Le-Maghreb-et-le-Monde-arabe-entre-gloire-decadence-et-espoir

Première partie – (Deuxième partie)

Nul doute que la civilisation musulmane a été -et demeure à beaucoup d’égards- fascinante. Ses apports à la civilisation universelle furent considérables. Elle a été le maillon sans lequel le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. C’est une civilisation qui a connu les gloires les plus éminentes et a engendré une organisation sociale qui fut à la pointe du progrès humain. Il est inutile de s’attarder sur les détails de cette gloire. Ce n’est pas le but de nos propos et nous n’apporterions rien de plus à la littérature abondante qui a traité cet aspect. Notre réflexion essaiera simplement de s’interroger succinctement sur le procédé qui a permis à une peuplade du fin fond de l’Arabie de conquérir le monde puis, subitement, de tomber dans une décadence terrible (I). Cette réflexion n’aurait pas de sens si elle ne cherchait pas à situer l’expérience civilisationnelle du monde musulman dans un cadre théorique qui la dépasse, c’est-à-dire un modèle d’explication du processus de développement politique des nations. En somme, vérifier si les difficultés actuelles du monde musulman peuvent être expliquées par un paradigme de développement universel (II).

I.- De la gloire à la décadence

Nous venons de le rappeler, la gloire du monde musulman fut énorme. Et pour que, après une telle gloire, la chute soit aussi dure, il n’y a que des contresens géants qui peuvent expliquer un tel phénomene (A). De même, si une grande civilisation périclite, il est inévitable de constater qu’à un moment ou à un autre, elle s’est mise en contradiction avec les valeurs fondatrices de son développement (B).

A.- Les contresens de l’Histoire

Les plus grands contresens que l’Histoire puisse retenir sont ceux que commettent les grandes civilisations en devenant soudainement frappées d’amnésie vis-à-vis du facteur déterminant qui, un jour, a fait leur grandeur.

Le mérite et l’ingéniosité des premiers docteurs de la loi musulmane ont été incarnés par leur prodigieuse capacité à intégrer le monde qui les entourait à un nouveau système de valeurs (la religion musulmane), pour en faire une force redoutable.

Leur mérite a été d’avoir su faire, avec les peuples et les nations qui leurs ont préexisté, une nation nouvelle, qui dominera pour de longs siècles d’immenses étendues. S’ils ont réussi, c’est parce qu’ils ont su s’adapter à ce qui leur a préexisté. En un mot, ils ont su faire du neuf avec de l’archaïque. Si le droit musulman a pu être appliqué sur de larges territoires, c’est parce que les légistes musulmans, conformément à un nouveau système de valeurs, ont su répondre aux besoins de leur temps par les solutions les plus appropriées. S’ils ont changé le monde qui les entourait, c’est parce que ce dernier, depuis des siècles, ne changeait pas et avait besoin d’eux pour changer. C’est là le facteur déterminant à l’origine de l’éclosion de toute grande civilisation.

Et, là où interviennent le contresens géant de l’Histoire et l’amnésie qui frappe un jour ou l’autre les grandes civilisations, c’est lorsque, devenant puissantes, elles oublient que si rien ne change tout change. Lorsque rien ne se fait pour accompagner les changements inhérents à la nature de ce monde, tout change inexorablement, y compris la grandeur en décadence.

Le drame de la société et du système juridique musulman c’est que, après avoir produit une technologie juridique innovatrice qui élaborera et enracinera en Arabie des concepts, alors, révolutionnaires : comme l’IJMAA, (le consensus), dans une société profondément divisée en tribus rivales ; comme l’acte de la BAY’A, acte politique contractuel devenu une véritable obligation religieuse pour les croyants ; comme la FITNA, (la sédition) érigée en pire des crimes ; comme la BED’A, pour canaliser les réfractaires, comme la UMMA, au sein de laquelle toute une nation devait s’unir, et donc après avoir sécrété le meilleur ciment qu’une nation multi-éthnique puisse rêver d’avoir, il sera incapable de se renouveler.

Durant les premiers siècles de l’Islam, la créativité des penseurs et des juristes musulmans fut la bienvenue pour réordonner les peuples qui constitueront la nouvelle Umma. Une fois le nouvel ordre instauré -ordre, faut-il encore le rappeler, élaboré en fonction des besoins de son temps- la créativité des juristes, quand elle ne s’autocensurait pas, était étouffée dans l’œuf, car porteuse de désordre social et de divisions. Comment, dans ces conditions, tous les efforts ne se tourneraient-ils pas vers la consolidation du système juridique tel quel, meilleur garant de la conservation d’un modèle de société dont les vertus n’ont soi-disant plus à être démontrées. Comment le droit ne devient-il pas alors un instrument de reproduction de la société par le conservatisme, plutôt que, par son perpétuel renouveau, un outil régulateur du changement.

