute forme de violence. En présence d’artistes, chanteurs, plasticiens, comédiens etc., nous inviterons Mme Basma, veuve du martyr et ses deux enfants à lâcher les premiers ballons ».
Ce sont avec ses mots simples que les « Ballonades » devenu « Nafass », a pris l’ampleur d’un grand moment, un instant condensé de vie , un concept quasiment ombilical, lien entre les morts et les vivants, entre le matériel et l’immatériel, entre le terrestre et le spirituel.
« Souffle » et « Nafass » à jamais, qui nous insufflera l’énergie créatrice de notre quête, devenue notre lutte. De liberté, de justice et de dignité. Non pas celle destructrice que la haine des Hommes fait germer dans une politique stérile et obscurantiste.
C’est ce souvenir que nous garderons, car le rêve comme la liberté, comme la mémoire de Feu Chokri Belaid resteront ineffaçables.
Selima Karoui
[…] [1] Le 40ème jour revêt une signification particulière dans la tradition arabo-musulmane, et marque la fin de la période de deuil. Voir le détail des commémorations sur le lien suivant : http://nawaat.org/portail/2013/03/19/commemoration-du-40-et-41-jours-de-lassassinat-de-chokri-belaid… […]
Il faudrait peut-être changer le calendrier tunisien. Ni Hégire ni Grégorien, mais Belaidien. L’année année zéro en Tunisie débutera ainsi le 6 février 2013. Le 26 novembre on fêtera la naissance de Belaid, ce qui nous permettra d’abroger la fête de Noel et celle du Mouled qui suscitent des conflits entre modernistes et fondamentalistes.