Au Maghreb, à travers l’époque, en particulier, des almoravides (1056-1147) et des almohades (1147-1269) on peut y déceler le contresens de l’Histoire dont nous parlons. Durant cette époque, la civilisation maghrébine avait atteint une certaine stabilité politique, avait accumulé richesses matérielles et savoir scientifique qui auraient pu engendrer une transformation radicale de la société maghrébine. Si cela n’a pas été le cas, c’est parce que le progrès civilisationnel des almoravides et des almohades -comme tout progrès- avait déstabilisé la société, avec ses repères désormais vieillis, ses mœurs dépassées et une vision du monde terrestre périmée. Il s’en est suivi une crise morale de la société que le droit n’a pas su résoudre. En guise de solution, on a eu recours à un contresens -au vrai sens du terme- qui a consisté à revenir en arrière par la sacralisation du droit d’un passé idéalisé -le modèle de société des anciens- au détriment d’un réajustement et d’une réadaptation du droit aux nouvelles réalités sociales.

En effet, et comme toujours, face à toute crise morale due au changement que les sociétés peuvent subir, le conservatisme est toujours aussi myope dans son diagnostic : Le problème ne provient pas des règles de droit devenues inadéquates pour une société en mutation, mais de la société, laquelle en muant, s’écarte du système « vertueux » des anciens. Et, du coup, par une invraisemblable amnésie, on perd totalement de vue, que ces mêmes vertus du système des premiers docteurs musulmans ne provenaient pas du contenu matériel des normes qu’ils ont élaborées, mais de l’effort de création dont ils ont fait preuve pour sécréter des normes à même de transformer une société et à faire d’elle le phare de la civilisation. La vertu ne résidait pas dans la norme, en tant que telle, mais dans une formidable adéquation entre le fondement de la norme, son contenu et le besoin auquel ce dernier répondait.

Ce n’est pas un hasard si la décadence du Maghreb intervient à l’issue de l’époque almohade. Ladite époque a représenté une période charnière. La société, en raison de ses remarquables avancées civilisationnelles, s’est transformée. Ses besoins ont radicalement changé par rapport à ce qu’ils étaient il y a quelques siècles. Dès lors, de deux choses l’une, ou bien le système juridique accompagne cette transformation en répondant aux nouveaux besoins de la société ; ou bien, ramant à contre-courant, tente de figer la société pour ne pas être dépassé et entraîne ainsi sa décadence. C’est la voie de la décadence, celle de la myopie, hélas, qui a été choisie. Et la décadence que nous observerons à l’issue de l’époque almohade sera d’autant plus aiguë que l’âge d’or des conquêtes territoriales touchait à sa fin. Les richesses matérielles se raréfiaient. Les lourds impôts se substituaient aux butins. Le savoir scientifique se rétrécissait. La liberté de pensée n’existe plus. Quelques réformes, parfois même importantes, verront le jour avec les mérinides et un peu moins avec les hafcides, mais ces réformes seront d’ordre structurel plutôt que des réformes de fond. Et autant dire que ces réformes contribueront à figer la société dans un moule duquel il sera difficile de sortir. Et, vu l’état de contraste dans lequel on découvre le Maghreb au XIXe siècle, on réalise qu’une incroyable fièvre de conservatisme s’est emparée de lui depuis des siècles. Alors même qu’il était loin d’être analphabète, il a pourtant atteint un état de décadence inouïe.

B. – Le non sens d’une crise de développement en contradiction avec les valeurs fondatrices de la société musulmane

Nombreux sont les travaux qui ont démontré que les Maghrébins, à l’aube du XIXe siècle, étaient loin d’être ces « êtres analphabètes » « à demi-barbares, errant de plaine en plaine accompagnés de leurs troupeaux » [1]. Et, de toute évidence, appartenant à une religion des Ecritures, leur premier devoir religieux était justement d’apprendre à lire dès le plus jeune âge. C’est ce qui ressort, en effet, de nombreux travaux. A ce titre, Mostefa Lacheraf par exemple, cite le témoignage du général Valaze, rapporteur de la commission d’Afrique, lequel avait indiqué aux membres de la chambre des députés lors de sa séance du 20 janvier 1834, « que presque tous les Arabes savent lire et écrire. Dans chaque ville il y a deux écoles… » [2]. Sur le même registre, Bruno Etienne, non sans ironie, rappelle à ceux qui abondent dans le sens du désert culturel que la France aurait trouvé en Algérie, que “[…] l’Armée d’Afrique comprenait bien moins de lettrés que celle de l’émir” [3]. Enfin, Abdelwahab Bouhdiba cite M.A. Méziane qui rappelle que « la culture algérienne du XIXe siècle avait atteint après trois siècles de quadrillage et de vulgarisation une si grande diffusion dans les masses qu’il était difficile de parler d’analphabétisation ou de diversité culturelle en 1830 ». Le même auteur ajoute : « pour ne citer que l’exemple le plus commode, nous savons que Abdelkader et ses compagnons étaient des hommes de culture. Dans les campements militaires, les tentes-bibliothèques et les tentes-écoles étaient les plus belles. Juristes, théologiens, hommes de lettres y assuraient des cours en permanence malgré la guerre et les difficultés matérielles. La smala des derniers temps n’était pas un campement, mais une véritable ville mobile où les trésors les plus précieux étaient les livres » [4]

Si nous avons cité ces exemples ce n’est pas simplement pour affirmer que le Maghreb n’était pas analphabète, mais pour poser une question nettement plus fondamentale. Alors pourquoi, si le Maghreb n’était pas aussi analphabète, était-il dans un tel état de décadence ? Pourquoi l’évolution de cette contrée n’a-t-elle pas engendré un meilleur régime politique ? Qu’est-ce qui fait que des peuples possédant toutes les ressources intellectuelles s’arrêtent du coup à produire de la technologie aussi bien juridique que politique ?

Evacuant l’exemple d’Abdelkader et de sa smala au sein de laquelle la valeur des livres surpassait celle des armes. Sans doute, cet exemple n’est pas généralisable à l’ensemble du Maghreb. Car, il s’agit d’une personnalité atypique, « un des personnages – tel que le qualifie l’auteur de sa biographie – les plus extraordinaires du XIXe siècle, [cet émir] protégé et ami de Napoleon III et de Ferdinant de Lesseps, [incarne] le plus grand mystique arabe du siècle dernier » [5] C’est dire, qu’à partir de l’atmosphère d’érudition qui l’entourait, il serait maladroit, du moins pour notre part, de tirer des conclusions qui concerneraient l’ensemble des compatriotes maghrébins de l’érudit.

Demeurent à présent les lettrés ordinaires. Et donc, comment se fait-il qu’avec autant de lettrés « quadrillant méthodiquement » le Maghreb, celui-ci ait pu tomber aussi bas, tant au niveau du rayonnement culturel de sa civilisation qu’au niveau de ses avancées scientifiques ?

Peut-être parce que les juristes et théologiens vont, en effet, être les instruments d’un quadrillage méthodique, mais un parfait quadrillage des esprits. Ces mêmes juristes et théologiens ont, sans doute, été, comme l’écrivent A. Bouhdiba et M.A. Méziane, les meilleurs instruments d’une vulgarisation de la réflexion ; mais, manifestement une réflexion au sens ondulatoire du terme, comme le font si bien les miroirs. Car, il s’agissait d’inculquer à leurs étudiants, comme il leur a été inculqué à eux-mêmes par le passé, l’art de reproduire le plus fidèlement possible un savoir juridico-théologique vieux de plusieurs siècles déjà. Et, c’est en ce sens, que nous disons qu’une fièvre de conservatisme si virulente s’est emparée du Maghreb dès l’époque des almohades. C’est même, en citant Abdallah Laroui, une authentique « idéologie de la conservation » [6]. Un art qui va faire de « la tradition […] une valeur propagée par l’enseignement, incarnée par une caste, revendiquée par le pouvoir politique. Culture et institutions soutiennent l’idée de tradition qui les fonde et les légitime. Déterminée ainsi par toute une structure sociale, la tradition reste sous la dépendance exclusive de celle-ci ; le contact avec ce qui lui est étranger ne la touche en aucune manière, quel qu’en soit le degré d’intimité » [7].

Mais également comment expliquer que, dans cet univers, même très conservateur, n’ait pas pu émerger un « J-J. Rousseau » ou un « Montesquieu » ou encore, de nouveaux « Avéroes » ou de nouveaux « Shafii » ; mais avec une pensée aussi novatrice que celle qui fut développée par ces derniers en leurs temps ? Pourquoi, une fois les principaux traits du système juridico-politique musulman établis, la vie s’est-elle figée ? Nous avons peine à imaginer que cette terre, comme le reste du monde arabe, ne fut plus à même, d’un coup, à produire des penseurs aussi talentueux que leurs prédécesseurs, capables de faire évoluer l’univers politique et juridique de leur communauté. Nous avons peine à croire cela. Du reste, il y a eu de tels penseurs remarquables, Ibn Khaldoun en est un exemple du XIVe siècle.

Mais, alors, comment se fait-il que ces penseurs aient eu si peu d’impact sur leur société et par quel moyen cette civilisation a-t-elle pu les jeter dans les « oubliettes de l’Histoire », tout comme Ibn Khaldoun le fut pour les Tunisiens avant qu’ils ne recommencent à peine à le redécouvrir à l’aube du XVIIIe siècle.

La raison tiendrait probablement à la conjonction de deux éléments majeurs.

–  Le premier est dû à la rigidité de la structure du droit. c’est-à-dire à la grande efficacité voire -et le superlatif n’est pas de trop- à l’extraordinaire forme scientifique de la systématisation du droit, laquelle une fois réalisée n’a plus pu supporter la mutation, même progressive, de la logique juridique.

–  Le second élément est probablement dû à la grande inertie du système qui s’étendait sur d’immenses territoires. Que peut bien faire l’apparition d’un authentique « fkih mujtahid », aussi progressiste soit-il, contre un pouvoir législatif diffus s’étendant sur tout l’empire musulman, qui n’a, de surcroît, (le pouvoir législatif) aucune localisation géographique ? Que peut un tel fkih contre un pouvoir politique qui s’étend jusqu’à ne plus savoir où se trouvent ses frontières ?

Lutter contre cette structure à l’inertie monumentale, contre cette toile immense de l’ordre juridico-politique musulman était d’autant plus difficile qu’il n’existait aucune échappatoire pour celui qui, malgré tout, s’entêterait à vouloir réformer la société. En cas d’anathème, il n’y avait que l’isolement et les persécutions. Point de frontières à traverser pour se faire entendre ailleurs. Et c’est précisément l’une, sinon l’élément fondamental à l’origine, selon nous, de la différence entre l’évolution juridico-politique, mais également économique, du monde musulman et du monde occidental.

Le Monde Arabe et l’Europe ont eu, en commun, la caractéristique de constituer, depuis plus d’un millénaire, deux ensembles, lesquels à défaut d’être complètement uniformes, constituaient, chacun de son côté, une aire culturelle relativement homogène. Seulement, à une différence près : c’est que l’Europe n’accouchera jamais d’un Empire unifié. Or, et comme l’a longuement analysé Jean-Pierre Maury à propos de l’Europe, « c’est la pluralité des sociétés dans un même ensemble culturel [qui] fait qu’elles sont à même de parcourir les champs de possibilités qu’offre cet ensemble » [8]. Citant Paul Kennedy, il ajoute « l’absence de rigidité économique et politique a entraîné pour l’Europe une absence comparable d’orthodoxie culturelle et idéologique […] » [9]. « L’originalité de la civilisation européenne, c’est qu’elle n’a pas accouché jusqu’ici d’un empire-monde capable de soumettre les nations, les entrepreneurs, les savants, les personnes à une loi commune. La concurrence entre les nations [européennes] a favorisé la liberté d’expression, la recherche, l’initiative et la démocratie » [10]. C’est le même diagnostic inversé que l’on pourrait faire s’agissant du Maghreb et du monde arabe. Après une période faste, bouillonnante de contributions intellectuelles qui a duré le temps pendant lequel les souverains se sont occupés des conquêtes extérieures et, à peine celles-ci achevées, qu’une sévère orthodoxie s’emparât de toute cette région. Orthodoxie aggravée, par ailleurs, par les conséquences des querelles de pouvoir et des fréquentes usurpations de trônes, lesquelles incitaient les nouveaux gouvernants, en quête de légitimité, à tout faire pour apparaître aux yeux de leurs « ra’yya » (sujets) comme étant les grands défenseurs de l’islamité et de la foi « populaire ».

Il n’en est pas moins vrai cependant, que deux objections peuvent être formulées. Pour la première, on peut dire que sur de longs siècles, l’évolution de l’empire musulman ne fut pas aussi unifiée sur le plan territorial et uniforme sur le plan idéologique. Seconde objection : c’est la substance du dogme musulman, qui ne pouvait en aucun cas inciter à l’éclosion d’un régime libéral, car ne pouvait reconnaître, ni accepter ne serait-ce qu’une ébauche du principe de la séparation des pouvoirs. Laquelle séparation des pouvoirs représente LA condition sine qua non pour un tel régime libéral.

–  Concernant la première objection, il est vrai que l’empire musulman, sur le plan territorial, connaîtra des divisions et des scissions de certaines de ses provinces. Seulement, ces scissions et ces différences entres les provinces n’engendraient aucune transformation notable au niveau des caractéristiques de l’ordre juridico-politique musulman. Et, comme dit précédemment, le facteur de quête de légitimité aggravait dans ces cas-là l’orthodoxie. Par ailleurs, lorsqu’elles avaient lieu ces scissions, elles portaient sur de très grandes portions de territoires qui ne rapprochaient guère les frontières. Mais, malgré leurs effets très réduits, sans ces scissions, justement, qui créaient des « quasi-entités » politiques au sein du monde musulman, il n’y aurait probablement jamais eu un Ibn Arabi, un Ibn Khaldoun, un El-Ma’ari, et bien d’autres penseurs musulmans. Ceux-ci, dans leur majorité, lorsqu’ils étaient sévèrement persécutés n’avaient alors d’autres choix que l’exil vers de telles provinces -parfois à des milliers de kilomètres. Un exil pour une nouvelle vie dans un environ juridico-politique similaire, où il n’y avait guère que le nom du souverain qui changeait -souvent le nom du souverain persécuteur.

–  S’agissant de la seconde objection : l’Islam ne pouvait en aucun cas sécréter une séparation de pouvoir. Rien n’est moins sûr. Car, en examinant le développement du droit public musulman, nous avons curieusement observé un système juridico-politique qui a pendant des siècles évolué en portant en lui les potentialités nécessaires à l’enfantement de ce qui, étonnamment, ressemblerait aujourd’hui à un régime basé sur ladite séparation.

S’agissant d’abord, de l’autonomie du pouvoir législatif, la doctrine sunnite a été toujours unanime à en faire un pouvoir indépendant du souverain. Celui-ci ne disposant que d’un pouvoir réglementaire (la siyassa char’iyya), au domaine de compétence réduit.

En fait, c’est du côté des rapports exécutif/judiciaire que l’obstacle à la séparation des pouvoirs semble avoir été le plus persistant. Or, cet obstacle ne relevait d’aucune prescription coranique. Il est plutôt dû au fait que les légistes musulmans n’ont pas su faire la part de ce qui devait rester de la compétence du calife et de ce qui devait revenir à des juges indépendants. Le droit musulman, en effet, ne développera jamais une théorie qui distingue entre la fonction arbitrale nécessaire et inhérente à tous les chefs des exécutifs -passés et présents- et la fonction juridictionnelle (tel que nous la concevons aujourd’hui au sens classique du droit constitutionnel). Tout au long de son histoire, le droit musulman, n’ayant jamais fait cette distinction sur le plan théorique, il lui était alors impensable d’entrevoir un seul instant une justice totalement indépendante qui n’aille pas à l’encontre des pouvoirs du calife et de son administration d’arbitrer des conflits, voire d’infliger des sanctions (comme le font quotidiennement les organes exécutifs modernes, soit directement, soit au travers de leurs administrations et ce, certes, dans le cadre de la loi et sous le contrôle du juge).

Par ailleurs, faut-il insister sur le fait, qu’aucun élément dans le Coran ou le hadith n’allait à l’encontre d’une telle justice [juridictionnelle] autonome. Et puis, si l’on prend en compte le fait que le adl (la justice) occupe une place fondamentale dans la théologie musulmane, l’absence d’une telle justice s’avère d’autant plus choquante. En fait, les ressources du droit public musulman étaient réelles pour qu’il s’accommodât d’un chef de l’Etat dont le statut de premier magistrat n’interfère avec la justice que dans les cas où une raison d’Etat ou une raison humanitaire exige l’annulation ou la commutation d’une sentence prononcée par une juridiction, quand bien même indépendante. En somme, la prérogative de ce que l’on qualifie aujourd’hui par le droit de grâce au profit du chef de l’Etat. Une prérogative que les démocraties modernes ont montré qu’elles pouvaient s’en accommoder sans grand dommage affectant les mécanismes démocratiques.

Enfin, il n’y a pas que la séparation des pouvoirs, un autre élément est également indispensable à tout régime qui aspirerait à la modernité politique : le pluralisme d’expression et de pensée, qui n’est que le reflet normal des diverses interprétations -forcément et toujours- plurielles des réalités sociales, politiques et religieuses. Or, pour cela, il faut un cadre approprié. Celui-ci devant avoir pour fonction la matérialisation de ce pluralisme. Et à observer le monde arabo-musulman, que sont les madhahab (écoles rituelles), sinon les éléments d’un cadre analogue où chaque rite (madhhab) a sa lecture et son interprétation de la réalité conformément à une grille de lecture qui a son propre code de valeurs. Ce pluralisme a été toléré mais jamais encouragé, il est vrai. Il l’a été dans la limite de la non remise en question de l’ordre fondamental. Or, ceci ne diffère pas de la logique actuelle du multipartisme [11]. Insistons sur le fait que nous parlons bien de la logique multipartisane et non du multipartisme. Aussi ne s’agit-il pas, au prix d’une fiction d’un anachronisme absurde et aberrant, de trouver un équivalent au multipartisme contemporain. Nos propos se limitent simplement à mentionner des potentialités historiques aussi minimes et fragiles soient-elles.

Enfin, la société musulmane, n’ayant jamais voulu reconnaître son pluralisme au sein de son ordre juridico-politique, l’ayant toujours bridé, tout comme le développement de toute pensée juridique ou politique novatrice, elle connaîtra les affres de la décadence la plus sévère. A l’aube du XIXe siècle, cette décadence atteindra un seuil, tel qu’il ne restait plus que deux choix : muer ou disparaître. Pour cette mutation l’éclatement de l’ordre juridico-politique devenait inévitable par l’effondrement de l’empire ottoman.

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Ecrit par Riadh Guerfali (Astrubal), septembre 2002.


[1] Tel dans ces propos de 1856 (qui prêtent à sourire ) de LYNADIER ET CLAUSEL : êtres « analphabètes » de surcroît « laids et hideux à regarder, car ils ont la barbe noire outre mesure. Ils vivent du lait de leurs bêtes » (p. 21), « un peuple qui a emprunté à la civilisation ses formes les plus vicieuses et les plus abrutissantes, celui qui a conservé […] la vie à demi-barbare », « [individus, lesquels à force de croisement] ne reste d’eux qu’une souche pourrie, composée d’éléments très hétérogènes […]. Tels ils sont encore […] » (p. 129).

Heureusement, ainsi que les auteurs l’affirmaient en 1854, avec la colonisation, « un grand changement s’est opéré dans ce nid de forbands, et le temps n’est pas éloigné où ces peuples admis dans la grande famille des peuples civilisés ne se souviendront de leurs origines que pour maudire la barbarie qui les aura si longtemps retenus dans ses langes » (page 408).

Cf. LYNADIER ET CLAUSEL : Histoire de l’Algérie française depuis les temps les plus reculés jusqu’après la défaite de Abd-el-Kader. Paris, P-H Krabe, Libraire éditeur, 1854.

[2] Cf. Mostefa LACHERAF : L’algérie nation et société. Paris, François Maspéro/Alger-SNED, Cahiers libres 71-72, p. 188.

[3] Cf. Bruno ETIENNE : Abdelkader. Paris, Hachette, 1994, p. 145.

[4] Cf. Abdelwahab BOUHDIBA : Culture et Société. Tunis, Publication de l’université de Tunis, faculté des lettres et sciences humaines, sixième série : philosophie-littérature, vol. XII, p. 256.

[5] Cf. Bruno ETIENNE : Abdelkader. Ibidem, en post-face.

[6] Cf. Abdallah LAROUI : Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain. Centre Culturel Arabe, Casablanca, 1993, p. 226.

[7] Cf. Abdallah LAROUI : Idem, p. 227.

[8] Cf. Jean-Pierre MAURY : La construction européenne, la sécurité et la défense. Paris, P.U.F, 1996, p. 58.

[9] Cf. Jean-Pierre Maury : Idem, p. 59.

[10] Cf. Jean-Pierre Maury : Idem, p. 293.

[11] Précisions ici, que même le multipartisme des démocraties modernes ne peut fonctionner en dehors du cadre de l’ordre politique fondamental. L’analogie se limite aux traits communs des mécanismes institutionnels qui permettent l’expression du pluralisme d’opinion au sein de l’ordre politique fondamental.

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